L’hôtel Varda comporte un bar muni d’une piste de danse où quelques entraîneuses gouvernementales font gambiller les touristes solitaires.
J’y retrouve mon dear Béru, tenant dans ses bras noueux le maximum d’une forte personne à la poitrine en capot de Range Rover, affublée d’une coiffure très haute, genre choucrouteux, comme on n’en réalise plus que dans la région des Carpates et dans le Bassin Danubien. Le visage de la personne n’est pas sans évoquer celui de feu Charles Laughton, sauf qu’elle a le nez busqué. Sa tignasse est rousse, sa peau luisante, d’un beau rose-brûlure. Elle louche passablement, ce qui ajoute à son charme. Le seul reproche qu’on pourrait lui faire, c’est de porter des escarpins à hauts talons, vu qu’elle mesure un bon mètre nonante. Sa Majesté avinée a son gros tarbouif enfoui dans le décolleté de sa cavalière. Il respire la brise du large en godant comme un âne. La dame lui cause en valsant (car on joue, tu penses, Le Beau Danube Bleu), et je me demande bien en quelle langue ce couple héroïque peut correspondre.
Je vais à une table, commande une bouteille de champagne russe et attends la fin du morcif.
« Taninanana, tsointsoin, tsoin tsoin… »
Dans les flonflons guimauve-de-luxe je pense à mon entrevue avec Siméon Grozob. Pas antipathique, le vieux bougre, en fait.
Comme il semblait joyce de récupérer son lampion ! Un soulagement ineffable ! Comme un pêcheur d’éponges refaisant surface après une plongée de deux minutes, il s’est mis à respirer. L’imitation réalisée par le signor Influenza, de Venise, est impec puisqu’il n’y a vu que du feu. Cette histoire me captive.
Sur la piste, un incident. Béru est en train de tituber en accomplissant un double tourniquet, sa partenaire essaie de le garder à la verticale, mais il choit et l’entraîne. C’est un écroulement impressionnant, magistral, cette double masse brusquement couchée. Pour lors, la piste paraît vide. Quelques danseurs obligeants les aident à se récupérer. La zizique s’interrompt. Le Gros flumine (j’écris flumine, tâchez moyen de ne pas me rectifier, à l’imprimerie !).
Il gît sur le parquet telle une langouste renversée, agitant ses membres, donnant des coups de reins par-dessous ses coups de gueule.
Je vais l’assister. Il a les pieds entravés par un fil. Au sol, une boîte chromée, éventrée, laisse dégorger un ruban magnétique. Un second fil unit cette botte à une énorme broche que la cavalière porte devant son capot.
Je questionne la personne qui explique, dans un français potable :
— Le messieur, il pelotait moi tant si beaucoup qu’il a décroché le magnétophone de ma gaine. Et il s’est pris son pied avec le fil, et il a tiré trop et j’ai ma broche micro qui a déchiré mon robe.
Elle désigne l’accroc.
— Robe neuve beaucoup cholie.
— T’auras qu’à agrandir encore ton décolleté, ma poulette, console Béru, lequel vient de récupérer son équilibre ; t’as un balcon qui supporte. Allez, remets ton fourbi dans tes z’harnais et viens écluser un gorgeon av’c nous.
Qu’aussitôt dit tôt fait, l’entraîneuse officielle ramasse sa centrale, essaie d’en réparer le désastre et vient rajuster sa HiFi à ma table. Le champagne est dry comme du sirop de grenadine. Bouchon de plastique. Contrairement au champagne français, la petite muselière de fil de fer ne sert à pas à contenir le bouchon, mais à le maintenir. Lorsqu’elle est ôtée, t’as qu’à saisir celui-ci entre le pouce et l’index et à le retirer comme tu agirais avec celui d’une carafe.
— J’te demande pardon, grande follette, dit le Mastar en promenant sa main sur la cuisse de sa camarade de valse, j’voulais pas t’causer d’avarice de machine. J’espère qu’la bande son est toujours valab’ ?
Notre compagne le rassure. Elle explique qu’elle doit enregistrer toutes ses converses avec ses cavaliers. A la fermeture, elle remet la cassette au concierge de l’hôtel qui la tient à la disposition de la police.
Sa chute n’a pas réprimé les ardeurs du Mammouth.
— Tu voyes, me dit-il, cette fille, c’est textuel mon genre de femme. Le gabarit, les loloches, sa gentiliesse, sa frimousse…
Il se penche sur la dame et dépose dans son cou un mimi gluant qui la trémousse.
— Tu serais d’accord pour un p’tit coucher fripon ? lui demande-t-il.
Elle répond que oui, moyennant une subvention de cinquante dollars.
Marché conclu.
Sans plus attendre, le Magistral entraîne l’entraîneuse, ce qui est assez paradoxal.
Le champagne sucré me porte au cœur. Je réclame une bière pour me décamoter le tuyau de vidange. Sur ces entrefesses, quatre personnes radinent au bar. Deux couples. Gens de l’Ouest, ça se retapisse Frédéric dare-dare à leurs fringues. Ils viennent s’installer dans une stalle pomponneuse, éclairée par des chandeliers. Moi, sans hésiter, je visionne les deux dames, histoire de vérifier si elles sont comestibles. Toujours bon à savoir. J’aime bien qu’une dame de mon environnement soit baisable, ça la rend plus humaine. Ce coup de périscope se termine par un seau d’eau froide sur le cervelet. Il y a de quoi. Magine-toi que l’une des deux personnes n’est autre que l’aimable jeune femme rencontrée à Venise et qui vint si obligeamment — et sans mot dire, qui mieux est — se faire caramboler à mon hôtel.
Elle porte une robe noire, décolletée, avec une étole de renard (ou autre mammifère) blanche. Son maquillage est parfait. De longues boucles d’oreilles en chaude-pisse-la-julie, comme dit le Gros, parfaitement harmonisées à son regard d’azur, tremblent à ses lobes.
Elle rit. Elle est belle. Et, à la vue de ses dents blanches, une monstre trique m’empare ; avant même de me demander ce qu’elle branle à Sofia, ni pourquoi elle s’y trouve en même temps que moi. L’érection est un phénomène spontané qui correspond à des normes mal établies. Si j’ai un conseil à donner aux heureux bénéficiaires de cette fougue sensorielle, c’est de ne se poser aucune question et de profiter de l’aubaine.
Elle se trouve en compagnie du type amateur de livres anciens et d’un ménage de gens plus âgés, ayant belle allure, bon maintien, bonnes bouilles.
Au bout de peu de temps, le type qui n’est pas son époux invite ma Mystérieuse (c’est ainsi que je la nomme dans le secret de mon joli petit cœur aimant) à gambiller. Ça musique un tango égyptien. La fille accepte et se laisse empoigner par le gonzier. C’est un fort beau quingénaire grisonnant, svelte, avec une moustache façon Homard Shérif et des manières vieille France. Le voici qui fend la gonzesse d’une jambée impec, argentinesque, olé ! Et qui se met à la danser comme si elle avait l’entrejambe posé sur le genou de son cavalier.
Deux ou trois circonvolutions et le couple se pointe devant ma table. La nana m’aperçoit ; son visage se crispe. Feint-elle ou est-elle réellement déconcertée par notre rencontre ? Toujours est-il qu’elle se reprend et continue de tangoter avec le génaire, un bras passé au col d’icelui, à se laisser jamber de première comme pour une démonstration d’école de gambille.
Dès lors, pas une fois mon regard ne parvient à accrocher le sien. Le tango fini, le gus la remercie et la reconduit à leur stalle ; mais au lieu de reprendre sa place, la fille cramponne son sac et s’excuse. Direction toilettes. Est-ce une invite ?
Je décris un arc de cercle, pas donner l’éveil à ses compagnons, et je trace pour la rejoindre. Elle est déjà bouclarès chez les gerces. Je me recoiffe devant le lavabo des julots en l’attendant. Comme elle tarde, je me fais les ongles. Puis je brosse mes pompes avec du papier. Enfin, la revoilà. Sublime.
Je me précipite. Son regard bleu se pose sur moi sans s’arrêter, comme si j’étais de verre.
— Le hasard est grand ! je murmure niaisement.
Elle ne réagit pas et s’éloigne déjà.
— J’occupe la chambre 819 ! ajouté-je, éberlué.
La Mystérieuse a disparu.
Indécis, je regagne ma chambre, me demandant ce qu’est cet étrange personnage muet, indifférent en apparence, et qui vint se faire enfourcher avec une sorte de noire fureur passionnée.
Depuis le couloir pater austère peint en vert olive, je perçois un solo de violon crincrinesque. Ça joue un truc de Centre Europe, avec des langourances coupées de brusques galopades.
Plus je m’approche de ma piaule, plus la musique s’amplifie, à croire qu’elle provient de chez moi. La chose me déconchose d’autant plus mieux que je ne me rappelle pas avoir aperçu de poste de radio dans la turne.
J’entre et un flot de zizique et de stupeur m’entortille illico.
Tu juges.
Quatre personnes occupent mon appartement. Trois hommes et une dame. L’un des hommes joue du violon, assis sur le bord de mon plumard. La dame et les deux autres matous se livrent à une fouille minutieuse des lieux. Quand j’use du terme minutieux, c’est pour cerner la vérité au plus juste. Ce joyeux trio a complètement défait mes bagages et ratisse chacune de mes fringues centimètre après centimètre, n’hésitant pas à découdre certains ourlets, voire certaines doublures, décortiquant les montants de ma valoche, bref, mettant tout à plat avec une application révélatrice de leurs capacités en la matière.
Les quatre ont des bouilles pas plaisantes, la gonzesse pis encore que les mectons. D’ailleurs, elle paraît diriger le commando (mot d’origine portugaise).
Le plus abracadabrant de l’affaire, c’est ce violoniste qui scie des csardas danubiennes pendant que ses potes s’activent.
— J’espère que je ne vous dérange pas ? demandé-je.
Mes « visiteurs du soir » m’accordent des regards sobres, dénués d’expression.
La fille me désigne un fauteuil.
— Asseyez-vous ! me dit-elle.
— Trop aimable.
Je dépose mes objets précieux sur le velours flétri d’un siège avachi.
— C’est le travail en musique ? fais-je en montrant le violoneux.
Ils continuent de s’escrimer scientifiquement. Je les regarde avec intérêt, cherchant à déterminer leurs intentions secrètes à mon endroit, mais ces gens savent conserver leurs pensées dans les replis de leur citron.
Le musico a fini son morcif et entame un autre air, plus allègre. Je l’accompagne en frappant dans mes mains. Il me décoche un embryon de sourire derrière son gigot verni et met davantage de cœur à son exécution.
Les trois fouineurs finissent par s’avouer bredouilles, car ils stoppent leurs recherches. Ils sont vêtus très sobrement, dans les teintes passe-muraille pied-de-poule beigeâtre, polo marron, imperméable trop cradoche pour qu’il soit possible d’en déterminer la couleur initiale.
Deux des hommes portent des chapeaux de feutre récupérés dans des poubelles, le musicien est nu-tête, avec des cheveux longs dans le cou et un beau début de calvitie sur le devant. La fille est affublée du tailleur mal bâti cher aux pays de l’Est. Comme unique bijou, elle porte un grain de beauté au cou.
— S’il n’est pas indiscret de vous le demander, vous cherchiez quoi ? murmuré-je.
Au lieu de me répondre, elle dit quelque chose à ses deux co-fouilleurs. L’un et l’autre viennent à moi. L’un des deux est affligé d’un strabisme divergent qui lui donne un regard incommodant.
Il sort un pistolet de son imper et visse un silencieux à l’extrémité du canon. Ce que voyant, j’estime ma suprême heure arrivée et je brandis une foncière pensée à ma Félicie.
— Déshabillez-vous ! m’ordonne la gonzesse.
— Vous souhaitez épargner mes vêtements ?
— Faites !
Force m’est. Je me déloque donc. Ne garde que mon ravissant slip bleu-des-mers-du-Sud à liséré blanc.
— Enlevez ça également, ordonne la nière.
Je lui souris.
— Vous l’aurez voulu, ma chérie. Je vais donc vous découvrir quelque chose d’inoubliable ; pour vous, désormais, il y aura eu la vie avant, et puis la vie après.
J’enjambe mon slip.
— Admirez ce que papa m’a donné ! Et vous savez, quand je suis en présence d’une vraie dame, il devient dix fois comme ça.
— Penchez-vous !
— Hé, doucement, ne me dites pas qu’un de vos scouts va me faire le coup du sous-marin fantôme !
— Penchez-vous !
Je, donc.
— Toussez !
— Oh ! c’est donc ça ! Vous pensez que je me sers de mon rectum comme fourre-tout !
Je tousse.
Les deux mectons ont cramponné mes effets et les examinent comme ils ont examiné le reste.
— On ne peut pas dire que vous ayez l’art de mettre les gens à leur aise, dis-je à la mégère.
Et une puissante-archi-intense-rogne me biche, qui me fait trembler.
Une colère pareille, quand elle gonfle tes voiles, tu ne peux lui résister ; elle t’emporte où bon lui dit. Je sens en moi un gigantesque barrissement qui se prépare, se rassemble, va jaillir. Le moyen de le contenir ? J’essaie de me contrôler. « Non, Tonio, mon grand, mon preux, mon chevaleresque, mon beau Français, mon héros de légende, mon baiseur, tu ne vas pas exploser, que sinon c’est la vaillante petite Bulgarie de 110 000 kilomètres 2 qui va recueillir ton dernier soupir. Et de quel droit, peux-tu me dire, cette Bulgarie de neuf millions d’habitants recueillerait-elle le dernier soupir d’un être de ton élite, de ta trempe, de ton envergure ; instruit, spirituel, élevé au lait Guigoz, huile de foie de morue tous les hivers, roi de la tyrolienne à moustaches et du coup de reins sur terre battue ? Hmmm ? De quel droit ? »
Mais, vouichte ! Il est plus facile d’arraisonner un contre-torpilleur anglais que de raisonner un Santantonio ivre de fureur.
Tu sais ce qu’il fait, l’apôtre ? L’à quoi il se livre, ce drôle de coco ? Le comment il éclate ? Sa manière de furier en trombe ?
Je te vas le dire, mon p’tit gars, bouge pas. Mézigue, à poil comme tel je suis, j’empoigne le dossier d’une chaise de cuivre qui passait par là. Je te dis bien : chaise en cuivre, avec un dossier ouvragé, plein d’arêtes vives. Je lève ladite, l’abats sur la tronche de l’homme au pistolet, qui me perdait d’attention à farfouiller mes hardes en compagnie de son complice. Cela fait vrahan ! Le gonzier s’affale. Je virgule ensuite la chaise dans la bouille de son pote qui part en arrière. Je me jette sur le pistolet et l’ayant en main, couvre la gonzesse.
— Lève tes mains, salope !
Elle obéit. Qu’à peine son regard devient d’une mornité absolue, bien me marquer sa réprobe.
Et le gars Crincrin qui Menuhine toujours, par cœur, en ouvrant des vasistas comme les hublots au père Cousteau.
— Passe-moi ta râpe à fromage, Mec ! dis-je en chopant son instrument par le manche.
Il résiste un peu, pas trop, me confie de mauvaise grâce sa boîte à jérémiades. Je la lui fracasse sur la gueule. Il titube, sans perdre toutefois conscience.
Je vais me pencher sur les deux hommes à terre. Le premier est salement groggy, avec la frite entaillée par les motifs à la con du dossier de cuivre ; le second récupère, je le palpe fissa, la bite au vent, le cœur en fête, haletant et content de moi. Il n’est point armé. Je lui chourave son portefeuille, y prélève ses fafs d’identité. Idem pour le premier.
La gonzesse continue de garder les bras levés.
— Que cherchiez-vous ? je lui demande rudement.
— De la drogue, répond-elle. Vous avez été dénoncé.
Mon cul, oui ! Elle paraît aussi franche qu’une lettre anonyme.
— Eh bien, vous l’avez constaté, c’était de la basse calomnie, ma chère. Maintenant, j’ai suffisamment plaisanté : prenez vos guignols dans vos bras maternels et foutez-moi le camp !
Chose étrange, elle n’insiste pas et je vais même un tout petit peu plus loin, elle paraît presque soulagée par ce dénouement.
Etrange équipage que celui qui quitte ma chambre. Lorsque mon petit monde est parti, je me dis que j’aurais dû exiger qu’il remette de l’ordre dans la carrée !
La chambre du Gros n’est pas contiguë à la mienne. Elle est située au fond du couloir, dans un renfoncement.
Je toque discret, après avoir tendu l’oreille pour m’assurer d’où est-ce qu’il en est avec son entraîneuse entraînée. Pas un son, pas un bruit, toute vie est éteinte. La bellissima se serait-elle déjà barrée ? Faut dire que pour cinquante dollars, tu ne peux pas exiger tout le Kamasoutra, les trente-six poses plus des bricoles bulgares. Faut savoir limiter ses ardeurs. Même en terre socialiste où le dollar est plus apprécié qu’ailleurs, on ne va pas loin avec un verdâtre de cinquante pions. Qu’à peine a-t-il eu droit à un brin de pipe à la dégoûté (relevant davantage du simulacre que du trombone à coulisse) et à l’enfourchement classique papa-maman, la bonne et Riton. Gling-gling !
Comme on ne m’engage pas à entrer, je prends l’initiative. La chambre est éclairée. Fouillée de machin en comble, comme le fut la mienne. Sa Majesté Bérurière est allongé tout nu sur son lit, comme un cochon rose dans la vitrine d’un charcutier. Je m’approche de lui, anxieux.
Le gars Béru a le regard en code. Il respire court et vite, de la pointe des soufflets, dirait-on.
Posés sur sa table de noye, j’avise une seringue emperlée de sang et un tampon d’ouate maculé de brun.
Seigneur ! Que lui a-t-on administré !
Je vais humecter un linge dans la salle de bains et j’en bassine les tempes du Mastar.
— Eh bien, mon Pépère, qu’est-ce qui ne va pas ? lui susurré-je.
Prosper glapatouille de la menteuse. Ses paupières batraciennes palpitent un tantisoit.
— J’vas tout v’dire, articule-t-il, j’sus t’un dégueulasse. Chaque fois qu’l’occase s’présente, j’double ma chère Berthy, qu’est c’pendant néanmoins une épouse si valiante ! Si j’vous disais qu’pas plus tard qu’à présent, j’ai culbuté une grande vachasse pou’cinquante dollars. J’lu ai fait l’coup d’œil de bronze qu’é connaissait pas, en m’servant d’ma crème à raser manière d’faciliter l’passage à Popof. V’s’avez dû entend’ bramer c’te mère quand j’y ai défoncé l’vase d’espansion ! Sûr qu’é n’pourra plus s’asseoir avant l’époque des crises ! Mais fallait qu’é connaisse c’genre d’sensation, non ? Ça s’veut radasse d’lusc et ça n’a jamais pris un goume dans la case départ, faites-moi pas rigoler ! Si c’est slave, leurs putes bulgares, merci beaucoup, m’sieur l’abbé, gardez-le pour en faire des z’enfants d’Marie, merde !
« Qu’est-ce v’voudriez savoir ? C’qu’on fout t’ici, moi et Sana ? Juste tenter d’essayer d’y voir clair av’c l’œil d’verre à Siméon. Connaître l’bon grain d’l’ivresse, quoi. Qu’on n’a rien trouvé d’dans, au labo d’Pantruche. Alors mon pote y a rendu un faux, comme si qu’ ça srait l’vrai. Si le gars réagira, ça veut dire qu’le vrai z’œil est bien ce qu’on croive qu’il est, sinon, on s’s’ra gouré, y a pas d’mal. M’man m’disait toujours qu’y a qu’le Pape et les cons qui se trompent jamais.
« Quoi, l’vrai n’œil ? Vous pensez bien qu’on n’est pas glandus au point d’le charrier av’c nous autres, merde ! Prudence est mère d’la sûreté, comme y disent au Quai des Trois Orfèvres.
Et le Gravos de pouffer.
Rassuré et déconfit, je le laisse éponger la drogue qu’on lui a injectée afin de le rendre loquace.
Voilà qu’il a craché le morcif, Alexandre-Benoît. Maintenant le commando sait tout.
J’écoute le cœur de mon pote : il cigogne à peu près correctement. Maintenant, il s’agit de savoir si les quatre dégourdoches sont des gens à Grozob, ou bien s’ils travaillent pour le compte de quelqu’un d’autre. Dans la seconde alternative, de qui ?
Maussade, je retourne me pieuter.
Je sourcille en constatant que ma chambre est plongée dans l’obscurité alors que je suis bien certain d’avoir laissé les loupiotes éclairées en la quittant pour visiter Bérurier.
J’actionne le commutateur.
Décidément, les surprises ne manquent pas dans ce pays.
Sur mon plume, je trouve ma Mystérieuse de Venise. Elle porte une somptueuse robe de chambre de soie orangée grande ouverte. Ses mains sont croisées sous sa nuque, ses jambes repliées, et plus écartées encore que les pans du kimono. Vue rigoureusement imprenable sur la baie des Anges ! L’opération coup de fouet, j’espère ! Mon sang bondit pour la grande marée d’équinoxe ! Et l’amiral Canari se met droit sur sa dunette.
Ainsi « elle » est venue, la divine salopiote ! Elle est de nouveau dans mon lit, l’ineffable nymphowoman ! Avide de moi, son piège à bite armé, prêt à m’happer !
Que pouvais-je rêver de mieux ?
Je me déharde du peu que j’avais passé pour vadrouiller dans le couloir. Hypnotisé, je m’avance vers la source enchanteresse, comme l’écrivait le cardinal Daniélou, peu avant de finir tragiquement d’un accident de la circulation.
La première fois, avec Ninette, ce fut le rut ! Je décide qu’à présent on va jouer « Voluptas au service de la France ! » C’est pourquoi, avant toute chose, je pique une tête dans sa fourche d’accueil. Besoin de discuter le coup avec son trésor à crinière avant de lui poser d’autres questions à l’étage supérieur.
Elle raffole ! O, les divins soupirs ! O, le balancement de gondole à l’amarre de ses hanches conçues et réalisées par Stradivarius ! La manière imprégnante dont je batifole de la menteuse dans son delta enchanteur ! Suave ! Antichambre du bonheur complet ! Fol émoi ! Folle, et toi ? J’en perds la tête ! Mon camarade Mandrin en traverse le matelas !
Tyrolienne fabuleuse ! Je suis le pâtre des monts de Vénus lalala itou, lalala itou !
Toc, toc, toc !
— Vous permettez ! fait une vilaine voix.
Dedieu, le con ! Je n’ai pas pris le temps de donner un tour de clé !
J’abandonne ma tarte angora et me retourne.
Le type au manteau de cuir vert qui me conduisit à Siméon Grozob se tient dans l’encadrement, son vilain bitos à la main. Pas un muscle de son visage ne bouge et son regard reste impénétrable.
Il regarderait deux pommes dans une assiette, ses yeux auraient la même inexpression.
Tu crois que ma Mystérieuse s’affole, toi ? Pas le moins. Elle quitte le lit, se drape dans sa robe de chambre dont elle noue posément la ceinture, loge ses deux mignons patounets dans deux mules de soie noire et se dirige vers la lourde. Manteau-verdâtre s’efface pour la laisser sortir.
— A plus tard ! égosillé-je.
Mais elle n’est plus là.
Le Bulgare murmure :
— Désolé de dérange vous, mais il faut viendre tout de suite !
C’est à cet instant que je comprends plusieurs choses importantes.
Primo : le véritable faux œil de Siméon Grozob recèle bel et bien un secret.
Deuxio : il est vraisemblable que les quatre mousquetaires de la perquise n’ont pas agi sur l’ordre du Secrétaire.
Troisio : il va sûrement nous arriver, à partir de très bientôt, des choses encore plus vachardes que précédemment.