EXCELLENT DEUXIÈME CHAPITRE, SUPÉRIEUR AU PREMIER, ME SEMBLE-T-IL, MAIS JE PEUX ME TROMPER.

La salle était plus bourrée qu’un mineur polonais un jour de paie. Soirée de grand, de super, d’hyper-gala. Y assistaient, dans l’ancienne loge royale du Théâtre Fédo Dotoradu, l’une des plus belles salles de Sofia, le camarade Siméon Grozob, secrétaire général du Parti, ainsi que son épouse et deux ou trois dignitaires de moindre importance. La venue du cirque de Moscou constituait un événement et le public faisait une queue longue comme la mienne pour applaudir le spectacle, lequel était de qualité, comme le barbier du père Séville, cher au beau Marchais.

Le camarade Grozob suivait cependant la représentation d’un œil distrait. Lorsque nous écrivons, nous, auteur à chevrons, comme les volets des maisons neuchâteloises, qu’il la suivait D’UN œil distrait, nous cernons la vérité au plus juste puisque, justement, le camarade Grozob était borgne. Glorieuse blessure qui remontait aux années de dissidence, quand il guérillérait contre l’allié nazi avant l’arrivée libératrice des Soviétiques.

Borgne donc, Grozob. La chose ne se voyait que dans les gros plans télévisés puisqu’il possédait un œil de verre encore plus expressif que le bon, et en tout cas plus riche de tendresse.

En cette soirée galateuse, le valeureux Secrétaire Général était distrait parce que préoccupé par des esquisses de complot visant son poste, voire, au bout de compte, sa personne. Homme de lutte, il détestait les grenouillages dans l’ombre du pouvoir. Il n’ignorait pas combien sa nature généreuse lui valait d’inimitiés. Pas suffisamment retors ni coulant pour pouvoir demeurer en place à vie. Beaucoup de termites sapaient son piédestal. Il contenait la plupart parce qu’il savait beaucoup de choses sur beaucoup de gens, mais il y avait les autres, les tout neufs, les encore purs sur lesquels il ne possédait aucun dossier. Il avait senti, dans l’après-midi, au cours d’un conseil suprême, que son équipe commençait de se désagréger gentiment. On le regardait avec moins de ferveur, on l’écoutait avec moins d’attention, et même, même, Siméon Grozob avait surpris un bâillement à peine réprimé du camarade Boris Balachoz, son porte-coton depuis un lustre, alors qu’il décortiquait le budget de l’agriculture.

Un tonnerre d’applaudissements l’arracha à sa morosité flottante. Grozob sortit des vapes et réalisa que deux ours blancs habillés en danseuses achevaient de faire des loopings à motocyclette.

Il battit des mains menu, ainsi qu’il sied à un haut personnage qui ne saurait marquer trop fort son enthousiasme, la réserve faisant partie du self-contrôle d’un homme politique.

Un Cosaque évacua les deux ours. Pendant que l’on démontait prestement leur anneau de vitesse, une horde de clowns déguisés en « Oncle Sam » prirent possession du plateau en vociférant. Ils occupèrent le terrain juste le temps nécessaire à la préparation du numéro suivant.

Ce numéro était celui d’Ivan Dubov, le fameux lanceur de couteaux soviétique. Qu’on te raconte un peu l’en quoi consiste cet exploit de music-hall inconnu en France, ô lecteur de La Garenne-Colombes, de Perpignan, de Saint-Nom-la-Bretèche, de Fécamp, de Caen, de Maubeuge, d’Auxerre, de Bourgoin-Jallieu, de Pont-de-Bauvoisin, du Croisic et de quelques autres lieux non moins estimables où les ouvrages de cette ampleur ont cours et sont reconnus d’utilité publique. Oui : qu’on t’esplique bien. Ecoute, et prends ton temps, Montand, tout ce que tu voudras, afin de tout piger. Ivan Dubov est le seul, tu m’entends ? Le seul, l’unique lanceur ayant mis au point des couteaux-boomerangs. Ses rallonges sont ainsi faites qu’il les propulse à travers la salle, où elles tournoient en des ellipses montantes et descendantes pour s’en revenir ficher là qu’il désire, ce prodigieux, généralement dans une cible placée près de lui et contre laquelle une ravissante fille est appuyée.

Ivan Dubov, lui aussi, mérite d’être narré. Imagine un zig haut d’un mètre cinquante-cinq à tout casser, large d’un mètre soixante-huit, embarbé de roux, chauve comme un poster représentant un œuf d’autruche cuit dur, avec des yeux couleur de rubis, ombragés (comme il est courant de dire) d’épais sourcils flamboyants.

Vêtu d’un pantalon bouffant (car Ivan Dubov bouffe énormément) en satin noir et d’une chemise de soie blanche largement échancrée sur un torse velu, il est un spectacle à lui tout seul. Se montrer, c’est déjà captiver l’attention pour cet homme prodigieusement habile.

Il parut dans le faisceau d’un projecteur orangé (couleur de gloire à son zénith), recueillit sans broncher les applaudissements mis à sa disposition par un public frénétique et attendit qu’ils cessassent pour se foutre au charbon, ce gros con.

L’on avait disposé sur la scène, à sa droite comme à sa gauche, deux panneaux que ça représentait le drapeau soviétique, alors tu vois ! La môme Slava Koussikoussa, sa partenaire en maillot du même rouge merveilleux que le drapeau, vint se placer devant le panneau de gauche, bien plantée sur ses jambes écartées, les mains aux hanches, le sourire tu sais où ? Aux lèvres, oui : t’as gagné.

Devant le second panneau, l’on mit une demi-douzaine de ballons rouges sur lesquels était peint l’aigle américain au croupion déplumé. Près de l’illustre, se trouvait une table gracile, chargée de couteaux.

Ivan Dubov se saisit de l’un d’eux et le fit tourniquer autour de son index, avec la dextérité (plus exactement « l’indextérité ») d’une majorette-cheftaine jouant de son bâton de sergent-major (mais pas majeur, parce que selon moi, il faut être un poil débile pour, enfin, bref, chacun s’accomplit comme il le peut, hein ?).

Après un instant de ce minime exploit qui lui valut de nouveaux bravos, Ivan Duvo (pardon Dubov) lança son lardoir. Il y eut comme un effet d’hélice argentée dans les lumières. Le couteau partit en tournoyant, monta, freina sa trajectoire circulaire, comme s’il allait s’immobiliser et choir, et puis repartit de plus rechef et revint sur la scène crever l’un des ballons.

The délire !

Imperturbable, le barbu aux yeux rouges prit une seconde lame et la lança droit devant lui. On se mit à hurler dans l’assistance (publique) ; mais au lieu d’aller se planter dans une poitrine, le surin remonta en direction du plaftard, rôda autour du grand lustre éteint, se décida à regagner sa base. Plouff ! Un deuxième ballon creva. C’était stupéfiant[2].

Le sortilège venait de ce que le couteau, lancé, paraissait soudain animé d’une vie propre. Ses changements d’orientation et de vitesse le faisaient ressembler à quelque O.V.N.I. dépêché sur notre miséreuse planète pour tenter de sonder la connerie humaine.

Depuis sa loge, Siméon Grozob, captivé comme tous les spectateurs, oubliait la bande de chacals en shako qui reniflaient ses chausses et bricolaient son destin comme des vers dans un fruit tombé.

Le numéro tenait de la magie.

Toujours impassible, impavide, et barbu (tu penses qu’il allait pas se raser en cours de numéro), Dubov se saisit d’un troisième couteau.

Et c’est alors que l’événement se produisit.

Tout à coup, les lumières de scène s’éteignirent. Ne subsistèrent plus dès lors que les loupiotes de secours. Celle qui se trouvait dans la loge du secrétaire du Parti était d’un bleu pervenche délicat. Un « Hooooo ! » déconfit secoua l’assistance. Siméon Grozob cligna de son œil valide.

— S’agit-il d’une panne de lumière, ou bien cela fait-il partie du numéro, Jétuvomic ? demanda-t-il à son conseiller de gaufre qui l’escortait.

Il n’entendit pas la réponse. Il y eut un bref chuintement, un coup assourdi et il éprouva à la tête un choc qui le priva de toute pensée. Le coup était si rude qu’il faillit basculer en arrière.

Dans la pénombre, son entourage s’inquiéta.

— Que se passe-t-il, camarade Secrétaire du Parti ?

Grozob était inerte, foudroyé. Son épouse, qui voulut le toucher, sentit passer sur son bras le contact glacé d’une chose dure et rampante. Elle poussa une exclamation de coordination et retira vivement sa main secourable. Il y eut une cascade précipitée de menus chocs, puis plus rien. Deux minutes s’écoulèrent. La lumière revint aussi soudainement qu’elle avait cessé. Sur la scène, Ivan Dubov regardait la salle avec un rien d’hébétude, un couteau à la main, furax que son numéro fût interrompu aussi sottement par une panne d’électraque, merde, ces cons de Bulgares, pas foutus d’assurer l’éclairage d’un spectacle, malgré le Pacte de Varsovie, ces nœuds ! Et quoi encore ! On les prend sous l’aile soviétique, on vient leur donner des représentations formides, et puis : panne de jus ! Y aurait de quoi t’envoyer au goulag (sans goulach) tous les responsables de l’E.D.B.

Ainsi pensait-il, Ivan, dans les grandes lignes et en géorgien.

Mais ses idées changèrent de cours. Là-haut, dans la loge secrétarielle (ex-royale, parfois présidentielle) régnait une grande agitation. Ses occupants se tenaient penchés en rond comme pour une mêlée de rugby. On percevait des interjections. Et des cris, pour ainsi dire. Le général Yogourtositrön qui partageait la loge se redressa soudain et hurla, en désignant le lanceur de rallonges :

— Policiers ! Arrêtez cet homme !

Qu’alors, les trois quarts de la salle quittèrent leurs sièges pour se ruer vers la scène, afin d’obéir aux ordres.

Le général montrait l’un des couteaux d’Ivan Dubov qu’il avait trouvé à ses pieds.

— Attentat ! Attentat ! cria quelqu’un parmi le dernier quart du public.

Allongé sur la moquette grenat de la loge, le Secrétaire reprenait ses esprits. Un vilain trou rose béait dans son visage, le défigurant. Il y porta la main. Son œil de verre avait disparu !

— Mon œil ! Mon œil ! glapit Siméon Grozob. Son épouse, qui était d’esprit religieux, fit la faucille et le marteau sur sa poitrine, afin de remercier Marx et Lénine d’avoir préservé la vie de son mari. Les dignitaires se foutirent en quatre (pattes) pour tenter de retrouver l’œil bidon.

L’un d’eux actionna son briquet pour mieux étudier les recoins. Le chef de la police politique nota mentalement qu’il s’agissait d’un briquet de fabrication occidentale et se promit de faire arrêter son collègue le lendemain, histoire de lui recueillir quelques aveux, vite fait, sur le gaz.

Ces messieurs eurent beau chercher, l’œil demeura introuvable. Le général expliqua que, fort heureusement, le couteau avait frappé le Secrétaire avec son manche. Sous le choc, l’œil avait choisi la liberté et giclé dans la salle.

— Retrouvez-le ! Retrouvez-le ! intima Grozob, tous ceux qui ne le retrouveront pas seront fusillés !

Ce fut l’effervescence. Le rush ! La ruche !

Si on ne le retrouve pas, je suis perdu, se dit le Secrétaire Grozob avec une espèce de calme glacé.


On ne le retrouva pas.

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