La Paris Détective Agency.
Il y flotte l’obsédant parfum de Claudette. J’ignore la marque du sien, mais elle doit se le passer à la lance d’incendie pour que ça fouette tant pareillement. Moi, sitôt que je me pointe à l’agence, j’éternue. Comme tous les sensuels, je suis particulièrement sensible aux odeurs.
Je pousse la lourde de mon bureau.
— Entre, Riri !
Lumière.
Il est intimidé par le « dizagne » du lieu. Cézigue à servir dans un château, il s’est accoutumé à cette chierie Louis XV–XVI et la suite (plusieurs lignes groupées) que les belles demeures abondent[8], aussi l’ultramoderne l’impressionne-t-il.
Je lui montre un fauteuil et vais m’asseoir derrière mon burlingue qui ressemble un peu au tableau de bord du Jumbo.
Je te prends le bigophone par exemple. Il suffit que j’appuie sur une touche au nom d’un de mes collaborateurs pour que son numéro se compose automatiquement. Si j’actionne un deuxième bistougnet, la conversation passe par un ampli et tout le monde peut la suivre et y participer dans la pièce. Détails parmi cent t’autres (j’accentue la liaison pour compenser celle de Béru qui dit toujours cent z’autres).
Là, j’enfonce la touche chargée de me délivrer la communication avec Mathias. Un cliquetis saccadé se répand dans le silence entier de mon bureau. Et puis la sonnerie d’appel. Sonne que sonneras-tu. Doit draguer dans les bras de Morphée, l’artiste. Enfin on décroche et un timbre féminin aussi sympa que le coup de frein brutal d’un tramway retentit.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Pardon de vous réveiller, madame Mathias, j’ai besoin de parler d’urgence à votre époux.
Un silence serré comme le collant d’un danseur suit.
Puis la mégère murmure :
— Parler à mon mari ?
— Je sais qu’il n’est plus l’heure des causettes, chère amie, mais le travail commande et…
Re-silence, macéré dans du vinaigre d’alcool au piment rouge.
— Dites-moi, monsieur le commissaire, je croyais qu’il passait la nuit avec vous, mon mari.
Bloing ! La tuile. En anglais « the tile » (ils ont supprimé le « u » parce que l’u rit noir, comme disait mon vieux Léon qui faisait de l’à-peu-près une science exacte).
Un qu’imperturbe, dans ces cas où t’as intérêt d’avoir ton flacon de self-control à portée de la main, c’est bien le gars moi-même, fils unique et préféré de Félicie.
— Je lui ai en effet confié une besogne délicate, en lui précisant qu’il pourrait rentrer chez lui sitôt qu’il en aurait terminé. Il faut croire qu’elle se prolonge.
— Oui, grince la vilaine girouette gothique, il faut croire.
— Navré de vous avoir importuné, madame Mathias… Bonne nuit.
Sa nuit, à la petite ogresse, je peux pas me prononcer, mais ce qui est certain, c’est que le matin de mon rouquin ne chantera pas !
Je vais laisser un mot à son labo, des fois qu’il aurait la bonne idée de passer par ici avant de rentrer at home, ce nœud coulant !
— Attends-moi, Riri !
Mais il pionçotte déjà, style Pinuche, l’ancien larbin du comte, harassé par trop d’allées et venues riches en émotions fortes.
Je traverse l’entrée odorifiée par miss Claudette et pénètre dans l’antre de Mathias.
M’arrête, interdit, surpris, vite émerveillé.
Il est laguche, le Rouquemoute. Pas seul : la môme Sonia lui tient la plus belle des compagnies. Et c’est même une compagnie de sapeur. Qu’imagine-la, veux-tu, nue de la partie sud, étendue sur la table de travail du Rouillé, les jambes en position de bras gaulliens, ses talons reposant sur les épaules de Mathias, lequel se tient à la verticale et l’oblitère tellement, que dis-je : langoureusement, à coups de reins méthodiques et attentifs puisqu’il tient une puissante loupe à lentille qu’on vexe entre son regard de chercheur et son zob de trouveur. Tu réalises bien la scène ?
Mon arrivée provoque un ralentissement dans sa gesticulation phallique. Sonia tourne la tête vers moi et s’exclame.
— Mais c’est Antoine ! Bonsoir, Antoine ! Tu as vu la façon de baiser de ton blondinet ? Je te jure que c’est un cas, ce type ! Et quelle santé ! On a dû limer au moins dix fois depuis cet après-midi. J’ai les jambes en caoutchouc.
Elle est belle, dans l’amour, Sonia. Certes, elle commet des fautes d’orthographe en parlant, mais les fautes d’orthographe font bon ménage avec la sincérité. De toute évidence, jouant les Pygmalion du radada avec Mathias, elle obtient des résultats appréciables.
Mathias se rebraguette prestement, bien que sa manœuvre soit quelque peu freinée par l’absence de souplesse de son paf.
Il n’ose me regarder. Il craint une semonce. Tout supérieur hiérarchique autre que moi lui ferait remarquer qu’un laboratoire n’est pas un baisodrome. Seulement je connais la vie, ses tenants, aboutissants, faiblesses. Je la pratique. Elle m’est devenue indispensable. Qu’à quoi bon, dès lors, reprocher à autrui ce qu’on se pardonnerait si volontiers à soi-même ? Hmmm ?
— Cher Rouillé, lui dis-je, l’usage de ta loupe me trouble, si je puis dire. Au plan de la volupté, saurais-tu m’expliquer son intérêt ?
Il hoche les épaules et hausse la tête simultanément, ce qui fait que je m’embrouille dans l’énoncé de ce double mouvement.
— Eh bien, pour tout vous dire, monsieur le commissaire, je suis fasciné par la vision macrocosmique de l’univers tout autant d’ailleurs que par sa vision microcosmique. Le phénomène d’agrandissement et celui de réduction exercent sur moi un attrait particulier. Gigantisme et nanisme me passionnent. Ils constituent, lorsqu’ils sont provoqués, une espèce de poésie par métamorphose. Un coït, surtout lorsqu’on en est l’auteur, revêt un intérêt bien plus grand s’il est surdimensionné. Dans le cas présent, je regardais mon sexe pénétrer celui de Mme Sonia et j’étais béant d’admiration. L’acte prend un aspect inconnu qui le sacralise. Pourquoi le poster connaît-il une telle vogue, monsieur le commissaire ? Parce qu’il disproportionne ce que vous savez déjà sous un aspect immuable. Je voudrais vous faire comprendre tout le…
— Merci, l’interromps-je, et repos : j’ai parfaitement saisi la subtilité de ta démonstration, Rouquin. Tu es un poète de la baisance, seulement, comme tous les vrais poètes, tu es plus vicieux qu’un ouistiti. Navré de vous avoir dérangés, mes amis. Je vais me retirer très discrètement afin que vous puissiez achever dans le calme ce que vous aviez si bien commencé.
— Non, non, proteste Mathias, l’élan est interrompu. Si Mme Sonia le permet, nous reprendrons cette conversation demain entre midi et deux heures à l’hôtel de L’Équateur et des Deux hémisphères réunis. J’apporterai des sandwiches et une thermos de café fort.
Sonia la tope.
Je lui demande s’il convient de lui appeler un taxi, ce qui est une fin de foutre-à-la-porte presque élégante. Elle répond que non-non-pas-la-peine-je-vais-aller-prendre-un-pot-au-Glandulair’s Bar-rue-de-Ponthieu (dont il ne faut pas prendre les enfants pour des canards sauvages). On la regarde, avec intérêt, voire émotion, réintégrer sa culottette si mignonne, si superflue, puis son collant à la con, se draper dans sa jupe à plis froufroutants, et enfin monter dans ses chaussures à hauts talons, la chérie. Combien c’est gracieux, une femme. Ses gestes, volumes, mimiques, sa grâce, sa sensualité. Qu’on ne les baisera jamais assez, ces rares salopes. Sublimes fumelles, nom de Dieu ! Avec plein de cul et nichons, volumes divers d’été, de demi-saison. Fentes enfiévrées. Sourires damneurs. Œillades assassines, les gueuses meurtrières. Et tout, toujours renouvelé, convoitant, certain. En plus, des garceries connasses à vouloir l’égalité avec nous autres pommes à l’huile. L’égalité avec nous qui vivons à leurs pieds mignons, à leurs genoux bien lisses, à leurs chattes mignardement frisées. Hmm, y a bon Banania ! Égalité de quoi, mes reines ? Égalité pourquoi, mes déesses ?
Égalité pour crever en même temps que nous, vous qui nous survivez si bien ? Égalité pour devoir baiser sous condition d’érection, vous qui n’avez qu’à ouvrir les jambes et à bramer « ah ! qu’c’est bon » ? Égalité pour devenir chauve, vous qu’on enterre avec des tignasses de horse-guard ? L’égalité pour marcher au pas, dans les défilés militaires, vous qui semblez si connes quand la chose vous arrive, avec vos doudounes ballottantes sous l’uniforme ! Ah, sang Dieu de connes, qu’est-ce qui vous passe par la tête ou ailleurs, mes drôlesses ? Vous, pour qui on s’entre-tue, vous, pour qui on se ruine ? J’en ai vu, en train de Pivoter avec moi, si combien dérisoires dans leurs rebellions de salon ! Piétreté d’arguments, vue presbyte de l’esprit. Gamines ! Tiens, suce, ça te fermera le clappoir à débloquer !
Et poum, patatraque, la Sonia s’en va, cliclaquant des talons sur le sol de marbre, tortillant son exquis prose, emportant son parfum, ses effluves, toute l’exquiserie de sa présence. Un baiser à chacun. Elle touche le nœud de Mathias, par sympathie, histoire de lui accorder un petit régime préférentiel, de me rendre jalmince. Mais moi, tu peux aller la faire foutre ! Mon obsédance, c’est Mado Moulfol, et point à la ligne.
J’y vais.
J’y suis : face à mon Rouquemoute télescopé par ma souris. On est à la ligne tous les deux, les yeux dans les yeux. Et on y est bien, ça détend. On ne va jamais assez à la ligne. J’écris trop massif à présent, trop compact. J’abondante. Dans mes débuts, j’avais le sens de la petite phrase courte : Il poussa la porte et entra ; et hop, à la ligne, pas d’histoire ! Les pages de mes polars d’alors ressemblent à des bandonéons étirés. Maintenant, je suis un vrai pro, un vrai Proust ; je peux me permettre d’affronter les longs paragraphes à changements variables. Des demi-pages sans points, parole. Je pagaie à la virgule. La maîtrise, quoi, n’ayons pas peur. Le langage, c’est un cheval sauvage. Au début, quand tu l’entreprends, tu te crois à un rodéo. Et puis tu le domptes et te voilà écrivain de jumpinge : bombe noire, culotte blanche, veste de velours, à te rire des obstacles, enlevant ta monture du genou et du poignet : saute, Ernest, saute ! Faut que ça saute ! Et ça saute ! Tu te paies des sans fautes, qu’à peine t’écornes une haie, parfois, en inadvertance. Et bon, tu continues, continues, ta langue devient haridelle dodelinante. Cheval de corbillard. Moi j’insurge. Me laisserai pas avoir. Mon manège à moi, c’est moi ! Je continuerai de me tourner autour.
— Il me semble que j’avais quelque chose d’urgent à te dire, Mathias, je murmure en le regardant jouer avec sa loupe coïtale.
— Ne cherchez pas, ça va vous revenir, il rigole, l’apôtre.
— Oui, probable. J’ai la tronche ailleurs aujourd’hui : j’oublie Pinaud dans tous les coins et maintenant, avec toi… Bon, arrive, je suis avec un citoyen que je voudrais te confier.
— Pour quoi faire ?
— Un ou deux portraits-robots. N’est-ce point là l’une de tes spécialités ?
La Rouillasse soupire, avec un peu de détresse dans l’exhalaison :
— Tout de suite, commissaire ?
— Et même avant, si tu le peux.
Je vais quérir Riri. Il dort à point nommé et à poings fermés, comme les boxeurs.
Je ne le réveille pas tout de suite. Un mec qui en écrase est révélé à celui qui le contemple. Sans défense, il s’offre à l’examen. Alors je l’examine. Et une chose me frappe : quand il pionce, il n’a pas l’air con du tout. Cette physionomie bêtasse qu’il arbore généralement a disparu. Frappant. Il me semble découvrir un nouveau personnage.
M’étant repu de lui, je lui tapote l’épaule. Il rallume ses fanaux, se redresse.
— Hein ?
— Viens avec moi, l’artiste.
Présentations rapides. J’explique.
— Riri, sais-tu ce qu’est un portrait-robot ?
— Comme dans les journaux ?
— Voilà. M. Mathias ici présent est un orfèvre en la matière. Tu vas lui raconter les deux types qui t’ont acheté les documents. Procède par ordre, posément. Commence par celui qui t’a le plus frappé, dont tu te souviens le mieux. Explique bien tout, en détail. Je peux compter sur toi ?
Il dit qu’oui.
Je les laisse. J’ai les cannes en plomb. Un coup de roupille ne me ferait pas de mal. Pendant que mes deux lascars opèrent, je vais pouvoir m’offrir une ronflette.
Et me voici allongé sur le canapé de mon bureau. Le sommeil tarde parce que j’ai la tronche trop basse. Je me mets à phosphorer dans le noir, ce qui illumine positivement la pièce.
Je me dis : « C’est une histoire apparemment compliquée, mais qui doit être très simple. »
D’où me vient cette certitude ?
Je passe en revue les personnages, ceux que j’ai rencontrés et ceux dont je ne sais pas grand-chose : le pauvre d’Alacont sur son lit de misère, les Mouillechagatte un peu tordus, tout feu tout flamme et grandes gueules, Marie Tournelle dans son hospice kafkaïen, et qui fut, jadis, la déniaiseuse du comte de Bruyère. Son fils, le Riri plus ou moins pincecorné, qui reconnaît s’être approprié les fameux documents chinois et les avoir vendus. L’épouse morte mystérieusement en Grèce peu de temps après son mari. Une actrice anglaise excentrique, vigoureusement haïe par les larbins du comte. Et puis, Léon de Hurlevon qui déniche des parchemins dans une potiche vénérable et qui se tue à moto le jour où est tué le comte, sur la route conduisant à son domaine. Et encore ces gens soudoyant le domestique…
Qu’est-ce qu’elle manigancerait avec tous ces produits de la ferme, la mère Christie ? Elle le reconstituerait comment, le puzzle ? Manque-t-il encore des pièces ? Ou bien me suis-je embarqué dans une affaire toute solutionnée ? Mon pif ! Il a bon dos, si je puis dire. Mes impressions aussi. Maigret ! Tu parles : maigrelet, ouichtre ! Le neveu est le coupable idéal : voyou, acculé, visite inopinée à son tonton qu’il ne voyait jamais, va se balader dans la forêt où le comte baise et chevauche, l’aperçoit mort, tué avec son propre pistolet ! Yayaille, résumé aussi abruptement, tu ne mets pas un fif sur le numéro de son dossard à Gaspard. L’infortune de Gaspard ! Et comment qu’il est le coupable rêvé, désigné. Qu’ils ont bien fait de l’embastiller et condamner, je gage. Et moi, grosse glande, parce que Mayençon Clovis a fait des photos de sous-bois, je prétends annuler ce qui précède, tout recomposer autrement.
Le torticolis me prenant, je cherche quelque chose à me filer sous la nuque. Ne trouve rien de mieux que l’annuaire du téléphone. Un peu duret, mais quoi, les Japs dorment avec une bûche de bois en guise d’oreiller, à ce qu’on m’a dit. Tu m’objecteras que ces cons-là ont les cervicales blindées et le trou du cul plus grand que les yeux, certes, mais enfin ils savent ce que c’est qu’un traversin, alors s’ils ont choisi la bûche, c’est qu’il y a tout de même une raison, non ?
Du moins c’est ce que je pense ; toi, tu fais comme tu veux, hein ? J’oblige personne.
C’est dans le menu courant de ma vie que le destin se manifeste le plus volontiers. Au moment où je vais disposer l’annuaire contre l’accoudoir, il choit sur la moquette. Je le ramasse. Et…
Mais non, tu ne vas pas me croire, t’es bien trop sceptique. Et moi, je suis ton antiseptique.
Et pourtant.
Tu veux que je te dise ?
Le veux vraiment ?
D’accord.
Mais auparavant on va laisser passer une page de publicité :
Ne gaspille pas ton sens auditif pour une ouïe ou pour un gnon.
Au lieu d’écouter aux portes, écoute plutôt les émissions de Pierre BELLEMARE.
Pierre BELLEMARE, l’homme qui ne laisse rien passer… sauf les pages de publicité !
Donc, l’annuaire a chu, je l’ai ramassu et regardu machinalement.
Voire…
Tu crois souvent à la machinalité de tes actes alors qu’ils te sont dictés par l’instinct.
Ah ! l’instinct, quelle performance !
Que lis-je, au sommet de la page droite, donc une page impaire, passe et manque, un nom.
Un nom tout seul au-dessus des autres perce que c’est celui qui commence la première colonne : Hurlevon.
Abruti comme je te sais, t’auras peut-être oublié que c’est là le patronyme du photographe de presse qui découvrit le manuscrit ancien dans la potiche chinoise. Je te le remémore à toutes fins inutiles.
Hurlevon. Tout en haut de la page… Comme il se doit[9].
Je lis : Hurlevon (de) Jasmine. 14, rue de l’Abbé Désange, Paris 8. Tél : X[10].
J’ai omis de demander au Gravos l’adresse de feu Léon de Hurlevon. Mais peut-être s’agit-il de la sienne. De toute manière, il n’existe pas d’autres Hurlevon dans l’annuaire.
Ma tocante indique zéro heure quarante-huit (c’est une montre digitale à quartz, de ces breloques à la con qui mobilisent tes deux mains avant de te donner l’heure : le poignet gauche pour la porter, la main droite pour déclencher son cadran lumineux). Ce n’est pas une heure décente pour tubophoner, je le sais. Mais il se trouve que mon sommeil s’est volatilisé et que je me sens infiniment disponible.
Voilà pourquoi je vais m’asseoir à mon bureau, afin de composer ce fameux numéro que je me garderai bien de te révéler, pauvre gonfle, toujours à mijoter des plaisanteries de débile invertébré.
Le Seigneur, qui n’a rien de particulier à fiche, cette nuit, est avec moi, car le biniou n’a pas le temps de grelotter deux fois. On décroche. Une voix féminine, plus incisive que mes huit réunies dit : « J’écoute. »
Santantonio (comme ils disent tous, ces cons, en oubliant mon mignon trait d’union quand ils écrivent mon blase, pour comble) plonge.
— Pourrais-je parler à Mme Jasmine de Hurlevon ?
— C’est moi.
Je me ramone la gargante.
— Pardonnez ma question, mais êtes-vous apparentée à Léon de Hurlevon ?
— Je suis sa veuve, pourquoi ?
Je pousse un glaoupe de joie irrésistée. Kif le mec qui veut s’éviter d’exclamer « Dieu soit loué », vu que ça ne se dit plus beaucoup dans les salons littéraires.
— Ici Edgar de Triage, fais-je, pensant qu’une petite particule vite-fait-sur-le-gaz ne fait pas mal dans le tableau pour parler à une de Hurlevon, le fût-elle, la futile, par alliance.
— Oui ?
Elle attend la suite. Prudence est mère de la Sûreté Nationale, comme chacun sait.
— J’ai été l’ami de Léon, jadis ; nous avons fait, notamment, un séjour en Chine Populaire aux basques d’un ministre à la noix. Il a dû vous parler de moi ?
Ce toupet ! comme disait Mayol.
La veuvette réfléchit.
— Voulez-vous me rappeler votre nom ?
— Edgar de Triage.
Elle place un silence entre ça et ce qui va suivre.
— N’avez-vous pas un sobriquet ? me demande-t-elle.
J’hésite pas :
— J’en ai même plusieurs. Duquel ce pauvre Léon vous a-t-il parlé ?
Elle ricane :
— Houmf, pas très correct.
— J’en ai entendu d’autres.
— Big-Nœud !
Merde, tu diras pas, mais c’est admirable, le hasard, non ? V’là que je cadre pile au descriptif.
— Yes, madame. Comme je n’ai pas le bonheur de vous connaître, je m’abstiendrai d’ajouter « pour vous servir ». D’ailleurs ce serait déplacé. Dites, j’arrive de Hong-Kong, et je n’ai personne à Paris à qui rendre visite. On ne pourrait pas se rencontrer pour causer un peu de Léon ?
— Volontiers, dit-elle sans, tu sais quoi : barguigner.
— Quand ? haleté-je.
Elle pose la question que je n’osais espérer :
— Où êtes-vous, là ?
— Roissy-Charles de Gaulle.
— Si vous n’avez pas sommeil, venez prendre un pot.
— Sommeil ! J’ai dormi dans l’avion depuis l’escale de Bombay. O.K., j’arrive. Mais ça ne vous embête pas ?
— Pensez-vous, une occasion de parler de Léo, je ne puis la laisser passer.
J’aurais dû me gaffer que Léon de Hurlevon était surnommé Léo !
Je file au cabinet de toilette me donner un petit coup de rasoir et me lotionner un peu la frite.
Au labo, Mathias est en train de décortiquer soigneusement l’ami Riton. Tout baigne dans l’huile d’amande douce.
C’est seulement une fois dehors que je me souviens de ce qu’il fallait dire au Rouillé.
Je ne l’ai pas averti du coup de fil de sa bonne femme. On aurait dû la rappeler fissa, lui et moi, pour le couvrir. Sa rentrée ne sera pas fanfareuse, moi je te le dis.