GRABATERIE

Deux gardes lisaient le baveux. Un journal qui ne devait pas être un quotidien vu qu’il était imprimé sur un papier de couleur pervenche. Ils le lisaient à deux, kebour contre kebour, unis ainsi pour le meilleur et pour le pire. Ils s’esclaffaient, les bons pandores, sur des dessins humoristiques qui n’auraient même pas fait sourire une baleine.

A notre approche, ils ont abaissé le canard pour nous regarder. L’un d’eux, celui qui possédait une tête qu’on aurait juré de veau, dit à l’autre à tête de con : « On dirait-il pas le commissaire S’natonio ? »

A tout hasard, ils se levèrent et, militairement, me saluèrent.

Le docteur Bordenouille délourda, à grand renfort, et me pria d’entrer. Je découvris une salle de six lits dont deux seulement se trouvaient occupés. Dans le plus proche de l’entrée, agonisait peinardement une sorte de petit homme à tête de calao[3]. Il émettait un petit râle qui avait l’air d’être du morse.

Le docteur Bordenouille me le désigna d’un bref index.

— Cancer de la vessie, m’avertit-il. On joue les prolongations.

Il passa outre le lit d’agonie pour gagner le plumard du fond, lequel longeait la fenêtre aux impressionnants barreaux. Un grand type exsangue, à la chevelure bellement auburn, y dégustait des instants qu’on devinait précaires. Il conservait les paupières baissées, et sa respiration marchait à l’éconocroque. Beau visage, en vérité, creusé par l’épuisement, mais empreint d’une grâce naturelle qui émouvait. Il avait la peau diaphane, comme les jeunes filles dans les récits anciens pour pensionnaires onanistes[4].

— Alacont ! appela le docteur Bordenouille qui détestait les nobles en général, et leurs particules en particulier, Alacont, m’entendez-vous ?

L’interpellé hissa ses paupières au-dessus d’un regard dans les tons vert d’eau. Et ses lèvres s’arrondirent pour un « oui » faiblard.

— Voici le commissaire San-Antonio qui aurait quelques questions à vous poser. Vous sentez-vous en état de lui répondre ?

— Oui, fit Gaspard d’Alacont, si bas que même un ver de terre aurait eu du mal à l’entendre.

Le docteur hocha la tête.

— Très bien, alors, je vous laisse. Ne me le surmenez pas trop, commissaire, ce grand imbécile a perdu au moins trois litres de sang en se sectionnant les veines et nous avons le plus grand mal à le récupérer.

Il sortit dans une noble quinte de toux, plantureuse, qui partait de sa barbe à la pasteur pour essaimer dans toutes les directions.

La porte claqua. Nous demeurâmes silencieux dans ce silence gluant de l’infirmerie que rythmaient les râles du moribond.

Je m’assis sur le lit de Gaspard. Je ne sais pourquoi, le garçon m’émouvait. Trois années de détention et sa tentative de suicide avaient comme effacé tout ce qu’il y avait de vénéneux en lui. Il semblait dépouillé et sa beauté était de celles qui reflètent l’âme.

— Ecoutez, Gaspard, attaqué-je, je tiens à vous préciser que je suis ici pour essayer de vous aider. Ne vous fatiguez pas et répondez par un simplement battement de paupières à mes questions lorsque ce sera affirmatif.

— Je peux parler, dit-il avec un peu plus de vigueur qu’il ne l’avait fait jusque-là.

— Alors c’est parfait. D’abord, pourquoi cette tentative de suicide, mon vieux ?

— Je n’en pouvais plus. Je suis innocent et personne ne me croit, pas même ma famille qui n’est jamais venue me voir. Je n’ai reçu jusqu’à présent que quelques lettres de ma plus jeune sœur et encore me supplie-t-elle de ne pas lui répondre.

Je lui pris la main et lui souris. Il avait les yeux emplis de larmes qui venaient de très loin dans sa poitrine.

Il se passa encore un instant. J’avais la gorge serrée. Et alors, je vais te dire un truc idiot, libre à toi de ne pas le croire, que veux-tu que ça me foute, mais j’avais pressenti d’entrée de jeu que ce serait ainsi, notre rencontre à tous les deux. Avant même que de le savoir à l’infirmerie, et alors que je m’apprêtais à le rencontrer au parloir de la Santé… Une prémonition. Je devinais que le neveu assassin, ce mariolle cynique, ce rebut de grande famille, me plairait et qu’on deviendrait potes, en une seconde, comme ça.

Ce sont ces instants irremplaçables qui rendent l’existence tolérable. A cause d’eux, pour un moment, on a envie d’aller voir plus loin si on y sera encore.

Le cancéreux mettait la gomme pour en finir. Sa viande se lamentait. Car les plaintes qu’il libérait lui venaient droit du corps, sans qu’il eût à les vouloir.

— Vous venez de dire que vous êtes innocent, repris-je.

Et je n’allai pas plus loin.

Il murmura :

— Parce que je le suis. Je n’ai pas tué mon oncle.

— C’est cependant avec une arme vous appartenant qu’il l’a été.

— Je sais.

— Comment expliquez-vous la chose ?

— Une machination.

— Quelqu’un vous a demandé de passer au château de Bruyère-Empot ce dimanche-là ?

— Non, personne.

— C’est une décision que vous avez prise seul ?

— Oui.

Je me dis, in petto, qu’il avait été un peu simplet, Gaspard, et que son avocat n’était pas président du club de la jugeote. Merde, ils auraient pu plaider le coup fourré. Prétendre qu’une voix anonyme avait prié d’Alacont de passer chez son tonton, le 4 avril…

— Et pourquoi êtes-vous allé chez le comte ?

— Pour lui demander de me prêter cinquante mille francs. J’avais fait un chèque sans provision dans un cercle de jeux très douteux affilié au Milieu et je redoutais des retombées cuisantes.

Il parlait faiblement, mais avec le souci d’être précis et convaincant. Ses yeux ne lâchaient pas les miens.

— Quelqu’un était au courant de cette visite ?

— Non.

— Vous êtes certain de n’en avoir parlé à personne ?

Il réfléchit.

— Je ne vois pas. Peut-être ai-je dit aux copains sans y prêter attention que je ne serais pas libre ce dimanche après-midi. On buvait pas mal, on fumait aussi. Il ne m’est pas possible d’être formel sur ce point.

— Où rangiez-vous votre revolver ?

— Dans un tiroir, comme tout le monde.

— D’où le teniez-vous ?

— Je l’avais acheté tout à fait officiellement chez Gachette-Rétine, étant détenteur d’un port d’arme.

— Pourquoi vous l’avait-on délivré ?

— J’avais été attaqué, une nuit, par des petits truandaux de quartier.

— Pour quelle raison ?

— Une histoire de fesses. J’ai porté plainte. C’était au début de ma vie de bâton de chaise. Un ami de mon père, haut placé, est intervenu pour me faire obtenir ce permis.

— Vous aviez peur ?

— J’ai eu peur pendant quelque temps, et puis…

Il se tut. Il était très fatigué. Sa peau était bleue sous ses yeux. Ses taches de rousseur, assez nombreuses, avaient l’air d’insectes sur sa figure blafarde.

Curieux à quel point j’étais persuadé de l’innocence de ce garçon. Dès que j’avais été informé de son histoire. Peut-être parce que je l’avais abordée par l’autre bout, non ? C’est-à-dire par un élément inconnu des juges.

— Vous êtes-vous aperçu de la disparition de votre revolver ?

— Non. Je l’avais pratiquement oublié ; vous savez, ces objets-là, quand on les achète, on les manipule pendant quelques jours pour se donner des impressions de cow-boy et puis on passe à autre chose et l’on n’y pense plus.

Il prit une goulée d’air. Ici l’air avait des relents de merde et d’éther. L’autre gonzier continuait d’avaler son extrait de naissance, mais il aurait dû suivre des cours auprès d’un boa car ça passait mal. Il passait mal.

— Bon, vous êtes arrivé chez votre oncle, en début d’après-midi…

— Oui.

— Vous ne vous étiez fait précéder d’aucun coup de téléphone ?

— Non.

— Ça se fait, pourtant, dans le monde de M. de Bruyère.

— Dans le mien aussi, fit Gaspard mélancoliquement, mais je craignais, en le prévenant de ma visite, qu’il refuse de me recevoir ou prétexte un empêchement.

— Vous teniez à le cueillir par surprise ?

— Il représentait pour moi l’opération « dernière chance », je ne voulais pas la rater.

— Parvenu au château, ses gens vous ont dit qu’il se promenait à cheval.

— En effet.

— Et votre réaction a été de décrocher un fusil ?

— Comprenez-moi : je savais que mon oncle en aurait pour longtemps. C’était rasoir, sa grande bâtisse. J’ai voulu tuer le temps…

— En tuant des corbeaux ?

Il m’a regardé le plus intensément qu’il lui était possible de le faire.

— Des corbeaux, mais pas mon oncle, a-t-il déclaré.

— Vous voulez bien me raconter votre balade en forêt ?

— Ça faisait un bout de temps que je n’avais pas vu d’autres arbres que ceux des Champs-Elysées. Brusquement, j’avais l’impression de renaître.

— Vous avez massacré des corbeaux ?

— Pas des corbeaux, mais des garennes.

— Rien d’autre à signaler ?

— Non, rien.

Je me suis levé pour arpenter la salle, je venais de bicher des fourmis dans une guitare à cause de ma fausse position sur son pucier. Le mec au chou-fleur geignait de plus en plus parcimonieusement.

Je me suis penché sur lui. Il était là, crucifié sur sa pauvre couche carcérale, le vieux forban, abandonné de tous, et surtout de Dieu, en cet instant d’absolu dénuement. J’ai touché son front, presque pieusement, pour dire d’esquisser un geste humain, un geste de compassion. Mais pour l’aider vraiment, il aurait fallu que je lui décharge mon pote Tu-Tues dans la tronche. On ne pouvait rien de mieux pour sa pomme. J’ai soupiré : « Allez, Seigneur, le faites plus chier, quoi. » Puis j’ai serré sa pogne inerte. Voilà que je devenais grandiloquent avec moi-même. Théâtral, disons. T’as de ces dérapages, parfois. Irréfléchis comme sur du verglas. Tu t’offres un tête-à-queue. Ta vie a un soubresaut.

Ensuite tu rectifies ta direction et reprends une bath vitesse de croisière.

Gaspard me regardait aller venir. Je comprenais que ses jours, à lui, n’étaient plus en danger. Il était en train de refaire son raisin perdu. Il travaillait du globule, le fils d’Alacont ; hématies et leucocytes s’en redonnaient à cœur joie dans ses tuyaux.

— Il est fini ? m’a-t-il demandé.

— Presque.

— Ce matin encore il m’a parlé.

— Pour vous dire quoi ?

— Il parlait d’avenir.

J’ai hoché la tête.

— Ouais, d’avenir, toujours, les hommes. C’est beau, dans un sens.

Et puis, tout de go, je lui ai lâché :

— Quelque chose ne tourne pas rond dans votre histoire du 4 avril.

— C’est-à-dire ?

— Vous venez de me raconter que vous considériez cette visite à votre oncle comme étant l’opération de la dernière chance, exact ?

— Exact.

— Et voilà que vous rentrez de votre virée en forêt, raccrochez le flingue à son râtelier et déclarez aux larbins que vous n’avez plus le temps d’attendre M. le comte. Pour un garçon qui jouait son va-tout, un tel comportement est illogique.

— Peut-être, à première vue… Mais je suis, ou plutôt j’étais, un type inconstant… Je…

Je l’ai stoppé de quelques petites tapes rapides sur l’épaule.

— Hé, ho ! Gaspard… On continue de tout se dire ou bien on commence à se vendre de la salade de saison ?

Là, il a cillé. Ses yeux verts sont partis au plafond. Et il ne valait pas un coup de cidre, cependant, le plaftard, jaune pisseux, avec des lézardes qui ressemblaient au delta de l’Amazone sur une carte de giographie (comme dit Béru).

Bon Dieu ce qu’il était beau, à cet instant, d’Alacont. Romantique à outrance.

Je lui suis venu en aide.

— Tu veux que je te dise, Gaspard ?

Le tutoiement m’était venu spontanément. Il ne s’agissait pas d’un tutoiement de flic interrogeant un suspect, mais d’un tutoiement d’aîné. Tu piges ? D’aîné.

— Mon idée, à moi, c’est qu’au cours de ta vadrouille dans la forêt de Goupillette, tu as buté sur le cadavre de Clotaire de Bruyère. La frousse t’a chopé et tu t’es tiré ventre à terre.

Les râles du cancéreux ont cessé. Je suis allé jusqu’à sa couche. Il n’était pas mort, au contraire ; il avait les yeux ouverts. De vilains yeux chafouins de gredin qui, d’emblée, le rendaient antipathique. La mort l’ennoblissait, mais il suffisait d’une rémission, d’un petit afflux de vie, pour qu’il retourne dégueulasse, cézigue.

— Je n’ai pas tué mon oncle, m’a lancé Gaspard.

— Mais tu l’as vu mort ?

— Oui.

— Pourquoi n’as-tu jamais parlé de la chose ?

— C’eût été presque avouer ma culpabilité.

— T’es con.

— Vous me croyez, vous, quand je vous dis que je suis innocent ?

— C’est parce que je te crois innocent que je suis ici.

D’un seul coup d’un seul, il a paru complètement guéri. Lourdes ! Il s’est soulevé sur sa couche. Des couleurs lui sont venues.

— Merci ! m’a-t-il dit. Merci. Mon premier instant de bonheur depuis le 4 avril 76.

— Tout arrive, tu vois.

J’ai sorti les photos de ma poche et sélectionné celle qui représentait la femme de la clairière.

— Tu connais cette personne ?

Je ne voulais pas rater sa réaction. Avant de lui abandonner l’image, je me suis accroupi au pied de son lit pour être aux premières loges de son visage, si tu veux me permettre l’expression, qui me convient car je me comprends à demi mot, et tout ce que tu peux rechigner, je m’en branle au sang !

Il a saisi le cliché d’une main tremblante d’épuisement. Pas un muscle de son visage n’a bougé. Son regard qui exprimait la curiosité s’est éteint. Il a fait une petite mimique négative.

— Jamais vue, a dit Gaspard.

Sur ces entrefaites, le docteur est revenu en coup de vent. S’est arrêté devant le plumard du cancéreux.

— Tiens, Lazare ! il a dit.

Puis, à moi :

— Hé, commissaire, il faut savoir doser ses plaisirs, vous me l’avez suffisamment surmené comme ça.

J’ai serré la main dolente d’Alacont entre les deux miennes du milieu.

— Je te laisse, fils ; cramponne-toi aux branches et dis-toi qu’un type d’exception s’occupe de ton problo.

Un grand sourire confiant, presque lumineux, lui est venu.

Il a paru rentrer d’un long voyage harassant, Gaspard.

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