M’MAN, MOI, ET LES AUTRES

Eh bien, mon vieux pays, nous voici donc une fois de plus face à face, emportés par une haulte aventure de cornecul, du genre inextricable. Mais j’extriquerai, j’en fais le serment. Il le faut, je me le suis promis à moi-même après avoir pris connaissance des documents remis par Mayençon Clovis ; or San-Antonio ne s’est jamais trompé, s’il lui est arrivé quelquefois de tromper les autres. Il s’est resté fidèle, enfer et contre toux.

Cette affaire d’apparence si simple, si vite solutionnable, est riche en rebondissements.

Je me les récite en pénétrant dans la maison de Saint-Cloud où il fait si bon rentrer.

Il y a de la lumière dans la chambre de Félicie. Elle ouvre sa lourde au moment où je monte l’escalier.

— Tout va bien, mon grand ?

— Au poil, m’man.

Bisouilles sur ses chères vieilles joues qui sentent Félicie-la-nuit. Avant de se mettre aux plumes, m’man fait un brin de toilette et s’asperge le visage d’une eau de Cologne comme il n’en existe pas dans le commerce et qu’une vieille amie de pension à elle lui envoie rituellement, à chaque nouvel an. Ça sent un peu la glycine, un peu la violette, et d’autres trucs encore qui poussent de moins en moins sur notre globe saccagé. Cette odeur… J’imagine le vieux Nice, du temps que les Rosbifs prenaient d’assaut la promenade qui allaient porter leur nom. Il suffit d’un parfum, parfois. D’un bruit, d’un rien, et t’as la moulinette farceuse qui se met à totonner, bien rond, bien droite, en décrivant des arabesques imperceptibles.

— Ton directeur a téléphoné à deux reprises, Antoine, il a besoin de toi d’urgence. Il m’a dit que tu pouvais lui téléphoner à n’importe quelle heure sur sa ligne personnelle.

Elle transmet en soupirant, Félicie. A contrecœur, pas chaude pour que son grand garçon reparte dans les froidures nocturnes vers de nouvelles péripéties. Ça l’a toujours démangée que je moule la Rousse pour me consacrer à l’épicerie fine ou à l’import-export. Elle me verrait bien dans des tâches douillettes, maman ; à me faire du lard et un peu de blé pour les vieux jours. Dans le secret de son cœur, elle redoute que ma retraite me passe sous le nez pour cause d’absence prématurée du retraité. Et voilà qu’elle me communique le message du vieux fâcheux qui régit mon existence.

Je lui souris large.

— S’il rappelle, tu lui répondras que je ne suis pas rentré, j’ai besoin de vivre un peu ma vie.

Des gargouillis stomacaux m’avertissent que les desserts de Berthe n’ont pas suffi à combler mes dents creuses.

— Demain matin, tu me feras un déjeuner à l’anglaise, si ça ne t’ennuie pas.

— Veux-tu que je te prépare un petit encas tout de suite ? J’ai un poulet froid entier dans le frigo et de la mayonnaise.

Elle espère. J’hésite.

— D’accord, mais juste un pilon, ne te mets pas en cuistance à pareille heure.

Radieuse, elle saute sur sa robe de chambre de pilou bordeaux, chausse les pantoufles de soie brodée que je lui ai offertes pour sa fête.

Moi, je vais me mettre en tenue d’intérieur.

Dans le jardin, y a une chouette qui ulule, à moins que ce ne soit un hibou, je ne sais pas faire la différence. En tout cas, il a de la persévérance, le zoizeau, avec tous ces immeubles qu’on a construits dans le coin. Moi, je serais chouette, comment que j’aurais mis les bouts vers des contrées plus salubres. Note que je suis bel et bien resté en tant qu’humain. Peut-être que l’hibou tient à son petit territoire, lui aussi, quand même il se rétrécit. On est entortillés d’habitudes, des vraies momies, les hommes et les oiseaux. A se laisser étouffer sur place.

A peine suis-je redescendu que le biniou carillonne. M’man va décrocher, et moi j’empare l’écouteur annexe. Je reconnais illico la voix dolente de Lapinuche. Cézigue, quand il jacte au turlu, tu croirais toujours qu’il est à bout de course et qu’il clamsera avant la fin de la communication.

Je prends le combiné à Félicie.

— Que t’arrive-t-il, vieux fossile, pour oser perturber la quiétude bourgeoise de tes supérieurs ?

Il gémit :

— Tu es parti sans crier gare de chez Béru.

— Et pourquoi aurais-je crié gare avant de m’en aller de ce Barnum Circus à la con, Monseigneur ?

— J’avais des choses à te dire.

— Tu me les diras demain, vieux parchemin, je suis chez moi, en compagnie de ma maman ; j’ai une veste d’intérieur col châle, un pyjama bleu nuit, des mules neuves et envie de voir avec mes dents à quoi ressemble le squelette d’un poulet, d’un vrai. Salut.

Le cri m’atteint avant que j’aie raccroché. Un cri-plainte, parti des cavernes pinuciennes :

— Atten en en ends…

Je remonte l’écouteur contre ma baffle.

— Quoi, encore ?

— Dis-moi au moins ce que je dois en faire !

— De quoi, de qui ?

— D’Henri Tournelle.

Quelque chose grésille dans une poêle et une odeur de beurre déjà chargée de calories. Malgré ma recommandation, m’man est en train de me mijoter un petit bigntz à elle ; c’est plein de ressources dans son réfrigérateur, Félicie. Elle m’a ferré au poulet froid, mais je vais clapper de la haute cuistance bonne femme, c’est parti.

— Henri Tournelle ! répété je enfin.

Le grand air des trompettes d’Aida m’éclate dans les trompes : Pinaud qui se mouche.

— Ben oui, figure-toi qu’après mon somme, à l’hospice, où, soit dit entre parenthèses et sans acrimonie, je te remercie de m’avoir abandonné, figure-toi qu’après ce léger somme réparateur, je dis bien : réparateur, car la nuit dernière, Mme Pinaud veut te dire que je n’ai pas fermé l’œil à cause de mes rhumatismes articulaires à propos desquels il va falloir que je prenne rendez-vous chez le professeur A. Sidurique, car ces choses-là peuvent te monter au cœur et tu te retrouves avec un souffle, voire une lésion cardiaque, merci bien…

Il se déballe menu, Pinuchet. Un besoin. Inutile de vouloir l’enrayer : une digue n’arrête pas l’eau, elle la détourne seulement. Alors j’ai droit à ses rhumatismes, consécutifs à une angine mal soignée, à son beau-frère mort naguère d’une affection de cette espèce, à des cures thermales envisagées, à tout…

C’est des ris de veau que m’man m’accommode. Je reconnais l’odeur. Elle sait combien j’aime ça. Meunière. Avec un peu de vin blanc et des raisins de corinthe. Une volée de poivre avant de servir, du temps que ça grésille, un petit jus de citron, et vas-y Léon !

J’en salive, pis qu’un boxer à la devanture d’un chenil plein de chiennes en chaleur.

Enfin la Pine retrouve le sujet de son complément très indirect et sans objet. En voici le résumé. En quittant l’hospice, il a aperçu une silhouette rôdeuse dans le parc en friche de la maison de retraite. Tout de suite, assure-t-il, il a su qu’il s’agissait de Riri. Alors il l’a appelé, gentiment, comme il sait faire. Et l’autre s’est laissé apprivoiser. Pinaudère a eu la sagesse de ne pas l’accabler de questions. Il lui a certifié qu’il lui arrangerait ses bidons pour peu qu’il veuille bien lui faire confiance. Et il l’a décidé à l’accompagner jusqu’à Paris. Comme la Vieillasse n’avait pas un rond sur soi (Mme Pinaud, très économe, ne le laisse en circulation qu’avec un viatique de trente francs en poche) il a frété un taxi, vu que, contrairement aux transports en commun, les taxis se paient après le trajet. Il est venu directo chez Béru, sachant que je devais m’y rendre, afin de me réclamer le prix de la course tandis que Riri restait dans le bahut en otage. Seulement, il y a eu le stupide incident de l’haltère qui a fait diversion et je suis parti sans crier ce que tu sais. Et voilà, il est en compagnie de Tournelle et ne sait plus trop à quelle sauce l’accommoder.

Maman me brandit un petit sourire de triomphe.

— Il faudrait que tu passes à table, chuchote-t-elle, c’est prêt.

— Venez jusque chez moi, décidé-je.

— Tu paieras le taxi ?

— Naturellement.

Un de ces jours, je lui ferai coudre un billet de cent pions dans la doublure de sa veste, pour les cas d’urgence.

* * *

Vu de près, il a quelque chose d’un peu demeuré, Riri. Peut-être pas vraiment de demeuré, mais d’empêché. C’est un mec à problèmes pour qui ces problèmes ne sont pas des problèmes, si tu peux piger ça. Il appartient à la race des simples pour lesquels rien n’est simple. Et je pourrais te servir ainsi des tas de paradoxes jusqu’à ce que tu me flanques ce polar de merde à travers la gueule.

Il dit bonjour bien poliment. Il est encore en tenue de travail et il fleure la vinasse. Félicie propose à manger aux arrivants et c’est eux qui jaffent le poulet froid. Heureusement, j’ai eu le temps de tortorer mes ris de veau avant leur survenance. Une merveille !

Pendant un bout de moment, on ne parle de rien. Ou plus exactement de tout, ce qui revient au même. Pinuche raconte que la voisine du dessous, Mme Crottignard, la conseillère, a fait une crise de nerfs consécutive et qu’il a fallu l’emmener à l’hosto. On a profité du taxi orléanais. Pinaud et l’époux assureur l’ont conduite, installée. César raconte qu’à la Pitié, ils sont passés devant la chambre stérile de haute surveillance où l’on maintient en survie le mec qui a poussé le grand cri que vous savez tous, pour la publicité de Mammouth. Paraît qu’il s’est explosé tout l’intérieur, ce pauvre homme ; depuis les soufflets jusqu’aux testicules. Un garçon très bien, qui s’était porté volontaire parce qu’il imitait bien l’éléphant en société. Le mammouth, il a voulu forcer son talent, tu penses ! Et depuis il est plein de tuyaux. Un héros du travail, quoi. C’est beau, c’est grand, le martyr des autres. Ça donne envie d’être bien chez soi, à déguster des ris de veau. N’empêche, quand, sur un poste périphérique, t’entends le cri du mammouth en train d’enfoncer les prix, recueille-toi, l’ami. Ce cri a plongé un homme dans le coma ; or le coma, tous les médecins te le diront, c’est très mauvais pour la santé. Et puis on passe à autre chose.

La délirade, c’est bien joli pour le délireur, mais ça fait vite chier le public. Le public, tellement qu’il est nombreux, faut lui penser à tout. Tenir compte de son éclectisme, je dis. Une hydre qui fait la fine bouche, c’est duraille à alimenter.

Henri Banbel… Qu’est-ce que je raconte, moi ! Henri Tournelle déguste son poultok avec beaucoup d’adresse. Les larbins de grande maison, à force, acquièrent l’éducation de leurs maîmaîtres, du moins dans le détail. Il sait tenir son couteau, sa fourchette, découper un pilon sans se l’envoyer sur la braguette. Il boit et ses lèvres ne s’impriment pas sur le bord du verre. Il ne produit pas un bruit de chasseur arpentant un marécage quand il mastique. De la tenue, sinon de la classe. Riri, soit, mais avec des manières Henri de France devant une assiette. Je l’observe à la dérobée, nonobstant mon honnêteté foncière (je l’ai acquise au Crédit Foncier). Il me plaît, ce branque. Un garçon sympa. Et puis voilà que la réflexion de sa vieille mère me rapplique à l’esprit, concernant ses relations sexuelles avec sa patronne et des cuisances de jalousie me titillent le rebord de l’âme.

— Henri, lui dis-je, il paraîtrait que votre patronne a des bontés pour vous ?

Là, il s’arrête de jaffer et se met à me regarder la bouche pleine.

— Comment le savez-vous ?

— Je fais un métier qui consiste à apprendre des choses que les autres ignorent… Alors ça biche, vous et Mado ?

Il opine.

— Très bien, oui.

Dedieu, qu’entend-il par « très bien » ?

— C’est une bonne partenaire ?

— Elle a le feu aux fesses, certifie Riri avec une assurance tranquille.

J’en meurs ! Elle et moi, dans ma bagnole… Moi m’escrimant comme un perdu. La gigue du culte. Le denier du cul ! Et elle, passive, languide, pas très concernée, qui me demande, après en avoir morflé plein les baguettes, ce que je lui voulais au juste !

— Le taulier ne se doute de rien ?

— Oh, non. Elle vient me retrouver quand il est aux halles.

J’étrangle ! Elle va le retrouver ! Elle prend l’initiative d’aller se faire miser, la Moulfol ! L’insipide, la veule, l’inexistante, l’insensorielle ! Se peut-ce ? Je rage, j’orage, je fulmine…

— Et tu es amoureux d’elle, Riri ? je demande, passant au tutoiement pour faciliter l’aveu.

Il rétorque :

— Ben, je ne peux pas être amoureux d’elle puisqu’elle est mariée.

O nature, fragile humanité, moisissure tard venue à la surface d’une planète en refroidissement ! Comme tu enfantes d’étranges cerveaux ! Comment les réussis-tu si sommaires, nature ? Réponds-moi, je te cause ! Pourquoi te permets-tu des esprits aussi torturés que le mien ? Moi qui aurais tant aimé être con, vraiment, totalement, bienheureusement con ! Moi qui aurais su faire ; je le sens à toutes mes velléités, à mon empêtrement dans l’intelligence qui m’échut.

Félicie débarrasse les assiettes et dispose des coupes de fruits rafraîchis. L’art d’improviser un repas, maman. Et elle a même trouvé le temps de se rhabiller complet, élégante : sa robe grise avec le col vert foncé.

Henri Tournelle plonge sa cuiller à long manche dans la coupe, ramène une moitié d’abricot.

— Pourquoi t’es-tu sauvé, ce matin, en apprenant que j’étais de la police ?

Il prend un air buté de délinquant juvénile confondu par un gendarme. Se décide à bouffer l’abricot. Je le lui laisse manger. Pinaud vide son verre de Chiroubles. Pas très joyce : il préfère le vin blanc. Et moi je commande du vin rouge à l’auberge Saint-Hubert ; je lui sers du vin rouge à la maison, pas pour le contrarier, mais par inadvertance.

— Je te demande pardon, lui dis-je, je vais aller te chercher du muscadet…

Il dodeline.

— C’en n’est pas, ça ? s’étonne ce personnage du tertiaire en montrant son godet de vin rouge.

Je m’aperçois alors qu’il est défoncé, pépère, à bloc. Il tient grâce à ses toiles d’araignée.

— Si, le conforté-je, ça en est.

Il boit.

— Excellent.

Ne consomme pas ses fruits rafraîchis et demande à Félicie la permission de se rendre aux chiches, ce qu’il serait imprudent de lui refuser.

Il y va donc, d’un pas chancelant.

Félicie s’éclipse afin de préparer du café.

Nous voici en tête-à-tête, Tournelle et moi. Ses traits se creusent. Je devine qu’il s’évide, le valet de cœur à Madeleine Moulfol. La peur le prend.

— Tu n’as toujours pas répondu à ma question, Riri. Pourquoi t’es-tu sauvé, ce matin ?

Il hausse les épaules.

— C’est idiot, oui, je sais…

— Ç’a été un réflexe irréfléchi ?

— Oui.

— Donc, d’instinct, tu as redouté quelque chose de la police ?

Il sait qu’il est coincé par mon raisonnement.

Sa situation n’est pas banale. Quelques heures plus tôt, il s’est enfui comme un braconnier devant le garde en m’apercevant, et à présent, le voici chez moi, à ma table, bouffant mon fricot, comme disaient les bonnes gens de jadis, et buvant mon picrate. Et moi, le flic, je le questionne en veste d’intérieur, tandis que ma maman lui confectionne un aromatique moka.

— Tu ne crois pas qu’il serait beaucoup plus simple de tout me dire ?

Il acquiesce mollement.

— J’ai la gueule d’un croquemitaine ? insisté-je.

— Non.

— C’est toi qui as tué le comte de Bruyère ?

Il est effaré, presque indigné.

— Vous êtes fou !

Il se reprend, balbutie un vague « pardon » en baissant la tête. Il a de la difficulté à s’aligner sur moi. Il lui manque le bord d’attaque, comme on dit en aéronautique, que j’en sais plus long que tu ne penses sur la question, ayant été ingénieur dans une usine d’aviation avant que d’entrer dans la rouscaille. Il fait un blocage avec moi, comprends-tu ? Ce qu’il confierait à d’autres ne « passe pas » lorsqu’il veut me le dire…

Les mots se foutent en travers de son gésier.

Je réfléchis un tantinoche, me lève pour aller rejoindre maman in the kitchen. Elle regarde travailler sa cafetière, Félicie. Une antique cafetière émaillée dans les tons blanc et mauve. On perçoit le gloutement de la flotte devenue café. Ça sent bon.

— Je te fais veiller, ma chérie ?

Elle me rassure d’un beau sourire.

— Tu sais bien que cela me fait plaisir, Antoine.

— Je peux te demander un service ?

— Tu peux tout me demander.

— Le garçon que Pinuche a amené ici me cache quelque chose. Il voudrait libérer sa conscience, mais je l’intimide. Je suis certain qu’à toi il te parlerait sans difficulté. Tu veux bien le questionner ?

Elle a le bon sursaut, m’man.

— Mais, mon grand, je ne peux pas nuire à cet homme !

— Il ne s’agit pas de lui nuire, mais au contraire de l’aider. Il se flanque dans un pot de colle, m’man ; je sens que s’il raconte la vérité, ça se passera bien pour lui et pour moi.

Elle hésite encore. A la fin de son tourment, elle questionne :

— Que faudrait-il lui demander ?

— Simplement de dire ce qu’il s’obstine à taire. Il doit avoir une petite ébréchure au cerveau, un petit rien qui l’empêche de se comporter tout à fait normalement. Il faut l’aider, l’aider, comprends-tu ?

Ma vieille a déjà préparé son plateau pour le caoua. Elle dépose la cafetière au beau milieu des tasses et ça se met à ressembler à une poule parmi ses poussins, stylisé, tu vois ? Elle quitte la cuistance, lestée de son matériel.

Moi, je sors un tabouret de sous la table et m’assieds en attendant que ça se passe… La nuit est sereine, comme toujours chez nous. Avec des bruits familiers, des odeurs qui n’appartiennent qu’à notre logis. Mais je l’ai rabâché cent mille fois, la quiétude de notre pavillon, son jardin, sa tonnelle rouillée, l’encaustique, l’horloge et tout et tout, quoi ! Une vie. Mieux : un monde ! Notre aquarium d’où on emmerde sans se fatiguer, sans même avoir besoin d’y penser, de le vouloir, on emmerde juste en étant ici, en vivant dans cette douilletterie faite à la main, dans ce cœur à cœur quasi silencieux. Riche de tout ce qu’on sent et qu’on ne se dit pas. Des émotions qui vous caressent l’âme comme une musique entendue un dimanche après-midi dans la torpeur d’une ville de province qu’on ne connaît pas, où l’on ne reviendra jamais et qu’on oublie déjà à la regarder…

La toile cirée de la table est à petits carreaux dans les teintes rouille. Tiens, j’avais pas remarqué, au mur, ce calendrier au nom de notre épicerie. La gravure représente un quai de Paris, en automne. Les feuilles mortes ramassées à la pelle. Un quai de jadis, avant les voies sur berge. Épicerie J. Bauregard. Vins et liqueurs. M. J. Bauregard appartient aux habitudes de ma mère. Elle sait son pas, le son de sa voix et des choses de sa vie : question santé, vacances, études des enfants, il y a tant à apprendre sur un homme malgré que ça soit toujours pareil.

— Antoine !

Félicie qui m’appelle.

J’accours.

Elle est assise dans la salle à manger, à la place que j’occupais naguère. Elle a ses avant-bras posés en flèche sur la nappe, les mains jointes.

Riri fait tourniquer sa cuiller dans sa tasse, au milieu de la fumée légère qui spirale.

— M. Tournelle vient de me dire une chose qui le tracassait, et il est d’accord pour que je te la répète, déclare ma chère mother.

Acquiescement de Riri.

— Je ne te cache pas, mon grand, que je souhaite de tout mon cœur qu’elle n’ait pas de conséquences fâcheuses pour M. Tournelle qui me paraît être un très brave homme.

Chère Félicie, tu ne peux savoir à quel point je t’aime à cet instant. Ni combien me touche ce ton de miséricorde profonde.

— Je n’ai pas la moindre envie de lui faire des misères, m’man, tu le sais bien. A moins, bien sûr, que ce qu’il a fait ne soit très grave…

Elle hoche la tête.

— Je ne le crois pas, mon grand, non, je ne le crois pas. Vous lui racontez, monsieur Tournelle, ou préférez-vous que je répète ce que vous venez de me confier ?

Il grommelle :

— Vous qui dites…

Félicie lui sourit mansuétudement. L’indulgence même, cette femme. Pas partielle, que non : l’indulgence pleinière.

— M. Tournelle et sa mère étaient en service chez un noble habitant la Sologne. Leur maître (elle use encore des anciennes formules, par inadvertance, n’a pas réajusté son vocabulaire aux réalités de l’époque) a été assassiné par son neveu, en soixante-seize. Le comte de Bruyère était un savant qui traduisait des manuscrits orientaux, n’est-ce pas, monsieur Tournelle ? Au moment de sa mort, il travaillait sur un document rapporté de Chine par un journaliste. Quelques jours avant sa mort, un mystérieux personnage a contacté M. Tournelle en lui demandant de lui communiquer la traduction en cours, contre une importante somme d’argent ; c’est bien cela, monsieur Tournelle ?

Pour la première fois, Riri participe :

— Il me proposait cinq millions d’anciens francs.

— Mais il a refusé, fait remarquer précipitamment Félicie. Mieux : il a tout raconté à son maître, ce qui est le signe d’une grande probité, n’est-ce pas, monsieur Tournelle ?

« Oui, oui », qu’opine l’interpellé.

— En apprenant la chose, le comte a dit qu’il allait se méfier et placer le document en lieu sûr, il a indiqué sa cachette à M. Tournelle, ce qui prouve qu’il lui accordait toute sa confiance. Et puis le malheureux monsieur a été tué par son neveu, un dévoyé auquel il refusait de l’argent. Et au bout de quelque temps, M. Tournelle et sa maman ont quitté le château. C’est au moment de ce départ que M. Tournelle a repensé au manuscrit du comte. Il l’a sorti de sa cachette et l’a emporté, comme ça, sans idée préconçue. Sa vie s’est réorganisée autrement. Sa vieille maman a pris sa retraite dans une maison spécialisée, lui a trouvé une première place à Orléans, chez un médecin, mais l’ambiance lui déplaisait et, au bout d’un certain temps, il s’est reconverti dans le milieu hôtelier.

Ma pensée, irrésistiblement, vole vers Mado Moulfol, cette nouvelle déesse de ma vie sentimentale. La chère belle âme creuse ! Cet inintérêt sublime ! Ce vide entouré de rien ! Un farouche besoin de la retrouver me point. Je la voudrais pour moi tout seul.

— Et alors ? questionné-je, manière de m’arracher à mon anesthésiante convoitise.

Maman est gênée parce que c’est à partir de là que ça va se gâter pour Riri. A partir de là que ses actions vont enregistrer un spectaculaire recul.

— Des gens l’ont recontacté récemment pour lui parler de ce manuscrit. C’est là que M. Tournelle a eu une petite… heu… faiblesse. Son maître étant décédé, il a cru… Il s’est dit… Il a pensé…

Je fonce à son secours, ma chère chérie.

— Bref, il leur a vendu le manuscrit ?

— Oui, mais comprenons bien son état d’esprit, Antomio.

— Je le comprends. Tu l’as vendu combien, Riri ?

— Cinq millions.

— Ils étaient fermes sur les prix. Et qui étaient ces gens ?

— Deux messieurs.

— Tu les connaissais ?

— Non.

— Jamais vus auparavant ?

— Non.

— L’un d’eux était-il l’homme qui t’avait contacté une première fois ?

— Non.

— Ça s’est passé comment, la transaction ?

— Ils sont venus dîner un soir, au Saint-Hubert. C’est en allant chercher leur voiture au parking qu’ils ont frappé à ma porte : j’habite un petit logement près des hangars.

— Et comment t’ont-ils demandé le papelard en question ?

Riri prend son air le plus emprunté. Des nuages de demeurance lui passent devant la vitrine. Il paraît penser à autre chose ; pas fatalement à la mort de Louis XVI, pas même à celle de Clotaire de Bruyère mais à des trucs davantage sophistiqués, tels que la culture du rutabaga en Laponie ou l’accordage des guitares sèches dans le sud de l’Espagne.

— Ben, ils m’ont demandé si je n’avais pas travaillé chez M. le comte. J’ai dit que si. Ils ont dit que M. le comte avait été un grand savant du langage, et comme quoi il traduisait un document délicat juste avant de mourir. Que ce document, on ne l’avait jamais trouvé. Et que si on remettait la main dessus, la science y gagnerait, que sinon ce serait une grande perte pour l’humanité. Que eux, ils appartenaient au service des recherches spécialisées et qu’il y avait une prime de cinq millions pour qui permettrait de récupérer le manuscrit. Moi, que voulez-vous… J’ai pensé à maman. Je voudrais la mettre dans une maison mieux que celle où elle se trouve ; un endroit où elle aurait sa chambre pour elle toute seule, et où la nourriture serait meilleure. Et puis M. le comte était mort, après tout. Et alors…

— Tu leur as remis le papier ?

— Oui.

— Tu l’avais à portée de main ?

— Il se trouvait au fond de ma valise, entre l’étoffe et le carton de cuir.

— Et c’était comment, ce manuscrit, Riton ?

Félicie cloche un peu. Elle murmure que si nous n’avons plus besoin de rien elle va s’aller coucher. Nous laisser bavarder tranquillement.

Je lui fais la double bise du soir. Riri se lève, fort civilement, pour prendre congé. Maman exit. Je réattaque :

— Hein, Riri, le manuscrit, il se présentait sous quelle forme ?

— Boff, c’était un parchemin, plein de caractères chinois. Assez grand. Épinglés après, il y avait les feuillets de M. le comte.

— Ils étaient rédigés en français ?

— Non, en chinois. M. le comte avait traduit du vieux chinois en chinois d’aujourd’hui. Il est mort avant d’avoir traduit du chinois d’aujourd’hui en français de maintenant. Enfin, je suppose.

— Et ils t’ont donné le pèze tort de suite, les deux types ?

— Oui. Recta. Y en a un qui est allé le prendre dans leur voiture.

— Curieux de laisser tant de fric sur un parking, non ?

— Ça, oui. Mais ils devaient fermer à clé.

— Et le pognon, où est-il ?

— Dans ma chambre du Saint-Hubert, caché. Mais je suis prêt à le rendre.

Le rendre à qui ?

Le téléphone éclate tout à coup dans la baraque. Impérieux, sinistre à cette heure indue. Depuis le haut de l’escalier des chambres, Félicie me demande à la cantonade :

— Je dois répondre ?

— Oui, et si c’est le Vieux, tu ne m’as toujours pas vu.

La sonnerie cesse. Le voyant vert reste allumé un moment sur le poste du salon. M’est avis que ça ne doit pas se passer formide. Enfin, le déclic et la loupiote s’éteint.

Je me rends au bas de l’escalier. M’man est en haut, plus pâlotte que de coutume.

— C’était lui ?

— Oui. Furieux. J’ai l’impression qu’il ne m’a pas crue. Il faut dire que je mens si mal, mon pauvre grand…

— Qu’a-t-il dit ?

— Qu’il entendait pouvoir compter sur ses collaborateurs et que sinon, il en changerait. Que cette partie de cache-cache avait assez duré. Il t’attendra à son bureau demain à dix heures ; si tu n’y es pas, il confiera l’affaire à quelqu’un d’autre. Il s’agit d’une chose très importante nécessitant ton départ à l’étranger.

Elle est tout angoissée, m’man. Frileuse de crainte. Et pourtant pas mécontente de me savoir ici, en bisbille avec ce foutu Dabe qui passe sa vie à m’arracher à celle de Félicie.

— Ne te tracasse pas, m’man. Va dormir. T’ai-je dit que tes ris de veau étaient de première ? Ils méritaient les clés d’or de Gault et Millau.

Je reviens au salon.

— Attends-moi cinq minutes, Riri, je monte me fringuer, on va aller faire un tour.

— Vous m’arrêtez ? bredouille le malheureux.

— Non, sois tranquille.

Mais son regard reste lesté d’incrédulité. Alors j’explose :

— Écoute, fesse de rat, non seulement je ne t’arrête pas, mais de plus tu garderas le blé. Je suis un poulet accommodant, non ?

Il soupire :

— Vous dites ça…

— Riri ! Tu aimes ta vieille, hein ? Bon, moi, j’adore la mienne, si je te jure sur sa vie que je te dis la vérité, tu me croiras ?

Là, il se sent délivré, soudain.

— Comme ça, oui.

— Alors bois un coup de cognac, la bouteille est sur la desserte.

C’est au moment où je franchis le pont de Saint-Cloud que ça me revient :

— Merde ! j’ai encore oublié Pinaud. Il a dû s’endormir aux chiottes.

Загрузка...