Chouette bâtisse, un peu fromageuse comme toutes celles des années 30. Ça se présente comme ça : t’as un porche, du genre pompeux ; puis un grand escalier majuscule, avec marbre, tapis, ascenseur et même une statue de bronze dans une niche qui représente une Diane chasseresse (pour l’instant, je te dis, elle chasse pas puisqu’elle est à la niche). Un petit écriteau annonce que pour Jasmine de Hurlevon, c’est l’escalier à droite dans la cour.
Alors, la cour.
Oui : v’là l’escadrin annoncé. Une porte vitrée en protège l’accès. Elle s’ouvre sans difficulté. L’escalier est un peu raide, en bois, recouvert d’une moquette éliminée.
Il conduit d’un élan à une espèce de palier-cul-de-sac encombré de plantes en pots, toutes plus grasses l’une que l’autre et où s’ouvre une porte provisoirement fermée. Je subodore un petit appartement mourant, douillet, dans le genre atelier, comme on n’en trouve qu’à Pantruche ; quelque chose d’un peu guingoiseux aménagé dans quelque excroissance de l’immeuble. A présent, ils font du fonctionnel, bien rectiligne, et c’est fini ces coins de rêve pour artiste pécuneux.
Je sonne doucettement. Ça fait un peu carillon alpestre à l’intérieur, sur trois notes frivoles. On vient m’ouvrir.
Je m’attends à tout, mais c’est le reste qui m’accueille. La veuve Hurlevon, je la figurais dans les gonzesses d’une trentaine de bougies, un peu avachie mais pas trop blette. Tu sais ? la nanoche en futal de velours, chandail trop ample en grosse laine ternasse. Je voyais un univers enfumé, du désordre, une ambiance bordélique, quoi. Le fait qu’à une plombe du mat on me convie sans me connaître me donnait à croire.
Foin, mon pote. Foin, foin, foin !
La personne que je te cause, la veuve Hurlevon, est une dame qui marche délibérément sur sa quarantaine, mais comment ! Attention, les rétines ! Abaissez vos visières, sieurs et dames. Chaussez vite vos lunettes polaroïd. Dedieu, la belle bête ! C’est un lot, c’est une affaire ! De la jument de haulte race. Puresange ! Quelle classe ! Quelle silhouette ! Quelle allure ! Quelle fête pour l’œil (en attendant mieux) !
Grande, blonde, le regard d’un bleu de « lapez-la-Julie » comme dit Béru. Un port épique. Une grâce, une beauté, nananère ! Tout ! La fée ! Tu restes coi, tu deviens coït. T’as envie de lui supplier de ne plus bouger et de t’asseoir devant elle pour la regarder tout bien, partout, sans rien laisser perdre, que rien ne t’échappe surtout pas. Elle porte une espèce de robe indienne aux impressions héroïques[11], bleu foncé avec des ramageries bronze et ocre, bordel ! Des spartiates dorées, oui ! Et puis des bracelets anciens, des colliers plus anciens encore. Et sa coiffure ! Sa coiffure, nom de Zeus, sa coiffure !
Comment qu’on arrive à ça ? Cette harmonie, ce ploufignal, ce gradinge, ce mordurond, ce chose, quoi !
Elle me sourit. La grande dame ! Cette affaire pleine de particules finit par être particulière, ayons pas peur de calembourer dans la vase.
Derrière la dame, je distingue, en partie, son logement. L’écrin est digne du joyau, comme l’écrivait Robbe-Grillet dans son Traité onirique sur la moustache sans poils. Tout tendu de tissu véry bioutifoule, délicat, subtil. Franchement déroutant, sans charre. J’en connais des photographes de presse, j’ai beaucoup de potes dans cette honorable corporation, je dirais même des chiées pour être plus précis, alors tu vois ! Eh bien, aucun d’eux (ou d’œufs car j’en sais qui sont chauves) n’a jamais possédé une épouse ni un appartement pareils. Never !
— Déjà ! gazouille-t-elle en me jaugeant d’une œillerie féconde[12].
— A cette heure, les artères sont dégagées, fais-je observer.
J’entre.
Inouï. Le grand super luxe. Pas celui des z’ensembliers-décoramerdeurs qui uniformisent les appartements à partir d’un certain niveau de vie. Moi, j’ai des relations, j’sais jamais chez laquelle que je me trouve, tant tellement leurs crèches sont identiques, hallucinantes de pareilleté, avec les mêmes tentures, gravures, meubles, canapés, plus mimétiques que les F3 des Mureaux ou de Sarcelles… A croire qu’ils raffolent tous des mêmes chieries impersonnelles et qu’ils complaisent dans l’anonymat de luxe. Le buffet campagnard gratuit a porté ses fruits (de la Passion), les gars. Bravo !
Chez Jasmine de Hurlevon, c’est raffiné. Rare, même. Je ne suis pas d’accord sur tout, mais je reconnais franchement la qualité très affûtée de l’ensemble.
Le livinge n’est pas très grand, mais si feutré, si gourmand. Une chaîne hi-fi hifise une mélodie suave, un énorme bouquet de fleurs savamment agencées met de la joie dans la pièce.
Elle me désigne un fauteuil très bas qui m’absorbe jusqu’aux épaules.
— Que puis-je vous offrir ?
J’aime ses yeux, sa couleur, son parfum, ses fringues, son sourire, ses formes, ses dents, son bouquet de fleurs, sa musique douce, son fauteuil, ses mains, ses bijoux, sa cordialité. Et je suis prêt, archiprêt, à vénérer : sa chatte, ses seins, son nombril, sa peau, son whisky pur malt et sa technique. Évidemment, rien de comparable avec Mado Moulfol. Jasmine, tu comprends, elle te donne envie ; la Mado, elle, t’emporte.
Mais il serait indécent de m’étendre sur cette dernière au moment où je convoite une autre personne de son sexe.
— J’aperçois sur cette délicate table, entre autres merveilles, une bouteille de pur malt dont je boirais volontiers quelques gorgées, réponds-je.
— On the rocks ? elle demande, ce qui fait toujours très con, à mon avis, dans une conversation française, merde, qu’à quoi bon s’échiner à créer des néologismes si c’est pour se foutre à jacter anglais !
— Juste avec un glaçon, si vous voulez bien, rectifié-je.
Elle me virgule un gentil sourire, style : reçu cinq sur cinq, pardon : five on five !
— Ainsi vous étiez un ami de Léo ?
— Et un bon, fais-je, pour couper aux détails fâcheux.
— Vous faites dans la presse, vous aussi ?
— Non : l’administration. J’étais rattaché aux Affaires étrangères… Ce scotch est fabuleux. Ainsi mon vieux Léo n’est plus ?
— Comment l’avez-vous appris ?
— Des confrères à lui auxquels je demandais de ses nouvelles. Un accident, n’est-ce pas ?
— Hélas.
— De moto ?
— Oui.
Elle a pris place en face de moi, a croisé ses jambes, mais en rajustant bien sa robe, l’idiote, pour la faire tomber le plus bas possible.
— Ça vous ennuie peut-être d’évoquer ces vilains moments, madame de Hurlevon ?
— Au contraire. Quand vous l’avez connu, il avait encore sa barbe ?
— Bien sûr.
Elle sourit nostalgiquement.
— A l’époque, on l’avait surnommé Noé, je ne sais pas pourquoi… Sûrement à cause de sa barbe.
— Comment est-ce arrivé ? Je veux dire, l’accident ?
— Dans une ligne droite, un chien errant traversait la route au moment où il arrivait à plus de cent cinquante sur sa moto. Il a été tué sur le coup.
— Il y a eu des témoins ?
— Non, un représentant de commerce l’a découvert, disloqué au milieu de la chaussée.
— Comment en ce cas sait-on que c’est un chien qui a provoqué l’accident ?
— Le cadavre de l’animal gisait près du sien.
Un temps, le disque vient de changer ; maintenant ça musique à base de guitares, un truc sudamerloque : les Andes, tu vois ?
— C’est moche, soupiré-je.
Je regarde autour de moi.
— Pardonnez-moi cette question, mais vous avez l’air de vous en sortir, non ?
— Mon père est dans les sucres.
— Eh bien, c’est une bonne idée, encore que, de nos jours, tout le monde se convertisse aux édulcorants pour échapper aux bourrelets.
« Je n’ai pas revu Léo depuis notre voyage en Chine Populaire. »
Là, je place un petit rire attendri du meilleur effet, le genre de ricanement qui se doit d’être suivi d’un pleur pudiquement écrasé à la dérobée de manière à ce qu’il n’échappe à personne. Ce dont je.
— Je me souviens qu’il avait acheté une énorme potiche ancienne, reprends-je, je l’ai même aidé à la transporter jusqu’à l’aéroport.
Elle hoche la tête.
— Il l’a brisée, me dit-elle.
— Non ! Après tout le mal qu’il s’était donné pour la ramener…
Jasmine fait la moue.
— J’ignore pour quelle raison il avait fait une pareille emplette ; comme vous pouvez le constater, la chinoiserie ne fait pas partie de nos goûts en matière de décoration.
— Cette potiche était très ancienne.
— Cela ne fait pas tout.
— Elle n’était pas raccommodable ?
— C’était devenu une sorte de puzzle. Vous reprenez un scotch ?
— Non, merci.
Et puis la converse tombe en panne. Maintenant la belle Jasmine semble attendre. Mais attendre quoi ?
Je suis vanné, fourbu, rectifié. Mes paupières me brûlent. Pourtant, il n’est pas tellement tard. Faut que je pousse mon enquête, je ne suis pas seulement venu chez cette digne veuve pour la contempler en me disant que je lui ferais volontiers soupeser mes petites filles modèles.
— A propos de cette potiche…
— Oui ?
Je liche l’eau de mon glaçon pour éviter d’avoir à regarder mon interlocutrice.
— Les gars qui m’ont appris le décès de Léo m’ont raconté je ne sais quelle histoire de cornecul à propos du vase chinois…
— Vraiment ?
— Il paraîtrait que Léo y aurait déniché un parchemin, ou je ne sais quoi…
Elle ne répond rien. Simplement, elle se baisse, passe la main sous les franges de son fauteuil et en ramène une sonnette qu’elle agite.
Je n’ai pas tellement le temps d’être surpris. Quand une maîtresse de maison agite ce genre de clochette, tu te dis qu’elle alerte un domestique, non ? Mon regard se dirige en conséquence vers la porte.
Mais ce n’est pas une soubrette qui se pointe. Imagine un balaise, beau comme un camion, très chauve, façon Kojak, en bras de chemise, cravaté, l’air à la fois simple et très méchant. Quand il déambule, ça produit un rude froissement pareil à celui que fait l’éléphant en baguenaude dans la savane.
Son pantalon sombre est tellement tendu que j’ai hâte de le regarder s’asseoir. Un ventre proéminent déborde par-dessus. De nombreuses cicatrices zèbrent son visage, de-ci, de-là, le faisant ressembler à un blouson de motocycliste constellé de fermetures Éclair. Il a son pouce gauche enfilé dans son grimpant et il tient dans sa main droite un très joli pistolet noir moiré de bleu qui n’est pas sans évoquer le mufle d’un bulldog.
— C’est votre valet de chambre ? demandé-je à Jasmine.
Elle reste sans réponse, promenant ses ongles laqués sur ses lèvres d’un air dubitatif. Le gorille s’avance jusqu’à quelques encablures de mon fauteuil et jette l’ancre.
— Debout ! m’ordonne-t-il.
— Ne serions-nous pas mieux assis pour causer ? je lui oppose.
— Debout ! répète cet homme peu aimable en décrivant une contre-plongée avec son feu.
Alors, bon, je me lève, comprenant que c’est le genre d’énergumène qui tolère mal qu’on lui résiste. Pas exactement un homme fort, plutôt un homme de force.
— Va te mettre face au mur !
J’obtempère encore.
— Recule un peu !
Je recule un peu.
— A présent, mets tes deux mains contre le mur !
Docile, j’exécute la manœuvre, laquelle me place en position inclinée. Le coup classique. Dans cette attitude, je ne puis tenter grand-chose pour mon honneur, ma patrie ni mon roi.
— Je vais te fouiller, annonce le pistolero ; si tu joues au con, je te largue tout dans la paillasse, tu piges ?
— Madame de Hurlevon, soupiré-je, signalez bien à votre valet de chambre que le sang ne part pas sur une moquette.
Il ponctue ma réflexion d’un méchant coup de genou dans les noix, chose que j’abomine.
— Madame de Hurlevon, reprends-je, votre larbin doit être idéal pour déplacer le piano, mais question de style, vous devriez lui faire prendre des cours du soir.
Un second coup de genou semonçard ébranle mes fondations. Après quoi, le gorille se met à palper mes fringues.
— Ah ! il a un feu ! annonce-t-il triomphalement en me délestant d’icelui.
Il poursuit son manège, cramponne mon porte-cartes. L’explore d’une seule main, ce qui n’est pas commode.
— Ah, ça alors ! s’exclame le cher garçon.
— Quoi donc ? demande Jasmine.
— C’est un flic ! Et quel ! Merde, le commissaire San-Antonio ![13]
— Vraiment ! exclame mon hôtesse.
— Regardez !
Elle s’approche, constate. Par acquisition de conscience, comme dit Béru, ils consultent mes autres papelards, trouvent la confirmation de ma prestigieuse identité[14] et, dès lors, se confondent en excuses.
Le gorille a renfouillé sa seringue. Il me tend mon ami Tu-tues et mon larfouillet, penaud.
— Je vous demande pardon, monsieur le commissaire, vraiment, on ne pouvait pas s’attendre…
— C’est de votre faute, aussi, s’empresse de chichiller la veuve. (Car les gonzesses, tu les sais ? La manière qu’elles savent retomber sur leurs jolies papattes, en toutes circonstances. Prises en levrette, parfois, mais jamais jamais au dépourvu. Fais-leur confiance.) Pourquoi vous être annoncé sous un faux nom, commissaire ?
— La casaque de policier est parfois dure à porter, plaidé-je. Qui est ce monsieur ?
Le gorille rit :
— Un semi-confrère, commissaire. Je travaille comme garde du corps privé. J’étais un pote de Léo. Ce soir, Jasmine m’a téléphoné pour me dire qu’un type pas catholique cherchait à s’introduire chez elle, alors j’ai rapplique.
Jasmine s’explique :
— Il est évident que j’ai tout de suite su que vous bluffiez, commissaire. Jamais mon Léo n’a eu d’ami affublé du sobriquet que je vous ai indiqué. En outre, il n’a jamais porté de barbe. Quand vous vous êtes mis à me parler de la potiche, je n’ai plus hésité à appeler l’oncle Tontaine.
— C’est moi, se présente le chourineur, mon prénom est Gaston, et on m’a surnommé Tontaine. Oncle Tontaine parce que j’ai une flopée de neveux à la maison. Ma sœur est fille mère célibataire et on habite tous ensemble chez maman.
Ainsi Tontaine est tonton ! Homme sympathique lorsqu’il est relaxe. Le brave gars qui invente tous les matins l’eau chaude en allant aux chiches. Tonton gâteau, bientôt gâteux. Individu d’élite, prêt à payer cash de sa personne. A mesure que je le considère, je refrène mon envie de lui aligner un doublé dans le râtelier pour me venger de ses coups de genou dans le baignouscoff. La vengeance est un plat indigeste, en fait, et qu’il convient de bannir de son existence, sans aller jusqu’à tendre l’autre joue toutefois. Non plus que l’autre fesse, en ce qui me concerne. Bien. Qu’est-ce qu’on disait ? Les présentations, moui ; la justification de cette intervention brutale, moui. Eh bien, c’est à moi de causer.
— Vous redoutiez quelque danger, chère amie ?
Elle semble un peu ennuyée par ma question (en anglais : my question).
— Plus ou moins. Il m’est arrivé d’être menacée par téléphone, notez que ça ne s’est pas produit depuis longtemps.
— Ces menaces avaient trait à quoi ?
Elle me désigne le fauteuil que j’occupais avant l’entrée du gladiateur.
— Asseyez-vous, vous allez reprendre un scotch, nous bavarderons. Et vous, oncle Tontaine, un verre de limonade, comme d’habitude ?
— Ce sera pour une autre fois, ma petite Jasmine, s’excuse le chourineur, faut que je rentre donner le biberon de « notre » tout dernier, ça va être l’heure.
Et il me serre la main, qu’enchanté il est de m’avoir connu, et faites excuse pour la manière que je vous ai traité mais allez donc savoir que l’intempestif personnage était le célèbre Santantonio ! Tout ça, avec des frémissements de voix et de regard, des empêtrements de doigts, et les cicatrices qui rougissent.
Ouf : enfin seuls.
— Il est pittoresque, dis-je à Jasmine quand elle revient de la porte palière. Pour une femme seule, c’est parfait d’avoir un doberman de ce gabarit.
Elle hoche la tête.
— Il est très dévoué.
Puis, revenant au gras du problème :
— Comment se fait-il qu’un policier décide d’aller rendre visite à quelqu’un au milieu de la nuit ?
— J’admets que la méthode n’est pas très orthodoxe, conviens-je. Mais l’affaire rebondit et j’ai pour habitude de conduire une enquête tambour battant. Vous pouvez lire mes polars, ça ne piétine jamais au-delà de deux ou trois jours. Je travaille en trombe. On gagne en efficacité.
— Quelle affaire rebondit ? demande Jasmine en croisant les jambes, mais cette fois sans rabattre sa robe jusqu’à terre, ce dont je lui sais gré.
— L’affaire de Bruyère.
Elle sursaille :
— Quoi ! Voulez-vous dire que Gaspard serait innocent ?
A mon tour de tressauter :
— Gaspard ! Voulez-vous dire que vous connaissez d’Alacont ?
— Ignorez-vous que je suis sa cousine germaine ?
Je prends trois secondes de réflexion, j’en mets deux de côté pour plus tard, et puis je viens m’asseoir sur l’accoudoir de Jasmine.
— Vous savez qu’on entre de plain-pied dans le passionnant, très chère ?
— Pourquoi ?
— Je vais vous dire : parce que ! Mille fois parce que ! Je trouve enfin le lien ! Le nœud georgien, comme se complaît à dire l’un de mes éminents collaborateurs qui est à la langue française ce que le président Carter est à la connerie franche et massive.
— Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans le fait que je sois apparentée à d’Alacont ?
— Le fait que vous soyez apparentée à part entière à d’Alacont, précisément, réponds-je sans : tergiverser, barguigner, hésitation, louvoyer, finasser, prendre de gants, broncher, sourciller. Oh, madame d’Alacont, m’est-il permis de vous appeler Jasmine, à l’occasion de cette grande nouvelle ?
— Mais… pourquoi pas ? répond-elle, surprise — et qui sait ? — charmée.
Je pose ma main du milieu (car je me tiens de profil) sur son épaule.
— Merci, Jasmine. Je sens que nous brûlons. Et brûler auprès de vous, c’est se carboniser. Montrez vos yeux ! Dieu ! qu’ils sont profonds ! Et vos dents ? Dieu, qu’elles sont étincelantes ! Quant à vos lèvres… Vous permettez ? Irrésistibles ! Savoureuses ! Et si douces… Encore ! Si j’étais riche, je ne ferais que ça ! Enfin, presque que ça ! Jasmine, mon cœur, parlez-moi : vous entreteniez de bonnes relations avec Gaspard, n’est-ce pas ?
— Certes, nous l’aimions bien. Malgré qu’il menât une vie quelque peu dissolue et fût en marge de la famille, nous continuions de le fréquenter.
— Bravo. Alors, dites-moi, exquise Jasmine, fais-je à la Veuve Soyeuse, ne serait-ce pas Gaspard qui aurait conseillé à votre Léo de faire traduire son manuscrit par le comte de Bruyère-Empot ?
— Naturellement !
— Chérie ! ne puis-je m’empêcher. Oh ! semeuse de joie, dispensatrice d’allégresse, récompense réservée au dernier chevalier de la police française. Quelle géniale intuition m’a donc guidé jusqu’ici ?
Tout en récitant, je ponctue de baisers fous distribués ici et là, et aussi ailleurs, mais ne le répète pas, car une veuve tient à sa respectabilité plus encore qu’une femme adultère.
Elle objecte :
— Commissaire ! Non, commissaire ! Je n’ai jamais plus eu le moindre rapport avec un homme depuis la mort de Léo.
Et comme j’ai un tendre sourire, elle méprend et exclame :
— Vous ne me croyez pas ? Je vous le jure sur sa mémoire.
Qu’alors là, pardon, excuse, parlons d’autre chose. Une jurade pareille vaut celle de Saint-Emilion. Plusieurs années qu’elle a plus brossé, Jasmine. Quel dommage ! Ces coups perdus ! J’en éprouve un frisson de regrets éternels au ventre. Comme si c’était un hommage au défunt que de lui être fidèle par-delà la tombe. Que merde, moi je serais marida et j’aurais l’idée saugrenue de rendre ma femme veuve, je l’implorerais depuis les paradis de se faire enfiler à la santé de ma vie éternelle. Les toiles d’araignée, c’est pas un hommage. Remarque, je dis ça parce que je suis célibataire endurci jusqu’au fond du calbute. P’t’être que si j’avais une gerce je verrais autrement. Mais je crois pas. Le temps de vivre nous est si chichement mesuré qu’il ne faut pas le foutre sur les voies de garage du chagrin.
Et donc elle effarouche de mes baisers, Jasminette. Ils la prennent de court. La nuit exquise qui nous grise, elle pouvait pas la prévoir. Je lui tombe dessus à l’improvisation, comme dit mon cher Béru, l’haltérophile de fer.
— Ma Jasmine, dis-je, une rubrique est à développer dans cette affaire, c’est celle du document chinois. Est-il exact que Léo l’ait trouvé parce qu’il avait brisé la potiche ?
— C’est exact.
— Et ce parchemin l’intriguait ?
— Beaucoup ; il faut dire que mon mari possédait, professionnellement, un esprit curieux. Il a montré sa trouvaille à des Chinois qui furent infoutus de la lui traduire. Un soir qu’il racontait son aventure à Gaspard, ce dernier lui a conseillé d’aller chez son oncle, en Sologne.
— Et alors ?
— Léo a pris rendez-vous et s’y est rendu en effet. Le vieux gentilhomme s’est montré très intéressé et a promis son concours. Un peu de temps a passé. Un jour, M. de Bruyère a téléphoné pour prévenir mon époux que des gens avaient pris contact avec lui, qui lui offraient le pactole en échange du document.
— Intéressant.
— Léo, pour le coup, a été franchement passionné par l’aventure et a pressé le comte d’achever sa traduction. M. de Bruyère-Empot a promis…
C’est elle qui, à présent, entreprend de me caresser. Et moi, rendu mufle par la curiosité, j’écarte sa main de mon chapiteau Jean Richard-Bouglione.
— Et ensuite, ma somptueuse amie ? Et ensuite, dites-moi vite tout et je vous ferai lentement tout, promis, juré. Débarrassons-nous du terre à terre avant de passer au ciel à ciel.
— Mon Léo était une nature impétueuse. A compter de ce jour, il s’est mis à harceler le comte. Mais, curieusement, le comte se faisait réticent, évasif, alléguait la difficulté du travail, demandait des délais. Cela irritait Léo, l’agacait prodigieusement. Il a fini par se fâcher et par annoncer à M. de Bruyère-Empot qu’il irait récupérer le document, que la traduction en soit ou non achevée. Le bonhomme lui a demandé un dernier délai parce que, prétendait-il, il avait soumis le parchemin à un confrère pour obtenir sa collaboration. Rage de Léo ! Une vraie tempête…
Sa main est revenue se jucher sur mon perchoir à chattes. Et la bébête fait comme cet abbé con qui gravissait la tour Eiffel.
Je vais plus pouvoir résister longtemps. Faut que je place mon ultime question :
— Et ce dimanche 4 avril 76, il se rendait à Empot, n’est-ce pas ?
Avant qu’elle ait le temps de rétorquer, il se passe une nouvelle chose étonnante, voire détonante chez cette veuve inconsolable. Une seconde apparition. Plus menue que la précédente, mais plus bruyante aussi. Une gonzesse très brune, aux cheveux coupés très court, vêtue uniquement d’une grande serviette de bain.
— Mais nom de Dieu ; Jaja, qu’est-ce que tu fous, ce soir, au lieu de venir te coucher ?
Elle se tait en constatant ma présence. Se surdimensionne en découvrant notre posture.
— Quoi ! fulmine-t-elle. Avec un homme ! C’est pas vrai ! Je rêve ! Alors Madame la Salope est retombée dans ses aberrations ! Madame la Foutue Garce veut de nouveau tâter du mec ! Madame la Peau d’Hareng était en manque de toutou ! On aura tout vu ! File au lit, Vache-à-taureau ! Tout de suite, sinon je flanque mes complets et mon gode dans ma valise et je me tire pour toujours !
Je pige maintenant pourquoi la belle Jasmine n’a plus contacté un julot depuis son veuvage. Elle avait des compensations ! Et quelles ! Il est chouettos, son brancard.
— Ne la grondez pas trop, plaidé-je. Je ne suis qu’un policier sur le sentier de la guerre.
Elle écume, Poupette :
— Un policier, avec un braque pareil !
— La matraque fait partie de notre panoplie professionnelle. Rassurez-vous, je vous lèche, pardon : je vous laisse. Jasmine, ma gosse, vous n’avez pas répondu à ma question : le dimanche 4 avril, Léo se rendait bien chez le comte de Bruyère-Empot, n’est-ce pas ?
— Non, me dit-elle à travers ses belles larmes mordorées, il en revenait !