SUITE SOLOGNOTE

Claudette épluche des pistaches.

Ayant séparé le bon grain de l’ivraie, elle place la partie comestible dans un petit bocal de verre et jette la coque dans sa corbeille à papiers.

Il est fréquent que les secrétaires usent leur temps de bureau à se faire les ongles ou à téléphoner à leurs copines pour leur raconter la manière suave que baise le beau mec rencontré au Paris, la veille, et qui fait si distingué avec ses cheveux gris, et qu’est élégant au point de porter encore cravate à une époque que ça se fait plus que dans les sous-préfectures, et qui a des tatanes en croco, des chemises monogrammées à son effigie, des slips double corps, remplissage automatique ; et une bagnole sport de marque italoche sivouplaît, roues à rayons, de surcroît, tout ça bien.

Mais c’est la première fois que je vois une de ces demoiselles monder des pistaches.

Je lui demande à quoi correspond cette besogne ; Claudette m’informe qu’elle a une réception chez elle, ce soir, et qu’elle prépare des amuse-gueules pour l’apéro.

Je demande après Mathias ; elle me répond qu’il est EN rendez-vous ; expression que j’abhorre violemment. Pour moi, être EN rendez-vous et aller AU coiffeur classent mon interlocuteur dans le casier d’en dessous de l’échelle intellectuelle des valeurs.

La ravissante personne précise même que Mathias s’est mis sur son trente et un.

Un bruit lointain de chasse d’eau, offert par mes joyeux camarades Jacob et Delafon (après tout, c’est peut-être le même personnage ?) agresse le silence confortable de l’Agency.

Apparaît Pinaud, veston sous le bras, chapeau rejeté en arrière du crâne, en train de se colleter (si l’on peut dire) avec ses bretelles. Le dernier bouton sustentateur d’une des pattes est parti vivre sa vie, et l’homme réclame une épingle de sûreté susceptible de le remplacer au pied levé. L’obligeante Claudette la lui fournit. Pinaud peut donc se rajuster à loisir, et ce pour une durée confortable car, grâce à une constipation chronique, il n’est contraint qu’une fois par semaine environ, exception faite pour l’octobre qui le fournit en moût laxatif.

— Mademoiselle, dit-il à Claudette, je vous informe que le rouleau de papier hygiénique touche à sa fin et qu’il serait opportun de lui prévoir un successeur.

Claudette rétorque qu’elle est secrétaire diplômée et non dame pipi.

Baderne-Baderne admet le bien-fondé de l’objection et propose d’écrire un mot à la femme de ménage, mot qui sera placé en évidence dans les toilettes. Claudette reconnaît que c’est là une idée qui confine au génie. La prenant au pied de l’enthousiasme, César décide de dicter la lettre. Claudette objecte qu’elle est occupée ; en homme épris d’équité, Pinuche fait valoir que le mondage des pistaches n’est pas inclus dans les fonctions de Claudette. Claudette le traite alors de vieux gland ; Pinaud répond que peut-être, mais qu’il va néanmoins dicter. Claudette me quémande du regard. Je ratifie froidement la demande pilnucienne :

— Eh bien, prenez la lettre de M. Pinaud, voyons !

Rogneuse, elle récupère un bloc sténo qui n’a pas servi depuis le sacre de Bokassa (auquel j’ai adressé un mot de félicitation pour sa mutation empirique), un crayon, un cachou. Elle croise ses jambes aussi haut qu’il est possible de le faire sans se fendre en deux, et attend en sifflotant d’un air voyou une chanson de Brassens dont le refrain dit comme ça « qu’il n’est pas possible qu’on détrône le roi des cons ».

Pinaud hermétise sa braguette, tapote le grand creux qu’elle forme à l’emplacement hypothétique du sexe, et commence :

« Chère madame Cassepot,


« Bien qu’il n’entre pas dans mes attributions de m’occuper de l’intendance de la Paris Détective Agency dont vous assumez l’entretien avec un brio auquel il me plaît de rendre hommage et qu’oncques ne vous discuterait, je me permets de porter à votre connaissance le fait suivant : les exigences de la nature m’ayant conduit à me servir des doubles vécés (en français : les lavatories), j’ai été amené à utiliser le rouleau de papier satiné placé près de la cuvette. J’en ai fait un usage modéré, n’ayant pas à réparer de gros outrages du point de vue souillure. Mon intestin étant extrêmement paresseux, je m’alimente peu, ce qui solutionne par avance mes problèmes résiduels. Toutefois, le léger prélèvement que j’ai opéré sur le rouleau m’a amené à constater que celui-ci touchait à sa fin. En conséquence, ceux qui me succéderont en ces lieux, dits d’aisance, affronteraient de graves déconvenues s’ils le trouvaient complètement tari à un instant de leur vie où il constitue le recours le plus précieux qui soit. Je songe tout particulièrement à mon excellent confrère et ami, M. Alexandre-Benoît Bérurier dont la vie intestinale diffère totalement de la mienne, ce qui l’oblige à une large utilisation du papier en question.

« Fort de ces arguments, et comptant sur votre compréhension, je me permets de solliciter de votre bienveillance le renouvellement du rouleau de papier qui touche à son terme.

« Je profite de la présence pour vous complimenter à propos du choix de cette fourniture de première nécessité. La marque “Œil de bronze” est de grande qualité. Doublé, résistant, il reste moelleux sans crever sous les doigts, ce qui est toujours fâcheux, surtout, lorsque comme moi, l’on aime à fumer en déféquant.

« Toutefois, me pardonnerez-vous mon audace, chère madame Cassepot, si je vous demande de ne pas choisir un papier de couleur ? Celui qui s’achève est rouge, ce qui provoque l’inquiétude, chez les dames d’abord en leur donnant à croire qu’elles sont en avance sur leurs époques, chez les messieurs ensuite en leur faisant craindre les prémices de quelque méchante tumeur maligne dont je vous laisse à deviner laquelle. Je ne voudrais pas passer pour outrecuidant à vos yeux, chère madame Cassepot, en vous recommandant d’acheter du blanc. D’autant qu’à dire vrai, je n’ai pas consulté les autres usagers des toilettes de la Paris Détective Agency. Loin de moi l’idée de vouloir faire prévaloir mes goûts personnels, d’autant que, je vous le répète, je n’use des sanitaires qu’avec parcimonie étant donné ma constipation chronique. Pourtant je pense être l’interprète de la majorité en recommandant l’utilisation d’un papier blanc, ce qui est toujours de bon ton (le blanc n’est-il pas la couleur des rois ?) et n’engendre aucune perplexité d’ordre médical.

« J’espère que vous et les vôtres êtes en bonne santé et que vous avez des nouvelles rassurantes de votre fils qui séjourne au Kenya, crois-je me rappeler, à moins que ce ne soit en Norvège ?

« Je ne saurai terminer ce court message sans vous renouveler ma reconnaissance concernant le merveilleux moment que nous passâmes ici même un certain matin de la semaine dernière où je vins en avance et où vous partîtes en retard.

« Dans l’attente, et avec l’espoir d’une prochaine rencontre de même nature, je vous prie d’agréer, chère madame Cassepot, l’expression de mes sentiments respectueusement dévoués et de ma haute considération,

César Pinaud

« P.S. : Dans l’hypothèse où vous auriez rassemblé un stock de papier de couleur, il va sans dire que nous sommes prêts à l’épuiser avant que de nous vouer exclusivement à l’usage du fameux papier blanc dont l’apparence liliale me va droit au cœur.

Satisfait, il ôte son chapeau pour essuyer d’un revers de bras sa tête emperlée. Écrire est une besogne sudative, au même titre que le terrassement ou le maniement du ringard. Beaucoup de cons se figurent que nous faisons un métier de feignant, les romanciers. Rien de plus faux (sinon une faux). L’écriture fatigue, et même épuise davantage que l’effort physique ; projeter sa pensée mobilise le corps. La transmutation ne s’opère qu’au prix d’un apport héroïque de la viande. Mais tu t’en fous et tu as parfaitement raison. Que serait ma vie si tu abondais dans mon sens, pauvre gonfle ? Qui est-ce qui me sécuriserait si tu me donnais raison ? J’imagine mes doutes en pareil cas, mes errances, et j’en frissonne. Je t’en supplie, continue à me décroire, à me douter, à m’outre-passer, merci. Amen.

Pinaud bâille. Sa nouvelle disponibilité intestinale le rend apte à toutes les aventures.

— C’est calme plat, ces jours, me fait-il remarquer, on sent que le Vieux est en Bolivie, au congrès interpolices.

Il rebâille. Je détourne les yeux pour fuir cette mousse écœurante, nicotinisée, qu’il propose à l’admiration environnante.

— Viens avec moi, lui dis-je, on va aller prendre l’air.

— Au Bois ?

— Non : en forêt.

* * *

Ce qu’il y a de merveilleux, en Sologne, c’est que c’est partout pareil : la forêt, des routes qui la découpent, quelques beaux domaines cachés derrière les frondaisons, des étangs mélancos. Et puis du gibier, naturliche. Et comme il y a du gibier, des gardes-chiasses, naturellement, des vrais, en costar de velours potelé, casquette à visière noire, leggings accent solognot garanti.

Une pancarte bleue, passablement rouillée, indique : « Domaine de Bruyère-Empot ». On suit la flèche, en Indiens dociles que nous sommes, au milieu de cette sylve. Bientôt, le chemin moussu vient buter contre un immense portail de fer.

Pinaud descend carillonner et, en attendant qu’on nous vienne accueillir, le cher homme compisse le pilastre à petits jets mutins annonciateurs de prostate.

Mais personne ne surgit, sonne que sonneras-tu. On tente d’ouvrir, en vain. Tout est verrouillé. J’essaie d’apercevoir le château, mais comme l’allée principale décrit une courbe et que des arbres plantureux, voire majestueux, la bordent, il est impossible de mater.

Le portail est purement symbolique vu qu’aucun mur ne le prolonge de part et d’autre. Il se dresse comme une barrière douanière ; le passage est libre de gauche et d’à droite, si l’on excepte un fossé noirâtre qui doit s’emplir d’eau pendant la mousson. Je franchis icelui d’un pas agile et m’avance cavalièrement dans l’allée (je n’ai aucun mérite à cela puisqu’il s’agit d’une allée cavalière).

— Hep, là-bas ! crie une voix qui roule les « r », bien que son interjection n’en comporte pas.

Et un garde se pointe, fusil à l’épaule, suivi de deux chiens renifleurs qui s’obstinent à lui humer les talons.

L’homme trimbale une bacchante de cinquante centimètres, dans les tons queue de vache rousse. Il a les yeux en boutons d’uniforme et arbore une décoration évasive au revers de sa veste.

Il radine d’une allure martiale, sévère et juste.

— Eh bien, où alliez-vous ? demande-t-il.

— Au château, réponds-je, parce que je te jure que c’est la vraie véritable vérité.

— Le château est fermé, montrez-moi vos papiers !

Je lui présente ma brème professionnelle. Le garde épanouit de la physionomie.

— Oh, bon, vous en êtes un ! il remarque.

Note que je préfère ça à « vous en êtes une ».

— Depuis quand le château est-il fermé ? je lui demande.

— Ça fait bien deux ans. Y a des problèmes de succession depuis la mort de m’sieur le comte.

— Vous êtes de par ici, bien entendu ?

— Oh ça oui, depuis au moins les croisades, rigole le brave homme.

— Vous avez dû suivre l’affaire, non ?

— Tout le monde l’a suivie au pays ; une très triste affaire. C’était un éruditieux, m’sieur le comte. Il ne sortait de ses livres que pour se donner de l’exercice. Il disait que les belles pensées fleurissent dans les corps sains, c’était sa devise.

Il ajoute :

— Ce qui rejoint ce que vous dites quelques paragraphes plus haut, quoi !

Ayant fait la part du surréalisme, je me consacre à l’enquête.

— Cher ami, connaissez-vous la dame dont voici la photographie ?

Ses bons gros doigts malhabiles s’emparent du carton. Le garde visionne la femme brune à la raie médiane.

Il n’hésite pas.

— C’est Mme de Mouillechagatte, assure-t-il.

Je sursaille.

— La romancière ?

— Je sais pas si elle est romancière, tout ce que je sais, c’est qu’elle écrit des livres, assure ce digne personnage.

Donc, il s’agit bien de Sidonie de Mouillechagatte, l’auteur un poil scandaleux de « Va, tu es rétro, Satanas. » J’ai vu plusieurs fois des photos d’elle dans les rubriques de livres, comment se fait-il que le cliché pris par Clovis Moyençon ne m’ait pas frappé ? Il fait dire que le bas bleu en question n’est pas au sommet de mes préoccupations.

— Elle habite la région ?

Le garde velouré, casquetté, leggingsé, fusillard, mouille son doigt le plus long comme s’il s’apprêtait à l’enfoncer dans un réceptacle récalcitrant et finit par le brandir plein sud.

— Mouillechagatte est à une lieue et demie d’ici, révèle le protecteur des lapins solognots. Vous suivez la départementale sur quinze cents mètres, puis vous prenez le vicinal de gauche.

Je le remercie.

— C’est-y qu’aurait un relent d’enquête à propos de l’affaire ? demande le garde.

Je m’aggravis.

— Monsieur, lui dis-je, je crois savoir que vous êtes assermenté, n’est-ce pas ? Eh bien, je le suis également.

Le plus gros des deux chiens de chasse débouche l’anus du pauvre Pinaud qu’il obstruait de sa truffe et nous partons à la conquête de la vérité.

Le château de Mouillechagatte n’a rien d’opulent. De dimensions modestes, réparé avec goût, il enchante l’œil de l’arrivant. Des roseraies l’entourent, un délicat étang en forme de tache d’encre sur un buvard le miroite, et y a même plein de moutons blancs à paître dans les environs immédiats. Ils sont si blancs, si délicats que tu regardes à deux fois, t’assurer qu’ils ne portent pas un ruban rose autour du cou, comme sur les tableautins pour salon bourgeois que ça représente Marie-Antoinette jouant à la bergère, cette conne, au lieu de s’occuper du bon peuple de France.

Une Rolls blanche, décapotable, est remisée un peu à l’écart sur un parking saupoudré de graviers roses. Tu sens illico que les proprios de cette crèche ont les moyens, tout au moins ceux de faire accroire qu’ils en ont, ce qui revient au même, et même au plus.

Je range ma pompe et m’avance vers la masure, suivi de Mister Fossile et Marteau. Juste que je pose mon premier pied sur la première marche, des clameurs s’en échappent. Un vache dialogue ponctué de bris (le Bris et la Fureur, moi je te l’annonce) s’échange.

Et c’est une voix de dame qui répond à une d’homme. Et y se disent tout ce que je vais avoir le bonheur à haute tension de te relater pas plus tard qu’immédiatement :

— Roquet !

— Truie !

— Pourri !

— Vérole !

— Puant !

— Sanie !

— Dégueuli !

— Chiée !

— Castrat !

— Trou !

— Surcon !

— Sous-merde !

— Enculé !

— Enculée !

— Peau de vache !

— Fosse d’aisance !

— Tacot !

— Gueule de raie !

— Minus !

— Ignarde !

— Torchon !

— Serviette périodique !

— Peau de zob !

— Pute !

— Répète !

— Pute !

— Puceau !

— Cul intorché !

— Lavement !

— Eau de bidet !

— Colique !

— Morue !

— Répète !

— Morue !

— Voyou !

— Bouffe-bites !

— Enfoiré !

— Salope !

— Cadavre !

— Chiraquienne !

— Pet !

— Ménopause !

— Sans-couilles !

— Diarrhée verte !

— Mal poli !

— Gourgandine !

— Foireux !

— Catastrophe !

— Pédé !

— Répète !

— Pédé !

— Faisandée !

— Chiottes bouchées !

— Lèche-pine !

— Escroc !

— Crevure !

— Feignant !

— Follingue !

— Châtré !

— Poubelle !

— Emmanchée !

— Burnes creuses !

— Écrivaillonne !

— Répète !

— Écrivaillonne !

— Débile profond !

— Écrivaillonne !

— Ne le répète jamais !

— Écrivaillonne sans syntaxe !

— Quoi ?

— Sans vocabulaire.

— Quoi ?

— Sans idées !

— Quoi ?

— Sans style !

— Quoi ?

— Sans tirages !

— Quoi ?

— Sans lecteurs !

— Quoi ?

— Sans éditeur !

— Menteur !

— Six manuscrits refusés !

— Je te hais !

— Je te chie !

— Tu me tues !

— Tu m’effrites !

— Je meurs !

— Crève !

— Je te maudis !

— Merci !

— Adieu !

— Adieu !

— Tout est fini !

— Enfin !

— Je cesse !

— Ouiiii !

— Tu m’excites !

— Toi aussi !

— C’est pas vrai !

— Je bande !

— Menteur !

— Regarde !

— Merde !

— C’est pas de la queue, ça ?

— Je la veux !

— Trousse-toi !

— Voilà !

— Debout !

— Accoudée au piano !

— Attention que le couvercle ne se rabatte pas sur mes couilles !

— Vas-y !

— Oh, salope !

— Ah que c’est boni !

— Tiens, ma vache !

— Tu es monté comme un âne, Adolphe !

— Toi, t’as une chatte comme un porche d’église !

— Adolphe !

— Sidonie !

— Chéri !

— Je t’aime !

— Moi aussi !

— Oh ! que tu es belle !

— Pas si fort, tu me défonces !

— Tiens, charognerie dégoulinante !

— Qu’est-ce tu dis ?

— Charognerie dégoulinante !

— Ah ! bon, j’avais compris autre chose ! Parle-moi encore d’amour !

— Fumière !

— Encore !

— Pétasse !

— Oui !

— Empétardée !

— Continue !

— Pompeuse de bougnoules !

— Ouiiii, oh, oui ! oh ! oui, raciste, Adolphe !

— Tu aimerais te faire sabrer par des déménageurs de pianos !

— Certes !

— Tu voudrais vider les roustons d’un régiment de Khmers rouges !

— Aohouhaaa, comme tu me connais bien, Adolphe !

— Il te faudrait un Cosaque et son cheval !

— Bien sûr !

— Un gorille !

— Cela va de soi, Adolphe !

— La tour de Pise !

— C’est trop, Adolphe ! Tu as des mots qui vous transportent !


Et alors ils se taisent.

Nous sommes installés dans la vaste entrée coquettement meublée de choses louis-philippardes.

Un couple de domestiques se tient collé contre les portes vitrées donnant accès au salon.

Je te dois à ce point de l’action de préciser (du moment que tu as payé ce livre ou que c’est quelqu’un aimant la bonne lecture qui te l’a prêté) qu’au début de la scène, les deux protagonistes cassaient beaucoup. Toutes les quatre ou cinq répliques environ, un objet éclatait, composant un fond sonore à l’algarade si aimablement conclue.

Le larbin mâle est armé d’un bloc-notes, et la larbine lui énumère les dégâts. Elle exprime gravement, mais d’un ton routinier, comme si elle procédait à un inventaire, et son compagnon répète en annotant :

— La statuette de Sèvres, représentant Diane et l’Amour. Oui, il m’en reste en réserve…

Bloinnnngggg !

Elle annonce :

— Le bras de lumière Napoléon III !

Il redit :

— Le bras de lumière Napoléon III, stock épuisé, le remplacer par une lanterne de procession modèle 6 bis.

Et tout à l’avenant. Et puis, lorsque Monsieur et Madame se réconcilient, contre le piano (auquel je souhaite d’être à queue, vue l’occurrence), ils s’arrêtent de faire le point pour se tourner vers nous autres deux, très décontenancés que nous sommes.

— Messieurs ?

— Nous souhaiterions parler à Mme de Mouillechagatte, dis-je assez péremptoirement pour être pris au sérieux.

Le larbin, faut que je te raconte, il est tout michu, tout grelu, badru, glapu. Il ressemble à Sim, même tête de casse-noix en bois sculpté, mêmes z’yeux prompts et fuligineux, tu sais ? A propos de l’expression « tu sais », faut que je te dise l’à quel point ils me les brisent avec leurs pubs, à la radio. Qu’un gonzman trouve une astuce et voilà tous ces moudus qui lui emboîtent la trouvaille. Doré de l’avant, comme dit le Gros, on ne peut plus te célébrer un produit, sans que le baratineur ou la baratineuse ajoute, d’un ton entendu : « Vous savez, avec le petit truc, ou le petit chose », selon. Un mec a trouvé le premier, et poum ! les autres engouffrent. « Vous savez ? avec le bitougnet doré ». « Vous savez ? avec la petite rose bleue ». Moi, l’Antonio c’est :

« Vous savez ? avec le beau chibre surchoix ! » ou encore :

« Vous savez, le mec qui vous sodomise de tout son cœur ! », voire : « Vous savez, ce type qui en a ras le bol de vos manigances de merde, à tous, tas de cancrelats, tas d’abîmés, tas de moindres ! Faisandés, mal huppés gredins de tout poil, égrotants, faux bizarres, traîneurs de relents, cadavérables, décorés, présidents, putrescibles, endémiques, fallacieux, maugréeurs impensifs, bavards, raclures, sous-merdes, tuyaux, pines torves, fuyeurs, invertébrés, délateurs, pontifiants, navrances, manufacturés, contribuables, connards, bouffeurs, chieurs, photographieurs, mesquins, reliquats, viandasse, membres gangrenés, fesses plates, trous, trous, trous, trous.

Ad libitum.

Donc, je viens d’annoncer à Sim, le valet, que nous souhaitions nous entretenir avec Madame, pardon : avec Médème.

Il prend un air chagrin.

— Madame est en conférence.

— Il y a de cela, dis-je, puisqu’elle est en train d’en prendre un vieux coup dans les baguettes, mais nous savons vivre et n’aurons garde d’interrompre son coït, sachant trop, d’expérience, combien il est éprouvant pour le système glandulaire d’être interrompu en cours d’orgasme.

Il a une mimique approbateuse, montrer qu’il apprécie notre compréhension.

— La copulation de ces messieurs-dames dure longtemps, si ce n’est pas indiscret ?

Le valet hoche la tête.

— D’une façon générale, Madame prend son pied assez rapidement, comme la plupart des nymphomanes ; mais Monsieur par contre n’a pas l’éjaculation prompte. Madame qui est très coopérative le subit toutefois jusqu’à la conclusion de leur étreinte. Les femmes ont l’esprit de sacrifice. Dans mon ménage, c’est exactement le contraire : je jouis vite et Martine, mon épouse, se dessaisit de mon membre sans jamais connaître l’extase, ce qui me crée de vifs remords. Mais qu’y faire ? Certes, je tente de lui revaloir ça en lui faisant préalablement minette, hélas, cher monsieur, pour être sincère, le plaisir doit naître dans l’euphorie de l’accouplement. Quand j’étais plus jeune, les choses allaient mieux car je parvenais à tirer deux coups dans la foulée, sans déjanter ; hélas, les ans neutralisent de telles prouesses. Si je vous disais qu’à pas cinquante ans je commence à bander mou ? Enfin, mou, j’exagère, disons que mon sexe n’a plus la même impétuosité, il exige des sollicitations préalables, une certaine mise en condition. Et une fois qu’il est à disposition, il ne s’agit plus de le faire poireauter, oh que non ! Les coups de téléphone, par exemple, ne pardonnent plus. C’est du « tout de suite ou jamais ». Et pourtant, monsieur, pourtant, dans mon âge tendre, il m’arrivait d’enfiler la cuisinière — qui n’était pas Martine, à l’époque — d’être interrompu par un coup de sonnette des singes, d’aller m’enquérir, puis de préparer du thé et de le servir, tout cela sans débander d’un iota. Je revenais fourrer la mère Marthe, cette grosse salope, sans coup férir. Si je vous disais, monsieur : il me revient d’une troussée qui fut interrompue trois fois consécutives. Je commençais de fourrer Camille, sonnette ! Madame était capricieuse : une Russe blanche, vous voyez le genre ?

« Je revenais à ma petite affaire, nouveau coup de sonnette. Et pour des babioles : passer un flacon de sel à Madame, lequel se trouvait à cinquante centimètres de sa main, notez. Vous savez, les Russes blancs, ils y ont pris peine ! Ah ! les cochons ! Sympathiques, dans leur genre, notez bien. Mais si tyranniques. Par besoin ! La tyrannie, pour eux, fait partie des arts nobles. Enfin, à présent, ils achèvent de disparaître. Leurs propres enfants sont devenus communistes, par réaction. Je crois que mon éjaculation précoce date des Russes blancs, monsieur. Cette anxiété de la sonnette pendant que j’enfilais dame Marthe. Le qui-vive ! Cette hantise de devoir reculer en plein envol. Ça vous pousse aux reins, de pareilles affres. On s’exerce à la hâte. On jouit à toute volée. Et après, cela vous reste. Vos étreintes sont d’une brièveté consternante. On a beau se raconter du triste, pendant, s’exhorter au self-control, penser à la France, rien n’y fait. Le foutre, monsieur, ça n’obéit pas.

Un grand cri déchirant comme une corne de brume au loin des côtes de Saint-Pierre-et-Miquelon retentit.

— Et voilà le travail ! annonce le larbin, ça c’est Monsieur qui part. Madame jouit silencieusement, mais Monsieur est un gueulard. Il ne peut pas s’empêcher de s’extérioriser. Et encore il s’est amendé : il n’y a pas si longtemps, il n’arrêtait pas de hurler en besognant.

La porte s’ouvre rapidement. Sidonie de Mouillechagatte surgit. C’est bien elle, avec la coiffure de la photo. Elle a ses jupes retroussées à la taille, donc les fesses et le sexe exposés, et elle trottine jusqu’à l’escalier sans nous accorder attention.

— Vite ! vite ! murmure-t-elle.

— Ses ablutions, confie le valet de chambre. Madame éprouve toujours une vive répulsion « après ». Songez que depuis un bon moment déjà elle n’est plus concernée ; alors le dégoût vient, fatalement.

« C’est si délicat, ces choses de l’amour, cela joue sur des riens. Voyez, le foutre par exemple, monsieur, combien il peut être l’objet du plus vorace désir et de la plus vive répulsion de la part d’une même personne. Simple question de moment. Nous sommes les jouets du moment », conclut le philosophe domestique.

Je zyeute dans le salon. M. de Mouillechagatte est occupé à se laver la queue dans l’eau des roses après avoir déposé — sage précaution — les fleurs épineuses sur le piano.

M. de Mouillechagatte est un drôle de type, plus vieux que son âge, n’importe son âge ; grand, un peu voûté, la chevelure taillée en brosse, ce qui lui fait un dessus de tronche comme un fer à repasser à la renverse. Il a le nez du général Massu. Les oreilles extrêmement décollées, un léger bec-de-lièvre, un regard très lourd.

Il porte un costume de chasse de hobereau, râpé comme il sied à un campagnard bien né. Le pantalon tire-bouchonne encore sur ses brodequins à gros lacets de cuir.

S’étant lavé zézette à loisir, il s’essuie la queue aux rideaux de satin de la fenêtre, pète large et se reculotte posément.

Les deux larbins entreprennent alors de ramasser avec petites pelles et balayettes les nombreux débris joncheurs. Ils font preste, en gens d’expérience habitués à escamoter les décombres de leurs maîtres. L’on dirait ces machinistes de cirque qui savent si bien remplacer les accessoires du numéro achevé par ceux du numéro à suivre.

Sidonie de Mouillechagatte reparaît, primesautière, guillerette, décente. Cette fois, elle nous avise et un sourire de grande courtoisie l’embellit. C’est une dame d’allure romantique, plus que pas laide, sans toutefois être réellement belle. Elle est habillée dans les tons parme et se parfume à la violette pour compléter.

— Messieurs ? elle s’enquiert.

Je lui présente ma carte poulardière.

Cela ne l’émeut pas.

— Oui ? demande-t-elle simplement.

— Madame, nous aimerions avoir une conversation avec vous, seul à seul ? Est-ce possible ?

— Mais certainement, entrez !

Elle nous pousse dans le salon où son époux finit de reboutonner sa braguette.

— Foutez-moi votre camp, grand con, dit-elle à son mari. Je suis avec des journalistes.

Le châtelain nous salue d’un courtois : « Heureux de vous accueillir », puis avance sa dextre qui torcha des rois, trois siècles auparavant.

— Adolphe Mouillechagatte, se présente-t-il.

— Ils s’en branlent, déclare son épouse, ces garçons viennent pour moi, et non pour vous, grand con !

Conscient du bien-fondé, Mouillechagatte se retire.

Les domestiques de même.

La porte est fermée.

Tu la verrais rupiner dans son salon Louis Chose, la Sidonie, vrai, tu la prendrais pour George Sand. D’ailleurs, un portrait de Chopin trône sur le piano, dédicacé.

— Eh bien, nous voici tranquilles, messieurs, je vous écoute.

— Madame, dis-je, un supplément d’enquête vient d’être ordonné, concernant l’affaire de Bruyère.

Elle sourit.

— A la bonne heure !

— Pourquoi ? demandé-je vivement.

— Mais parce que j’ai toujours pensé que ce grand sot d’Alacont n’est pas l’assassin. J’ai lu toute l’œuvre d’Agatha Christie, mon cher monsieur, et j’y ai appris que lorsqu’un suspect paraît trop coupable, il est innocent. Grande œuvre que celle de Lady Christie, croyez-moi. Vous oblige-t-on seulement à la lire dans la police ? Non, je parie ? Je reconnais bien là l’incurie française !

« Et pourtant, et pourtant que d’enseignements vous y puiseriez ! Elle savait tout, la vieille chérie. Rien de ce qui touchait à la chose policière ne lui était étranger. »

Elle tapote les plis de sa jupe paysanne (de luxe). Depuis un moment, elle considère Pinaud avec une dévorante attention, ce qui intimide mon haltère égale[5].

— Dites-moi, demande-t-elle tout de go (car elle parle couramment l’anglais), ne seriez-vous pas un Manivail du Treuil de la Margèle ?

— Eh bien, heu, je, c’est-à-dire, évite d’infirmer la Vieillasse.

— Je l’aurais juré ! trépigne Sidonie de Mouillechagatte. Vous savez à quoi je l’ai reconnu ? A votre lobe ! A ma connaissance, seuls les Manivail du Treuil de la Margèle ont le lobe en creux avec un petit défaut de pigmentation au centre. C’est signé ! Êtes-vous un descendant de la branche cadette ?

— Eh bien, à vrai dire, je…

— Je le savais ! clame Mme de Mouillechagatte. Voyez-vous, bon ami, un sens de l’observation comme le mien, ça n’existe qu’en un seul exemplaire. Je vous dis à quoi j’ai su ? Ces deux taches brunes sur la face interne de votre index et de votre médius à la main droite. Alors là, pas de doute. Déjà Gaëtan, le grand-père d’Alcide, les avait.

Pinuche examine ses deux doigts incriminés, jaunis par la nocive nicotine de ses mégots.

— Vous n’ignorez pas, je l’espère, que nous sommes petits-cousins ? lui demande Sidonie.

— Ah, groummm, groummm, vraiment ? enorgueillit Pépère.

— Bédame, réfléchissez, poursuit notre hôtesse. Votre père, le baron Alfred, était le cousin germain de ma regrettée grand-mère, Pulchérie du Carreau du Temple, née Bellemotte de la Fourre ; conclusion : nous sommes issus de germains. Venez me donner l’accolade, cousin !

Pinuche retire son mégot, le loge sur son oreille, à l’épicier, retire son chapeau dévasté par l’âge et les intempéries, ce qui provoque une averse de pellicules sur le tapis virgulé de foutre. Rosissant, flageolant, éperdu, il s’approche de sa singulière parente si miraculeusement retrouvée et la baise au front.

— Mieux que cela, grand nigaud ! proteste l’écrivaine en saisissant la Pinuche par la nuque.

Elle lui roule une magistrale pelle aristocratique qui invertèbre le malheureux, et le relâche aussi brusquement qu’elle l’a emparé. Le père Pinaud tombe simultanément sur son cul et sur le tapis seldjoukide (du XIIIe s.). Je l’aide à se relever. Confus, il marche sur son chapeau qui en a vu d’autres. Voulant redonner forme à la galette bourbeuse obtenue, il le pétrit si malencontreusement qu’il le retourne, si bien que le vaillant couvre-chef est maintenant à l’envers, la bande de cuir à l’extérieur, humble couronne, ainsi que le crépi de pellicules.

Les interrogatoires ne sont pas chose aisée chez Mme de Mouillechagatte.

— Madame, commencé-je, désireux d’aborder le vif.

Mais elle pousse un grand cri et quitte son siège d’une cabriole.

La voici qui ôte son corsage à toute pompe, puis son soutien-gorge.

Une forte odeur de roussi retentit[6].

Sidonie gémit, fébrilise, hoquette, et autres…

Elle possède une poitrine superbe et généreuse, large et ferme, roploplesque, surabondante, bien profilée et qui se jette en avant, à l’assaut de l’amour.

Une rougeur marque son admirable sein droit, lequel n’a d’équivalent que le gauche.

Quelque chose qui y adhérait tombe sur le tapis du XIIIe siècle. Il s’agit du mégot de Pinaud qui a chu dans le décolleté de madame au cours des effusions cousineuses. C’est lui, l’immonde, le gluant, l’incandescent, qui a entrepris de jehannedarquer la châtelaine.

Auteur indirect du dommage, Pinuche se propose de le réparer. Il assure que la salive est une thérapeutique valable en ces cas de brûlure. Si sa cousine le permet. Et sans attendre la réponse, le cher Délabré entreprend d’oindre de la sienne le sein endolori, de manière très suce-sainte. Il léchouille, l’illustre descendant des Manivail du Treuil de la Margèle. Sidonie ne trouve pas la méthode archaïque. Elle dit que les vieilles recettes de bonne femme sont souvent les meilleures. Le baron de la Branle fait fonctionner ses muqueuses à tout berzingue. Pour mieux adhérer, il tient sa cousine par la taille et lui pétrit le pétrus avec pétulance (quel pet tu lances !).

Elle aime ses gémissements changent d’intonation. Et Messire Mézigue commence à en avoir plein ses basques de ces griffes à la con, marrantes à conter, certes, mais longuettes à subir. Il sonne le rappel à l’ordre nouveau, le révérend Tantonio. On n’est pas venu ici pour lécher les nichons à madame de merde ! Non plus que pour se faire raconter la vie sexuelle du valet de chambre, re-merde !

Alors il clame que ça suffit comme ça, le commissaire. Class, à la fin, des cousinages débusqués, des effusions grandiloquestes, des remèdes à base de bave de vieux birbe.

On revient aux choses sérieuses.

— En qualité de voisine, vous deviez connaître feu M. de Bruyère ? demandé-je.

Elle barrit.

— Si je connaissais Clotaire ! Cette question ! Je lui faisais une pipe toutes les semaines en forêt ! Il n’aimait plus que cela, à son âge. Et moi, je raffolais de cette odeur de cuir et de cheval qui se dégageait de son pantalon. Une odeur guerrière, comprenez-vous ? De nos jours, les vraies odeurs se perdent. Nous ne sommes plus définis que par les déodorants chimiques. Pouâh ! Si je vous disais : l’agrément de la pipe disparaît dans les flots de l’hygiène corporelle. Vous sucez un ouvrier portugais, espérant qu’il puera le bouc, que nenni : il sent la savonnette ! Les Arabes ? Pareil ! Propres ! Ah, ce vilain mot ! une conséquence de la civilisation ! Qu’on les vaccine, je veux bien, mais qu’on leur apprenne à se laver, c’est la fin d’un folklore. L’anonymat du paf est une calamité dont l’humanité n’a pas encore pris conscience, et qui est en train de détruire un certain aspect passionnel de l’amour. Que deviendra-t-il, l’amour, avec une fellation standardisée ? Il était indispensable que l’homme sentit l’homme et non le Cadum. Je suis une femme sensuelle, moi, monsieur le commissaire. Je n’ai pas honte de mes instincts. J’appelle un chat un chat et une pipe une pipe. La liberté, c’est avant tout cela. Bon, je passe. Ne suis pas M.L.F. pour autant. La liberté ne peut s’accomplir que dans l’individualisme. Se grouper pour être libre est déjà un début de cessation de liberté, je me fais comprendre ? Parfait. Donc, étant d’une grande sensualité, j’adore la fellation. Mais qui voulez-vous que je pompe ? Lécher une eau de toilette ? Merci bien ! Je vous prends un exemple : vous. Ne sursautez pas. Vous êtes beau garçon, mon cher. Si, si. Et je gage que vous devez vous montrer bon partenaire au lit. Mais pensez-vous un instant que j’aie la moindre envie de vous faire une pipe ? Pas question ! Vous sortez de votre bain moussant, commissaire. Vous traînez des relents d’OBAO, ou de je ne sais quoi parfumé au pin des Landes ou au citron vert. Bref, votre bite, commissaire, a ainsi perdu sa qualité première qui est de dégager des effluves animales, ou plutôt animaux, effluve étant masculin. C’est devenu de la bite aseptisée, pardonnez-moi de vous le dire. De la bite sous cellophane. Je préférerais sucer mon aimable cousin ici présent, dont il est clair qu’il ne surmène pas sa salle de bains. En y réfléchissant, ma dernière pipe délectable remonte au mois dernier, vous vous rendez compte ? Le bénéficiaire en a été un chauffeur de taxi italien. Quand j’ai pris place dans son G7, j’ai été immédiatement alerté : ça sentait la ménagerie. Aussitôt je lui ai proposé cet instant de félicité. J’ai eu toutes les peines du monde à le lui faire accepter : un Italien du sud, vous pensez ! Quatre gosses plus un en route ! Ils sont vertueux, ces gens. Il y a plein d’images religieuses avec leur carte du parti. J’ai du l’inviter à laisser tourner le compteur pendant l’opération. C’était la première fois ! Sa première pipe, commissaire. Il ignorait que cela existait, le chéri.

— C’est passionnant, coupé-je, mais je voudrais qu’on revienne à Clotaire de Bruyère, madame. L’avez-vous comblé le jour de son assassinat ?

Elle me défrime, yeux et bouche ronds.

— C’était quoi, le jour de son assassinat ?

— Le dimanche 4 avril 1976.

— Alors non, jamais le dimanche !

— Par sentiments religieux ?

— Qu’allez-vous chercher là ? Simplement, tous les dimanches nous recevons nos amis parisiens et je ne suis pas disponible.

Je sors la photo de ma poche.

— Vous rappelez-vous d’avoir été photographiés, M. de Bruyère et vous, lors d’une de vos rencontres en forêt ?

— Si fait, par un petit bonhomme qui ressemblait à l’un des nains de Blanche-Neige. Le plus drôle, c’est qu’il ne nous a pas vus, me semble-t-il.

— Son objectif, lui, vous a vus.

Et je présente le cliché. Elle regarde, s’attendrit.

— Le cher Clotaire ! Dites, je n’étais même pas décoiffée.

— Voulez-vous retourner la photo, je vous prie ?

Elle obéit. Lit la date indiquée au verso de l’image.

— Sûrement une erreur, affirme Sidonie de Mouillechagatte sans s’émouvoir.

— Pourtant, le petit photographe est formel.

— Même un homme formel peut se tromper de date, non ? objecte la cousine de Pinuche d’un ton gentil. L’erreur est de 24 heures, mon bon. Cette photo fut prise le samedi dans l’après-midi, moi aussi je suis formelle.

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