La pluie rageait sur notre tonnelle. Je contemplais les vieux ceps tordus auxquels s’agrippaient farouchement d’ultimes feuilles.
Le raisin que donne notre vigne fait grincer des dents ; pourtant, j’aime sa saveur aigrelette. Chaque grain est plein de gros pépins durs comme des plombs de chasse. Quand tu as recraché la peau inavalable et lesdits pépins, ne te reste en bouche que ce goût vinaigre. Je suis seul à manger notre récolte. M’man s’est avouée incapable de consommer la moindre grappe. Et le petit Toinet, notre moutard recueilli, a pleuré comme un veau, le jour où je lui en ai fait déguster. Dans le fond, c’est bien d’avoir un vignoble pour son usage exclusif. Même les piafs respectent ma vigne. Ils ne sont pas fous.
La pluie rageait, embarquée par des bourrasques brutales. Elle tombait à peu près droite, et puis une giclée de vent la propulsait contre notre maison et, d’un seul coup, les vitres de la croisée devenaient opaques.
C’était la fin de la journée, quand les pénombres automnales prennent possession. Le salon avait un air pas catholique dans cette lumière de sépulcre. Il semblait un peu hostile, ce qui est rarissime chez nous, à Saint-Cloud, où tout, au contraire, respire le calme ouaté. Il y fait douillet comme chez une vieille fille de province. Je me souviens d’une où je fréquentais, jadis, sous prétexte qu’elle était encore un peu notre cousine du côté de m’man. Il me reste dans le pif l’odeur de sa cuisine. Ça sentait la confiture de coing. Une vieille horloge à balancier racontait l’éternité sur deux notes. Un gros chat gris et blanc roupillait sur le coussin jaune d’un fauteuil d’osier. Il avait toujours froid, ce greffier. Et il a eu une fin tragique : il s’est glissé dans le four de la cuisinière qu’Edmonde venait d’allumer. Là-dessus elle a fermé la porte du four et s’en est allée à la messe. La grande : celle qui dure plus d’une plombe. De profundis minet, ce gros con frileux.
A un moment donné, la sonnette de la grille s’est mise à tintinnabuler comme une perdue à l’autre bout du jardin. Je me suis penché. Je n’ai distingué qu’un pébroque à travers l’écran de flotte. M’man est sortie sur le perron pour crier d’entrer. J’ai vu surgir une silhouette claudicante, celle d’une forte femme vêtue de sombre qui avançait en mettant son parapluie devant elle comme un bouclier.
On parlementait dans le vestibule.
Bientôt Félicie a entrouvert la porte du salon.
— Tu peux venir, Antoine ?
Elle avait l’air navrée et la voix comme pour des condoléances.
Je l’ai rejointe.
Une dame se tenait sur le pas de la porte, une grosse sexagénaire mal fagotée et variqueuse. Elle restait de profil à cause de son pépin qu’elle gardait ouvert. Sa frime me disait quelque chose.
— C’est Mme Mayençon, notre voisine, a dit m’man.
Notre pauvre baraque est cernée maintenant d’odieux immeubles tentaculaires, un bon millier de personnes nous cohabitent, mais pour ma Félicie, cette grosse dame demeurait « notre » voisine.
L’arrivante chialait curieusement, en gonflant ses joues. De temps en temps, ça s’échappait, et elle faisait « bouaoufff » ou un truc de ce genre par nécessité, afin de se remettre les poumons à jour. C’était infiniment pitoyable et ridicule.
— Son mari vient d’avoir une attaque, a expliqué ma merveilleuse femme de mère, tu veux bien aller voir pendant que je téléphone à leur docteur ?
J’ai filé le train à la gravosse, sous la flotte. Ma vieille me hurlait de prendre mon imperméable, mais je lui répondais que « Ça va bien je m’abrite sous le parapluie de madame. » Elle me foutait la pointe des baleines dans les falots, à vouloir m’héberger sous son riflard, cette vieille conne. Je trottinais, le dos rond, à son côté. Tout en chougnant, elle me racontait les circonstances. Ils étaient à table, parce qu’ils mangent toujours de très bonne heure depuis que Clovis a vendu son magasin de photographe. Ils bouffaient des châtaignes au lait, vu qu’ils sont d’origine auvergnate. Et puis le Clovis s’est dressé sur sa chaise en faisant « Holà, holà ». Et puis il a voulu se lever, mais tout ce qu’il a fait, c’est chuter de son siège. Elle a voulu le relever, mais elle a entendu dire qu’il est recommandé de ne pas toucher les gens dans ces cas-là. Simplement, elle lui a glissé un oreiller sous la tête, lui a mis une couvrante sur le corps et elle est partie chercher de l’aide. Bon Dieu, est-ce qu’elle avait pas oublié ses clés, dans l’affolement ? Non, les voilà. Et dire qu’on va peut-être le retrouver mort, Clovis !
Mais Clovis vivait toujours. Tant bien que mal, certes. Il respirait menu en geignant car ça lui causait une douleur atroce de respirer, ce pauvre bonhomme. Il s’agissait d’un petit être grisâtre, rêcheux, avec plein de subtiles et douteuses odeurs sur toute sa personne. L’intérieur de ses doigts était brun foncé, mais ça ne devait pas provenir de la nicotine car les deux mains avaient ce même aspect. Sans doute les produits chimiques utilisés dans sa profession ? Il portait un tricot de laine gris par-dessus un maillot de corps gris aussi (mais là c’était la crasse), un vieux futal élimé, qui accompagnait un veston noir, jadis, probablement, lorsqu’il se mettait en grande tenue pour aller tirer le portrait aux mariés huppés. Sa vioque avait dégrafé le pantalon et on voyait son vieux calcif dégueu, pas racontable le moins, qui émergeait dans ses charentaises.
— Ne bougez pas, le médecin va venir, ai-je dit en m’agenouillant sur le plancher.
Il m’a regardé, en biais car il se tenait sur le côté gauche. Son regard contenait une infinie résignation. Il acceptait la situasse, philosophiquement.
— Vous êtes LE commissaire ? a-t-il haleté.
— Oui, monsieur Mayençon…
Il me connaissait, bien que je n’eusse aucun souvenir du bonhomme. Lui, il avait le temps de regarder ses voisins. Son environnement avait de l’importance. Pour moi qui galope sans cesse, les gens sont une sorte de toile de fond anonyme, un camaïeu de tronches ternasses.
— Je vais mourir, a-t-il dit.
Je me suis efforcé de rire.
— Si tous les gens qui font une petite crise cardiaque devaient en mourir, notre planète serait moins surpeuplée.
Sa vieille s’est mise à hurler que « Non, Clovis, t’as pas le droit, et qu’est-ce que je deviendrais sans toi ? ». Je lui ai conseillé d’aller préparer la chambre, vu qu’on coucherait son julot lorsque le toubib se pointerait. Cela dit, je me gaffais que l’homme de l’art le parachuterait droit sur l’hosto le plus proche, vu son état critique, le père Mayençon.
Quand sa bergère a été sortie, il m’a dit :
— Vous voyez cette grosse armoire ?
Elle était rustique, très chouette : pointes de diamant ! Elle tenait tout un pan de mur.
— Eh bien ?
— Dans le tiroir du bas, tout au fond, vous trouverez une grande enveloppe jaune. Allez la chercher.
Je lui ai obéi. Y avait un de ces chenis démentiels dans le tiroir : de tout, plus le reste. Et ça se tenait par la perruque ! Les Mayençon, l’ordre, c’était pas leur souci prépondérant. La grosse aux varices devait faire son ménage avec une fourche. Néanmoins, j’ai mis la main sur l’enveloppe en question. Elle avait déjà servi et d’aimables taches de toute nature la constellaient. Elle était assez épaisse.
Je l’ai ramenée au gars Clovis. Il ne pouvait pas l’emparer dans son état. Il souffrait comme une vache, le pauvret. Il se payait un chouette infarctus, probable, et ça tumultait vilain dans ses pipe-lines.
— Gardez-la, m’a-t-il dit. Vous en ferez ce que vous voudrez. Moi, je n’ai jamais osé.
Là-dessus, le médecin s’est pointé, un jeune, très autoritaire. Il m’a demandé de prévenir les ambulances Dugenoud. Et pendant ce temps, il a fait une piqûre au vieux photoman. On a embarqué le Clovis vite fait, sa bergère est montée dans la CX blanche à croix bleue, et fouette cocher, l’attelage est parti.
Il n’est pas clamsé de sa crise, m’sieur Mayençon. Il s’en est remis tant mal que bien. D’après Félicie que la future veuve tient au courant de l’évolution, il se gave de trinitrine (On l’appelle Trinitrine) et n’en branle plus une datte. Au point qu’il refuse de coller un timbre sur une lettre ou de se beurrer une biscotte, tant il redoute tout effort physique.
Moi je ne l’ai pas revu, Clovis. Et pourtant, j’aurais eu beaucoup de choses à lui apprendre depuis qu’il m’a remis sa foutue enveloppe.
Mais c’est curieux : je n’ai pas envie d’en parler avec lui. Il a été l’œil du destin. Point à la ligne.
Un œil, qu’est-ce que tu veux lui dire ?
Je suis trempé comme un lavement usagé en arrivant à la maison. Félicie qui me guigne depuis la lourde me parle de mon imperméable accroché à la patère du vestibule. Je n’avais qu’un geste à faire pour le prendre, et puis non, et puis voilà. Et ce sera sûrement un rhume, voire une angine, moi qui m’en paie tant et plus.
Je grimpe me changer tandis qu’elle me prépare un grog.
— Et ce pauvre M. Mayençon ? me demande-t-elle à la cantonade.
— Entre la vie et la morgue, m’man, lui lancé-je, parodiant sans vergogne (je n’en possède pas, ayant offert la dernière vergogne qui me restait au zoo de Jean Richard) l’un de mes plus fameux titres.
J’ôte ma veste, ma limouille. Le reste.
Un petit coup d’eau de Cologne généralisé. (Ça réchauffe et c’est pas la môme Sonia avec qui j’ai rancard tantôt pour une petite séance de dégoupillage de grenade à manche qui s’en plaindra.
L’enveloppe jaune gît sur mon lit. Je l’ouvre sans entrain, ne m’attendant à rien de bien frémissant. Des gonziers comme Clovis, ça moisit tout au long de notre parcours. Ils naissent, ils végètent, ils meurent. Leur vie, c’est même pas l’idée qu’ils s’en font. Juste un moment sans histoire, entrecoupé de traites, de maladie, et de petites haines mitonnées.
Et puis cette enveloppe souillée me dégoûte. Elle sent le misérabilisme de ces gens. Elle évoque les varices à madame, le tricot cradingue à monsieur, la statuette de faux ébène représentant une tête de négresse, qui trône sur leur buffet Henri two.
Ça ragoûte pas, un truc pareil. T’en as marre de l’humain à tripoter cette relique. Tout leur est merde à ces cons. Ils sont merdiques de père en fils. Ils suent la merde.
Bon, n’empêche, j’ouvre sa bon Dieu d’enveloppe. Elle contient, deux points à la ligne :
Une grande photographie en noir et blanc, format 18 x 24.
Une autre photo d’un format plus petit.
Un négatif épinglé à un carton.
Trois coupures de presse dont la première constitue trois colonnes à la une d’un quotidien.
Je te reprends maintenant dans le détail.
La grande photo représente un sous-bois. Il y a une espèce de petite clairière traversée par un chemin cavalier. Effet de ciel, plongée oblique du soleil dans les frondaisons. Tu te crois à l’Opéra, dans Faust, au moment que Mister Satan va se pointer pour répondre à l’invocation du vieux kroum qu’à lui la jeunesse. Mais attends, je m’écarte déjà, je suis l’écolier buissonnier type. Un brin de lilas par-dessus un mur ? J’escalade le mur. Une brèche dans une palissade ? J’abandonne la route. Incorrigible. Le jour de mes funérailles, je te recommande, si tu avises, en cours de cimetière, un coinceteau plus propice, le genre buisson touffu, tu glisses le pardingue de sapin à travers les ronces, je m’occuperai du reste. Promis ?
Et alors je te disais : sous-bois, clairière, chemin cavalier, rais de soleil pour grotte de Lourdes (oh ! la belle Dame Bleue !). Plus deux personnages. Mais on sent, à mater ce cliché, que ce ne fut pas eux le point d’intérêt pour le photographe. Lui, il bichait son pied à capter cette trouée lumineuse dans la forêt. Il avait réglé son objectif pour se payer une super-photo de calendrier. Et puis, sous un chêne, un couple. Et je vais te dire, ce couple, il est clair et net (clarinette, dirait Bérurier) qu’il s’étreignait au moment où le gars Clovis (car je suppose que c’est lui l’auteur de la photo) s’est pointé avec son Leica. Dérangés dans leur bisou mouillé, l’homme et la femme se sont légèrement désunis pour regarder en direction du photographe.
Deuxième photographie, il s’agit d’un extrait de la précédente. Au développement, Clovis s’est aperçu qu’il avait pris ce couple en même temps que ses majestueux effets de lumière pour cathédrale gothique dans une illustration d’Hugo. Alors il a sélectionné les deux visages et les a agrandis. Une marotte de pelliculeur pointilleux. On distingue assez nettement les deux frimes qu’éclairaient le halo du faisceau solaire. L’homme est un sexagénaire aux cheveux argentés, de belle allure. Regard hautain, très clair, surmonté de sourcils épais mais bien dessinés. Joues creuses, lèvres sensuelles. Nez un tantisoit bourbonien. La femme est infiniment plus jeune. Sans doute n’a-t-elle pas atteint la trentaine. Elle est brune, distinguée, avec je ne sais quelle expression impertinente sur toute sa physionomie. Coiffée d’une manière archaïque puisqu’elle porte une raie médiane et des bandeaux sur les oreilles, façon George Sand.
Au dos de la photo, je lis, écrit en caractères penchés et à l’encre violette : Forêt de Goupillette, le dimanche 4 avril 1976 à environ 15 heures.
Le négatif épinglé au carton est celui de la photo.
A présent, passons aux coupures de presse.
Je commence par la plus grande. Deux choses te sautent aux yeux à t’en énucléer, mon frére[1].
Le titre d’abord, et puis la photographie illustrant le papier.
Titre : « Assassinat d’un châtelain solognot ».
Photo : Elle représente l’homme figurant sur le cliché artistique de Clovis Mayençon.
Je lis le papier et aussi sec je le résume : le dimanche 4 avril (1976, je suppose), le comte Clotaire de Bruyère faisait une promenade à cheval dans la forêt de Goupillette, selon son habitude. En fin de journée, son bourrin est rentré seul au château de Bruyère-Empot. Inquiet, son personnel a donné l’alarme. Des recherches immédiatement entreprises ont permis de découvrir le cadavre du comte dans une clairière. Le châtelain avait reçu deux balles dans le cœur, tirées à bout portant. Les premières constatations du médecin font remonter le meurtre entre 15 et 16 heures.
Là, je marque une pause pour laisser passer une page de publicité :
Que t’ajouter au plan du détail ?
Le calibre de l’arme ? Un 9 mm bougniphasé. On n’a pas détroussé le comte ; d’ailleurs, quand il montait il n’emportait pas d’argent. On a retrouvé sur lui sa montre Piaget, sa chevalière portant l’écusson de la famille et sa gourmette Cartier.
Je reviens au portrait, le compare à la seconde photographie de Clovis. Pas d’erreur, c’est le même homme. Sur la photo du journal il est plus jeune de quelques années. Ça le montre comme ça, en costume de ville, cravate, Légion d’honneur. Tandis que sur le cliché pris par Mayençon, il est en tenue de centaure : limouille à jabot, veste à petits carreaux et col de velours noir, culotte de cheval. Il a une bombe ainsi qu’une cravache sous le bras.
Qui est le comte Clotaire de Bruyère ?
Un encadré en italique nous l’apprend : vieille famille solognote, alliée aux plus grands blazes de France et de Navarre. Le château de Bruyère-Empot est du XIVe, refait au XVIIe, bricolé un chouïa au XIXe. Le comte était âgé de 62 bougies. Divorcé d’avec une actrice épousée dans un moment d’euphorie. Pas d’enfant. Il vivait seul avec ses gens. Il était passionné de langues orientales et traduisait des manuscrits mandchous, kroums, locdus, etc. On ne lui connaissait pas d’ennemis.
C’est laconique, la vie d’un mec, vue de l’extérieur. Tu l’enjambes facile. Lui passes outre sans t’en rendre compte.
Je prends la seconde coupure qui doit dater du lendemain, bien qu’aucune date ne figure. On annonce que la police, sous les ordres du commissaire Guignard, est sur une piste. N’a pas fait long feu, la police. Tout de suite, vraoum ! La chaude piste ! Taïaut, tayaut[2]. On est en Sologne, oublille pas. Le suspect n’est autre que le neveu du comte, Gaspard d’Alacont, un traîne-lattes de luxe, dragueur, drogué, tête de lard, cent dix accidents de voiture, seize arrestations pour coups et blessures dans des boîtes. Le vilain coco très abominable, répudié par sa famille, chèques sans provise à répétition, conseil de tutelle, la lyre…
Ce dimanche 4 avril, Gaspard s’est pointé au château de son tonton. Il n’avait pas rendu visite à son parent depuis plusieurs années. Etait aux abois. Voulait lui implorer de la fraîche pour éviter un scandale de plus.
Bon, il est arrivé en début d’aprème au château de Bruyère-Empot. L’oncle bourrinait en forêt. Le neveu a décroché un fusil de chasse et a annoncé qu’il allait tirer quelques corbeaux dans les environs. Le vrai salingue parce que je te demande un peu, hein ? Des corbeaux qu’il y a rien de plus gentil.
Il est revenu vers quatre heures. M. de Bruyère n’étant pas de retour, il a déclaré qu’il ne pouvait attendre davantage et il est reparti pour Paris. On l’a interrogé. Examiné. Traces de poudre sur les doigts. Explications : parbleu, j’ai flingué des corbacs. Il a été mis à la disposition du juge d’instruction.
Troisième coupure de presse, postérieure aux précédentes de plusieurs jours. Le neveu a été arrêté. On a retrouvé des empreintes de ses pompes non loin de l’endroit où gisait le cadavre du comte. On croit comprendre qu’il a imploré son parent. Celui-ci a été inflexible, voire très dur. L’autre a alors dégainé un pistolet et a buté son pauvre tonton pour lui apprendre à vivre. Effrayé, il est rentré au château d’abord, à Paname ensuite. Malgré ses dénégations, le juge l’a embastillé.
C’est tout. Là s’arrête le documentaire de Mayençon Clovis.
Pas besoin d’être le policier émérite qu’I am pour piger la démarche tortueuse de la pensée mayençonnaise. Le photographe a pris son effet de lumière dans la clairière. Il a découvert le couple au développement. Très surpris, car il ne l’avait pas remarqué dans le viseur. Et puis, le lendemain, on annonce le meurtre. Forêt de Goupillette ? Qu’est-ce à dire ? Mais j’y étais à l’heure du meurtre ! Alors, tu sais quoi ? Il agrandit les personnages de sa photo. Constate que l’homme n’est autre que la victime. Son devoir de citoyen lui commande de porter le cliché aux flics et de déposer. Mais il est foutriquet de naissance, Clovis. C’est un petit bonhomme sans importance, une bricole, un sous-tout. Il redoute les emmerdes. On va lui demander ce qu’il y branlait dans la forêt, lui aussi. Et le pourquoi il flashait les promeneurs. Non, pas de giries ! Il tient à sa petite quiétude de pleutre. Alors il groupe son dossier à lui dans une enveloppe cacateuse et laisse passer le temps. Trois années s’écoulent. Aujourd’hui, il fait une crise cardiaque, croit qu’il va mourir. Le commissaire San-Antonio est à son chevet. Dans un sursaut, Clovis veut soulager sa miséreuse conscience avant que de comparaître devant son créateur.
T’as mordu ? Je t’ai résumé le blaud rondo, non ? Pas qu’on disperse dans les aléas, alinéas, gnagnateries de tout poil.
Je décroche le téléphone pour sonner l’Agency. La Claudette ne devait piper personne car elle décroche aussi sec et parle la bouche libre. Je l’ordonne de me filer Mathias.
— Salut, rouquin ! J’ai besoin d’un tuyau express. Le 4 avril 76 le comte de Bruyère a été assassiné en forêt de Goupillette. Quelques jours plus tard, on a arrêté son neveu, un certain Gaspard d’Alacont. Je voudrais savoir, dans les minutes qui viennent, ce qu’il est advenu de cette affaire. Je suis chez moi.
Et je raccroche.
Je pense à la môme Sonia avec qui j’ai le ranque tout à l’heure. J’ai l’impression que l’opération : bonjour, banane ; adieu, p’tit creux, ce sera pour une autre fois.
Toi aussi, hein ? Me connaissant comme je me connais.
Une magnifique souris, cette Sonia. Elle travaille dans une société de production dont le siège social se trouve dans notre immeuble. Je l’ai rambinée hier, lors d’une providentielle panne d’ascenseur. Vingt minutes nous sommes restés bloqués dans la cabine. Ajoute l’obscurité à la promiscuité et calcule ce qu’un garçon doué peut faire de ces vingt minutes-là. Ce qu’elle a seulement de déplaisant, Sonia, c’est son parfum. Elle se le passe à la lance d’incendie et alors tu la sens radiner à deux lieues. Je suis un mec trop épris de vérité pour tolérer les parfums, ces bas tricheurs. Je veux bien qu’au bout d’un moment tu les oublies, surtout si la gonzesse s’emploie pour, n’empêche qu’ils m’éprouvent.
Alors pas de Sonia pour aujourd’hui. C’est décidé. Je lui dépêcherai Mathias pour m’excuser. Elle risque pas de l’incommoder : il pue encore plus fort qu’elle. Peut-être tentera-t-il sa chance, le Rouquemoute ? Avec sa mégère toujours en cloque, il doit être friand d’une petite fête des sens, mon collaborateur.
Justement, le bigophe carillonne et c’est lui. La célérité, ça le connaît. C’est le roi de la technique. Les affaires, il s’en occupe depuis son labo, ses bouquins, les dossiers. Sur le tas, il est bon à nibe, les gens le déconcertent, je crois. C’est un rat roux, Mathias. Il confine dans sa blouse blanche dégueulasse, toujours perdu dans des analyses, des décryptages.
— Allô, patron ?
— Je t’écoute…
— L’affaire est venue aux assises le 2 février 1978. Gaspard d’Alacont a été condamné à quinze ans de réclusion criminelle. Il purge actuellement sa peine à la Santé.
— Il a avoué, au cours de l’instruction ou du procès ?
— Jamais.
— Le verdict n’a pas été un cadeau. Car enfin, il n’existe aucune preuve formelle qu’il ait trucidé son oncle. Il ne pouvait hériter de lui, se trouvant sous conseil de tutelle. Il ne l’a pas volé. Il…
— Je peux vous interrompre, monsieur le commissaire ?
— Quoi ?
— Le revolver ayant servi à tuer le comte fut repêché dans un étang proche du lieu du meurtre. Il appartenait à Gaspard d’Alacont.
Bon, que veux-tu répondre à cela ? Du coup, le silence de Mister Clovis paraît moins grave, la culpabilité du neveu ne faisant aucun doute.
— Bon, eh bien, je te remercie, Rouillé.
— Ce sera tout pour votre service, monsieur le commissaire ?
— Encore une chose, as-tu un slip propre ?
— Mais…
— A quinze heures, j’ai rendez-vous à la terrasse du Fouquet’s avec une ravissante blonde aux yeux noirs prénommée Sonia. Tu seras gentil d’aller me décommander et, si le cœur t’en dit, remplace-moi au pied levé ! Merci.
Je raccroche.
Félicie vient me dire que le repas est servi. Y a des aubergines frites comme entrée, avec de la sauce tomate fraîche. J’adore.