LES DENTS DE MARIE

Quand tu arrives au « Coucher du Soleil », la maison de retraite où dame Tournelle a pris la sienne, il te vient un bourdon tel que tu serais tenté de te praliner le cervelet pour t’éviter de devenir vieux.

C’est triste à se pisser parmi, comme disent les Helvètes. Une grande masure délabrée, d’un ocre lépreux, avec des volets démantelés. Un jardin non entretenu où quelques bancs achèvent de vermouler en même temps que les pensionnaires, une grille rouillée, une cloche fêlée, beaucoup d’orties, quelques arbres jamais taillés, que des piverts ont transformés en flûtes ; et puis des bruits comme on n’en entend nulle part ailleurs, des bruits indéfinissables, faiblards, confus, agoniques. Il te semble percevoir des plaintes, d’obscures lamentations qui doivent souffler d’une pièce à l’autre comme le vent dans une masure aux vitres brisées.

Nous sommes accueillis (si l’on ose prétendre) par une forte dame en blouse bleue qui est en train de houspiller un vieillard plus vieux que possible, lequel s’est oublié dans son calbute, ce qui n’a rien de surprenant pour un homme lui-même oublié par la mort.

Mme Marie Tournelle ? C’est pas le jour des visites ! elle glapit.

— Pour nous, il n’existe pas de jour de relâche, assuré-je en brandissant mon éternelle brème, heureusement plastifiée, parce que pardon, à force d’être manipulée, celle-là, elle ressemblerait à du papier-gogue hors d’usage.

La gravosse s’étonne, se replie, mais ne rompt pas.

— Elle est « en » réfectoire, objecte-t-elle.

— Eh bien, nous allons la rejoindre là-bas.

— Interdit !

— Rassurez-vous, nous ne sommes pas venus contrôler les gamelles. Voulez-vous me rappeler où se situe la salle à manger ?

— Au fond du couloir, à droite, cède-t-elle, subjuguée par mon ton autoritaire, mon regard incisif et mon sourire de carnassier à la diète.

* * *

Ils sont là une vingtaine, au banquet de la vie. Par tables de quatre. Je m’arrête dans l’encadrement de la porte, pris de vertige.

Les pauvres chéris, combien misérables !

Avant tout, il y a l’odeur. Ça pue le fade, la pisse froide, la harde, le vieux. Avec des gestes tremblés, ils fourchettent maladroitement dans du hachis Parmentier, ces cons. Les bruits que je te causais un tout petit peu naguère sont lamentables. Bruits de succion, ahanements, onomatopées, chevrotements, chocs flasques des fourchettes dans la purée. Certains s’étranglent en mangeant, d’autres essaient de parler la bouche pleine, d’autres encore rotent à haute et intelligible voix. Et puis, de-ci et là s’élève un rire grêle, sans objet.

Deux femmes de service, blousées de bleu également, gardent le troupeau, sermonnant de-ci, donnant une calotte de-là, servant l’eau tiède, le pain et les recommandations.

Notre intrusion les fait sourciller.

— Messieurs ?

— Mme Marie Tournelle, je vous prie.

— Mais…

— Je sais, mais !

Re-brèmouze à convaincre. Alors elles nous désignent une aimable vieillarde enfichurée de noir, à la table du fond.

Marie Tournelle appartient à la partie guillerette des vioques. T’as ceux qui geignent de trop d’ans, t’as ceux qui revendiquent du haut de leur âge et puis t’as ceux qui sont contents d’avoir du carat et d’être encore laguche pour voir se lever et se pieuter le soleil, mettre du sucre dans leur café, lire la bande dessinée du journal et raconter des potins de jadis. Alors donc, afin de t’en revenir, la mère à Riri fait partie des joyeux. Elle a de grands yeux bleus, pétillants d’allégresse, d’encore gros nichons, un peu de barbe au menton et un sourire édenté qui réussit à ne pas faire vieille sorcière.

Je m’annonce comme étant un copain à son fiston. Elle me demande comment il va, et s’il est toujours satisfait de sa place à l’hôtel Saint-Hubert, où, lui a-t-il dit, il brossait la patronne pendant que le taulier « faisait » les halles de Rungis ; ce qui me pince au cœur d’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle ; mais quoi, il faut savoir imposer silence à ses passions quand on est « en » enquête, non ? Qu’autrement ça deviendrait quoi t’est-ce le métier de flic, je vous demande un peu ?

Marie Tournelle me prend par le bras en gloussant qu’il me faut observer sa voisine de table, car il va se passer du réjouissant à ne pas laisser perdre, cette vieille connasse et ses mines. La personne signalée a des manières grand siècle. Elle porte une robe de satin mauve, un tantisoit ravagée par les décades, garnie de dentelle jaune aux col et poignets. Un face-à-main pendouille à son cou, au bout d’une chaînette. Elle est mistifrisée serré, fardée avec un maximum de discrétion dans l’outrance. Et elle s’applique à garder grand air, la vieille chérie. Ses moindres gestes sont empreints de majesté. Il y a de la reine mère en exil chez cette bonne femme, une décadence de grande allure.

La manière qu’elle mange son Parmentier dénote la suprême classe. D’abord, elle ne mange pas : elle s’alimente. Ne bouffe pas les mets, mais les consomme. Mastique à croque-menu, souris de salon, hautement bêcheuse, méprisante par vocation profonde. Marie Tournelle me résume le pedigree de la dame : femme d’un consul de France à Odessa, promu par la suite sous-préfet dans le Cantal, tout ça, elle a gardé l’habitude des fastes républicains, la Baronne, des grandes réceptions protocolaires montées : baisemains, gazouillis de perruche, gestes absolveurs. Tu la verrais, hautaine, dominatrice encore, son éventail à monture d’ivoire posé au long de son couteau, et comment qu’elle en use, entre deux bouchées, froutt-froutt, deux trois petits coups vite faits pour se rafraîchir la gargoule ; la manière qu’elle le déplie, l’éventail, d’un seul petit geste sec du poignet, le repliant idem, vzoum… Et puis repiochant dans l’hachis pour porter la becte entre ses lèvres carmines. Chapeau. La classe !

Ne regarde personne, ni rien, pas même son rata grenuleux et vaguement merdique. Perdue en ses pensées, si tu vois ? Encore sous les lustres de son passé sous-préfectoral et consulaire (quel con, çui-là !). Qu’en plus de sa bien élevance congénitale, elle est sourde, la vieille. Archipot ! N’entend plus rien d’autre que ses rumeurs personnelles d’autrefois : Rêve de Valse, Madame est servie, et le bruit des cristaux au buffet, quand les larbins passaient le Viandox.

Marie Tournelle peut donc me livrer ses réflexions sans se gêner.

— Vous allez voir, on va rigoler ! Ne bougez pas, regardez-la bien manger, ça vaudra le coup !

Effectivement, au bout de deux nouvelles bouchées, la consule s’immobilise. De sa main droite elle saisit son face-à-main, le dégaine d’un mouvement identique à celui qu’elle défouraille de l’éventail. Et elle mate sa pitance. Du bout de la fourchette, elle ménage une espèce d’excavation dans le hachis. Nouvel arrêt, perplexe. Alors, délibérément, elle engage les dents de sa fourchette vers le fond de l’assiette, remonte. Et tu sais quoi ? Ce qu’elle arrache à sa mélasse féculente garnie de vianderies de récupération : fonds d’assiette en tout genre, absous par Moulinex, auxquels le broyeur a donné une nouvelle mission culinaire ; tu sais ce qu’elle extrait des parmenteries douteuses, la sous-préfète ?

Un dentier !

Parfaitement : un vieux râtelier aux gencives de caoutchouc, aux dents jaunies comme natures. Elle est là, la chère dame, pétrifiée, monumentalisée par l’horreur, fascinée aussi, tant son effroi l’emporte aux paroxysmes de la contemplation. Merde, je devrais écrire autre chose, tu me fais chier avec tes conneries policiardes, tout ce talent foutu aux ordures, et la vie si courte ! Ah ! je meurs de moi !

Bon, bien, fais pas attention, j’ai mes règles. Je vais poursuivre, m’enfoncer dans le coûte que coûte, l’absolument.

La dadame en satin grand-ducal, son face-à-pogne, un dentier au bout de la fourchette, si abasourdie par sa découverte, chère pauvrette en fin de course. Branlée aux bonnes façons, toujours, dès le berceau promise, tu lui verrais la détresse infinie, tu éclaterais de rire.

La mère Tournelle lui vient au secours, saisit le râtelier à pleins doigts, se l’enfourne tout emparmenté qu’il est, l’assure de ses index habitués. Voilà, il est remis en place, elle prend un autre visage, rigole plus franc, plus massif. Elle est radieuse. Sa voisine tourne alors vers elle un regard de quatre-vingt-quinze kilos, bourré de mépris jusqu’au ras des paupières : les inférieures, celles qui soutiennent.

Puis se lève et écrie d’une voix neutre de sourdingue : « Mon Dieu, pardonnez-leur, car ils ne savent plus ce qu’ils font. » Toute la tablée se met à pouffer, et puis la salle, par contagion, sans bien savoir, de confiance. Un petit avorton qui a sa casquette enfoncée jusqu’aux sourcils, une ogresse au fibrome jamais opéré, des hydropiques, des hépatiques, des vieilles chauves, des aveugles, tout le monde, à se claquer les jambes, à rire en postillonnant le hachis tout azimut, à se contenir les blagues à tabac, à s’en fourbir les couilles flasques, à s’en gratter la barbe, et à péter de joie, à roter de bonheur inconscient. La consule se retire, alors une vieille bâfreuse opère fissa un échange standard entre son assiette et celle à l’indignée. Gloup ! Du rab. Toujours, le monde est en avidité de rab. Vite qu’on crève pour en laisser : les sauterelles. Le grand cycle : bouffer des restes, les asticots, les héritiers confondus dans un même appétit frénétique. Par ici la bonne charogne. A moi, j’en reveux ! J’en ai pas eu mon taf. J’exige mon dû, mes droits ! La loi ! La chère vigilante, écarteleuse, dépeceuse, charognarde. Prenez et bouffez car ceci est ma putréfaction ! Mes résidus. C’est réconfortant, moi je dis, de savoir qu’on va se chicorner un jour pour tes résidus, ton fumier encore tiède. Tu te forges une idée juste de l’homme. Tu abdiques tout orgueil, toute vanité, toute cupidité. On a du mal à s’imaginer l’univers, si minuscule, à quel point il grouille de cloportes.

* * *

Marie Tournelle, elle veut d’abord manger sa banane avant de parler. Sinon, on la lui barboterait recta. Une tigrée, blette des bouts et si chétive qu’elle ferait pas jouir une communiante.

Elle se la déguste avec technique, sa banana, Marie. En expliquant combien qu’il est fortifiant, ce fruit. La v’là gravissimo, soudain. La santé, on ne plaisante plus, c’est sérieux, trêve de déconne et de dentier farceur. Vieillir, on a beau dire : bon bois, bonne race, d’accord, mais faut tout de même y mettre du sien. Si tu n’observes pas les règles essentielles, parvenu à l’âge branlant, tu y vas du pardingue en sapin.

Après la banane, y a le caoua, mais justement, elle est tricarde de jus, la gentille vieille, because son guignol qui est sur la poulie folle, alors on profite pour l’embarquer vite fait, au salon voisin, une pièce apte à héberger celles de Sartre. Huis clos, au milieu de ces fauteuils d’osier déglingués, de ces plantes vertes languissantes, ça paierait, je te promets.

Comme tous les gens âgés, elle n’a que le souci d’elle-même, Marie Tournelle. Les problèmes des autres ne la concernent plus. L’âge fait taire la curiosité entre autres. Qu’on débarque dans sa crèche d’agonisants en goguette ne la surprend pas. C’est comme ça. On est là, et puis voilà.

Malgré tout, pour la bonne règle, je lui tisse un petit canevas maison. Journalistes, nous sommes, habitués de l’Auberge Saint-Hubert. On y a fait la connaissance de Riri. Sympathique garçon, en vérité. Spirituel, cœur sur la main, beau, intelligent, et tout et tout, on lui tartine son cœur de mère, à Marie. Lui mouille et remouille la compresse pour s’attirer ses bienveillances. Note que son fils, maintenant, il est loin de l’asile. Il s’efface doucettement dans ses passés, à la brave femme. Il appartient à une autre époque révolue de fond en comble.

Et bibi, imperturbable, d’expliquer qu’on va écrire un beau livre sur l’affaire de Bruyère. Un gros, avec photos, pour bien narrer l’histoire, ses tenants et aboutissants dramatiques.

Je la branche sur le feu comte. Là, elle décarre à la manivelle. Au début il se produit des ratés, ça tousse et s’arrête, faut recommencer, y aller dans l’obstination gentille. Pas chialer sur le starter tant que le cerveau est froid. Et puis ça se met à tourner à peu près rond, en continu. Et ainsi, on obtient le pedigree à M’sieur de Bruyère, tout bien : elle qui lui a servi de nourrice sèche, positivement, avant qu’elle se fasse épouser par Tournelle, le valet d’écurie, mort il y a longtemps d’un grand coup de sabot dans les couilles en soignant une jument rétive. Le petit comte elle le dit bien : bouclé et déjà vicomté, gentil. La manière qu’elle le branlait un peu dans son berceau pour l’endormir, à la mode paysanne d’autrefois, si efficace. Et puis il grandit. Il est studieux. Premier partout. Il l’aime comme une seconde maman, sauf qu’un matin, il l’enfile, la Marie, tout de go, tandis qu’elle raccrochait les rideaux de sa chambre, juchée sur un escabeau.

Le chéri !

Il était en train de potasser un énorme vilain bouquin relatif à la sémantique dans le mongolien moyenâgeux. Elle accrochait ses rideaux. Il est venu par-derrière, lui a filé la main au réchaud, droit direct, si vivement qu’elle est tombée de l’escabeau. Sans se blesser heureusement car elle a pu s’agripper à Clotaire in extremis (un latiniste comme lui, ç’eût été malheureux, merde !). Ensuite, elle a eu beau protester, lui dire que ça n’était pas sérieux, il l’a embroquée de première, sur son plumard vicomtal, rrran ! Une ardeur d’intellectuel surchauffé. Y a qu’eux pour bien baiser, elle assure, Marie. Si l’intelligence est pas de la partie, tu n’obtiens qu’un coït de taureau. Elle a bien vu avec son mari, ce con, qui fourrait comme il bouffait, les coudes écartés, en faisant un bruit de pompe dégrenée.

Par la suite, il a continué de la tromboner de-ci de-là, sa nounou ; pas souvent, une ou deux fois l’an, selon les circonstances. Un type bien, le comte. Un érudit, mais pas maniaque de son savoir, aimant manger et piner, monter à cheval, boire de bons vins. L’homme complet, quoi. D’une gentillesse extrême. Toujours partant pour aider Pierre, Paul, Jacques et les autres. Il aimait s’offrir les femmes mariées, ça ne créait pas de complications. Il possédait une collection de salopes voisines, toujours partantes pour une belle tringlée devant un bon feu de cheminée, arrosée de champagne millésimé.

La vie bien comprise, en somme. Il avait du blé, des terres, des culs, des livres. Savait se faire aimer. Ses travaux étaient reconnus dans le monde entier et il possédait des décorations pis que le maréchal Goering. Des qui lui venaient des Indes, avec des éléphants, d’autres qui comportaient des cocotiers. Tout allait pour le mieux lorsqu’un jour, ayant passé des vacances à Monaco, chez un ami, il a ramené Amélia, une actrice anglaise rencontrée à bord d’un yacht. Et c’est là que tout a changé, basculé. Cette gonzesse, une vraie pommade ! Y avait pas plus chiante qu’elle. Capricieuse et cynique, toujours en quête d’exigences nouvelles à imposer. La vie au château de Bruyère est devenue un calvaire. Les domestiques sont partis l’un après l’autre, à l’exception de Marie et de son rejeton. La débâcle, quoi. Le comte a perdu son entrain, sa joie de vivre. Il ne parvenait plus à travailler, tellement qu’elle lui concassait les roustons, Amélia, avec ses gueulantes et réprimandes, folies en tout genre, débordements. Qu’à la fin, il a plus pu y tenir, Clotaire. Et ç’a été la rupture au bout de deux ans. Il a dû lui lâcher le gros paxif, à cette garce. Mais la liberté, ça n’a pas de prix. Tout cela remonte à une dizaine d’années. Ensuite, ça n’a plus été pareil à Bruyère-Empot. Le châtelain avait paumé pour tout jamais sa bonne humeur. Il s’est réorganisé comme avant, seulement le cœur n’y était plus, après tout, peut-être l’aimait-il, son Anglaise, va-t’en savoir !

Ayant dit, Marie Tournelle se met à glousser. Justement, on repasse un vieux film d’elle cette semaine, y a son portrait dans Télé 7 Jours : Amélia Black dans La Fille de la Rivière Magique. Elle va chercher la revue sur un guéridon de rotin. Nous montre. On voit une photo de dame brune, mais on lui a crevé les yeux, et alors Marie Tournelle baisse le ton pour nous confier que c’est elle qui a fait ça : un petit brouillon de messe noire. « Crève, charogne ! » disait-elle en énucléant le portrait. Une forme d’incantation à elle, venue de son cœur, spontanément. Artisanale, comme magie, mais quoi, Satan reconnaîtra les siens, non ?

— La comtesse est-elle revenue au château ?

— Non, jamais, mais n’appelez pas comtesse cette saloperie de saltimbanque !

— Elle écrivait encore à son époux ?

— Au début, mais il lui a retourné ses lettres sans les ouvrir, et il a bien fait.

— Vous croyez, vous, que c’est d’Alacont qui a assassiné le comte, son oncle ?

Marie Tournelle crache sur la photo sans yeux et referme le journal. Elle n’a pas retenu ma question. Je la réitère. Bien décidé à la lui seriner jusqu’à ce qu’elle y réponde.

Pinaud s’est endormi dans un fauteuil à trois pattes qui est sur le point de s’écrouler. Quelque part dans l’hospice, un carillon Westminster se met à musiquer, et y a rien de plus horrible à entendre, en dehors des pleurs d’un enfant, qu’un carillon Westminster. Moi, j’sais pas pourquoi, mais ça me fait honte.

C’est humiliant comme des hémorroïdes, un carillon Westminster. Et puis ça fait con, quoi. Ça situe. T’as ceux qui en possèdent un, et t’as les autres. Parmi les autres, y en a qui sont récupérables, des qu’on pourrait arracher au flot fangeux de la connerie, à grand renfort… Qu’on parviendrait à dessiller un brin, juste qu’ils aperçoivent la lumière.

Je répète, en prenant dans les miennes les pattounes ravagées par sa vie de labeur de Marie :

— Vous qui fûtes la plus familière parmi les familiers du comte, sa nourrice, sa révélatrice, sa confidente et, plus encore que le reste, sa servante pendant toute sa vie, vous, brave amie, si pleine de sagesse et de sérénité, dites-moi qui, selon vous, est l’assassin du comte ?

Cette fois, elle ricane dans sa barbe, la mère Tournelle. Une jubilation qui ressemble à un jet de vapeur.

— Allons, allons, allons, qu’elle glapouille par trois fois, kif le général quand il écriait « Hélas, hélas, hélas ! » ce grand chéri, bien marquer son sentiment, le désastreux de l’affaire ; il est sûr et certain que c’est elle qui l’a fait tuer.

Et elle désigne Télé 7 Jours, réceptacle de la photo sans yeux.

— Elle lui en voulait à ce point ?

— Une carne, monsieur. Riri ne vous a rien dit ?

— De quoi voulez-vous parler ? éludé-je.

— Le jour de son départ, à cette putain, mon fils a porté ses bagages jusqu’à l’auto qui l’emmenait à Paris. Avant d’y monter, elle lui a dit : « Votre garce de mère et vous êtes heureux de me voir partir, vous avez fait tout ce que vous pouviez pour qu’on en arrive là. Vous vouliez conserver votre mainmise sur Clotaire, n’est-ce pas ? Mais je vous préviens que vous ne le garderez pas toujours. Je mettrai le temps qu’il faudra, je me vengerai !

Marie Tournelle a le visage tout dur, soudain, pareil à un caillou gris. Elle retrouve sa haine engourdie par le temps. La réchauffe dans son giron. Ça lui redonne de l’énergie, un louche appétit.

— Ne cherchez pas : c’est elle, c’est bien elle.

— Vous ne l’avez pas dit aux enquêteurs au moment du meurtre ?

Elle hoche la tête.

— Pensez-vous, ils ont arrêté le garçon tout de suite.

— Et, vraiment, vous ne croyez pas à la culpabilité de Gaspard ?

La vieille caresse sa barbe dont elle paraît très satisfaite.

— Je vais vous dire…

Elle décamote de l’index un reste de hachis coincé quelque part dans la région de ses fausses prémolaires.

— Je vais vous dire : ce neveu, il n’avait pas la tête à ça. Bien sûr, il semblait pressé de voir M. Clotaire et il paraissait très nerveux, ne tenait pas en place, et puis c’est vrai qu’il avait un petit air arsouille, ça, d’accord, malgré tout…

Juste comme moi. Je suis frappé de nous voir unissonner, la vieille et bibi, dans ce sentiment instinctif que d’Alacont n’est pas coupable. Très important, ça.

— A l’époque du drame, vous rappelez-vous que M. de Bruyère traduisait un manuscrit chinois que lui avait confié un journaliste ?

Elle réfléchit. Mais là, ça foire nettement, côté souvenirs.

— Vous savez, son travail, il nous en causait guère, nous, on n’avait pas son intelligence…

— Essayez de vous souvenir. Un manuscrit chinois…

Elle se frotte le caberluche pour en faire partir des étincelles.

— Chinois, oui, ça me dit vaguement… Chinois… Ce qu’il était savant, tout de même, mon Clotaire. Chinois… Vous l’auriez vu dans son bureau, au milieu de ses bouquins. Il écrivait sans regarder. C’était sa manie : sans regarder. Il continuait de lire dans un livre épais comme un édredon de ferme, et il écrivait pendant ce temps, sans regarder son stylo ni sa feuille, et si je vous disais : il réussissait à écrire bien d’aplomb, bien droit, avec des lignes qui avaient toutes le même écartement. Sans regarder ! Mon bon Clotaire… Chinois ! C’est tout lui. Attendez, ça me revient, une bêtise. Un tantôt je lui apporte son thé — il buvait trois thés dans la journée —, et il riait au milieu de ses grimoires. Il riait comme… comme…

— Un bossu ? proposé-je à tout hasard, bien que les bossus de mes relations ne soient pas particulièrement réjouis.

Mais Marie saute sur la propose :

— C’est ça : comme un bossu.

Elle rit à ses souvenirs, à cette vision de Bruyère riant. C’est du présent qui lui dégouline, tout chaud, tout vivant. Clotaire de Bruyère est là, dans l’infâme salon. Et il rit. Et Marie le regarde, l’entend rire avec ravissement, parce qu’il aura été l’homme de sa vie : le bébé branlé, puis l’adolescent culbuteur, et le mari en peine qu’elle devait bigrement remonter contre sa Brioche, je devine…

— Pourquoi riait-il ? insisté-je.

— Je ne sais pas, répond la vieillarde. Je ne sais pas. Il répétait seulement : « la plus grande découverte depuis le feu et la roue, Marie, la plus grande ! » Tout autre lui aurait demandé des explications. Moi, pas, c’était l’habitude. Il m’annonçait des trucs tout à trac, parfois, mais il aurait pas toléré que je le questionne. C’était comme s’il s’était causé à lui-même, comprenez-vous ? Ah ! la cloche ! La promenade, je dois aller. Excusez… J’ai été contente de vous rencontrer. Quand vous reverrez Riri, dites-lui que je suis très bien ici. On a la télévision. Et question nourriture, il ne faut pas se plaindre. Y en a qui rouspètent, moi je ne me plains pas. Tenez, le menu d’aujourd’hui, si je vous disais : œufs durs en salade, hachis parmentier, banane. A notre âge c’est bien suffisant. Les gens creusent leur tombe avec leurs dents.

Elle, pour plus de sécurité, elle fout ses dents dans l’assiette des autres…

Je l’embrasse. Un élan. A cause de Félicie, tu crois ? Oui, peut-être. Je l’embrasse pour Riri. Riri qui s’est enfui en apprenant que j’étais un flic et qui se terre dans les halliers, je présume.

Et pourquoi s’est-il aussi sottement enfui, Riri ? Qu’a-t-il à redouter de moi ?

Serait-ce lui l’assassin du comte ?

Voire le complice de l’assassin ?

Comme j’atteins le bout du couloir, Marie Tournelle me hèle.

— Hé ! me lance-t-elle, n’oubliez pas ce que je viens de vous dire : c’est elle qui a fait le coup !

Загрузка...