Une torpeur gluante plane sur l’agence.
Je trouve Riri endormi sur le canapé de l’entrée. Le labo est vide. Je passe dans mon burlingue. Deux photos montées s’étalent sur mon sous-main, fraîches comme du poisson sur le pont d’un chalutier.
Je les considère et je crois rêver. Mathias m’a laissé un mot entre les deux images.
Monsieur le commissaire,
Ma surprise fut aussi grande que la vôtre, mais elle se produisit plus lentement. Je crois me souvenir qu’on a programmé un Fantômas, la semaine dernière, sur TFI. Bonne nuit.
Dis donc, j’ai l’impression que ça le mène rudement, la bandouille, mon éminent collaborateur. La môme Sonia te me l’a court-circuité de première. Il en pince pire qu’un homard, ce glandu. Le zob, c’est le talon d’Achille des gus qui n’ont pas su jeter leur gourme en temps opportun. Garçon timide et tôt marié à une pétroleuse pondeuse de chiares, le v’là à la disposition de l’amour adultérin, mon brave rouquin. Gare aux taches !
Je prends place devant les deux images. Ces puzzles photographiques ont quelque chose d’incommodant car ils sont constitués de morceaux de visages. L’ensemble produit immanquablement un personnage à la Frankenstein, artificiel et donc inhumain.
L’une des images pourrait être une espèce de photo « bricolée » de Louis de Funès, et l’autre de Jean Marais. Voilà pourquoi Mathias me signale qu’on a rediffusé un Fantômas à la téloche récemment. Il est clair (de notaire) que le bon Riri ne s’est pas cassé la nénette et qu’il s’est complu à décrire les deux fameux acteurs dont il connaît mal la gloire. Pour lui qui a dû visionner le film, ce sont deux hommes rencontrés un soir sur le petit écran de l’auberge Saint-Hubert. Il ne faut être grand clerc (de lune) pour comprendre qu’il a mené Mathias en bateau.
Pour quelle raison ?
Parce qu’il n’a pas voulu que soient reconstitués les portraits des deux types qui lui ont acheté le document.
Et pourquoi n’a-t-il pas voulu cela selon toi, qu’on a surnommé l’amer des sagaces ? Hmmm ?
T’as pas d’idée précise ?
Alors allons le lui demander.
J’aime pas les bruits de dormeurs. La ronflette, à tout prendre, quand elle est bruyante, passe mieux la rampe ; ce qui est énervant, ce sont les petits soupirs avortés, les étouffades légères, les menus chocs de clapet mal fermé.
Lui, Tournelle, il respire régulier, mais toutes les trois inspirations, il y a une espèce de « tac » au fond de sa gorge, qu’au bout d’un moment t’as envie presque de hurler et de lui filer un seau d’eau froide à travers la gueule.
— Riri !
Il soulève ses stores, rumine un peu à vide et remarque :
— Vous êtes de retour ?
Je lui mets les deux photos devant le pif.
— Ressemblant ?
— Oui, très. C’est amusant de le voir travailler.
— Lequel de ces deux hommes t’a remis le fric ?
Il me montre Jean Marais.
— L’autre a une bouille marrante, tu ne trouves pas ? dis-je.
Il se met à rire.
— Oui, c’est vrai.
— Un grincheux rigolo, c’est ce qui fait son comique.
— En effet.
— Et quand il trépigne, tu sais ? Qu’il agite ses deux poings en faisant des « Oh ! Oh ! Ooooh ! », moi je me tords.
Riri cesse de sourire à ses souvenirs de Fantômas. Il flaire le danger. Il ne sait trop lequel. Il sent que depuis quinze secondes ça tourne moins rond entre nous. Qu’un vilain ver vient de se faufiler dans le fruit de ma sympathie.
— Tu tombes de sommeil, remarqué-je, allez, viens je vais te reconduire.
— Où cela ?
— Ben, à l’auberge. Qu’est-ce qu’ils deviendraient sans toi, les Moulfol ? Demain y a fête à bras, comme disait ma grand-mère. Tu comprends ce que ça veut dire, fête à bras ?
— Non.
— Boulot.
On repart. J’ai un aspirateur en action dans ma tronche. Au lieu d’aspirer les déchets et la poussière, il pompe les éléments de cette affaire. Un vrai goinfre. Son zonzonnement me flanque la migraine ; malgré tout, les idées déferlent dans ma cervelle de plastique : Jasmine et Gaspard, cousin cousine. Léo de Hurlevon qui s’est fraisé en revenant d’Orléans et non pas en y allant. En revenant ! En revenant ! Point important. Crucial, je vais même jusqu’à prétendre.
Pour commencer, je file en direction de l’autoroute, mais une turlupinerie m’incite à me détourner un peu. Il y a deux façons de consommer les bonbons : soit qu’on les suce, soit qu’on les croque. Je suis de ceux qui les croquent. J’ai jamais le temps de patienter.
— On ne peut rien, sans une autorisation du directeur.
— Eh bien, qu’on prévienne le directeur !
— Mais, monsieur le commissaire, il est deux heures et demie du matin !
— Non, rectifié-je après avoir jeté un œil sur ma tocante, il est trois heures moins vingt.
— Il est impossible de réveiller le directeur à cette heure-là !
— Je vous jure qu’on peut. Vous lui pincez le nez entre le pouce et l’index et il ne tardera pas à ouvrir ses jolis yeux.
— Mais…
Il est des moments exceptionnels heureusement où tu peux devenir un meurtrier pour un bouton de chemise décousu ou pour un cheveu dans la béarnaise.
J’en traverse un.
Mes deux mains sur les épaules du préposé. Mes deux yeux rayonnants d’intelligence dans les deux siens ruisselants de connerie. Ma voix barytonnante dans ses trompes fanées.
— Je ne poursuivrai pas ce beau dialogue trente secondes de mieux, mon pote. Préviens le dirluche ou je t’enfonce !
Il déglutit mal, vu que sa salive est devenue gomme arabique en fusion.
— Je…
— C’est ça : tu… !
Le cancéreux geint faiblement. La lumière arrosante de la salle ne le fait même pas ciller. Par contre d’Alacont s’est dressé sur son séant, le regard fou, comme si au lieu d’être à l’hosto, il occupait la cellule des condamnés à mort.
Je le rassure de la main.
— Pas de panique, fils. Je viens pour un petit complément d’informations.
— Vous avez commencé votre enquête ? balbutie-t-il.
— Je suis plutôt en train de l’achever.
— Du nouveau ?
— Disons de l’ancien qui fait surface.
Je lui trouve mauvaise mine. Il a la peau translucide comme des ailes de libellule, les lèvres très pâles. Si je l’arrache d’ici, il pourra aller se refaire du lard à la cambrousse.
— Qu’avez-vous découvert ?
Je déniche une chaise de métal dont la peinture autrefois blanche a jauni et s’est écaillée. M’installe auprès de son pageot et j’allonge mes pieds sur sa couverture.
— Écoute, fils, lui dis-je, demain, j’ai rendez-vous à dix plombes chez mon divin patron et il va falloir que tout soit terminé auparavant ; alors, si tu le veux bien, c’est moi qui vais poser les questions pour gagner du temps.
Il opine. Ce que je roupillerais volontiers. Les plumards libres qui nous environnent me tentent comme des couches de volupté. Quel métier ! Et dire que je l’aime. Qu’il me serait impossible d’en exercer un autre. Si j’achetais un commerce quelconque, je coulerais la taule en moins de rien. Si je devenais fermier, j’oublierais de traire les vaches. A la rigueur je pourrais devenir homme de joie. Je serais peut-être cap’ de loncher des dames rancissantes moyennant finances, mais me connaissant comme je m’ignore, je sais que je consacrerais ce blé à leur acheter des fleurs et à les emmener clapper à la Barrière Poquelin.
— Tu n’as jamais parlé du parchemin chinois au cours de l’instruction.
Il pince du regard, cherchant dans ses souvenirs tuméfiés par la détention.
— Le parchemin chinois ?
— Celui de Léo de Hurlevon.
— Oh, oui. Pourquoi en aurais-je parlé ?
— Il a peut-être son importance dans tout ça.
— Vous pensez ?
— Va-t’en savoir… Ainsi Jasmine, la femme de Léo, est une cousine à toi ?
— Oui. Pourquoi ?
Je grogne :
— Pas de questions, te dis-je ! Me cours pas sur la bite, mon gars, je suis à cran. J’ai sommeil. J’aimerais me châtaigner avec un vilain, histoire de m’apaiser la nervouze.
« Tu le fréquentais beaucoup, le Léo ? »
— On prenait un pot ensemble, de temps en temps. Mais surtout je lui prêtais mon studio. Léo avait une liaison avec une petite bourgeoise que l’hôtel épouvantait et il venait la tringler chez moi. Ce n’est pas que son ménage marchait mal, mais au plan physique, ils avaient une grande liberté, Jasmine et lui.
— Parce qu’elle aime le gigot à l’ail, n’est-ce pas ?
— Elle a toujours été assez ambivalente.
— Donc, Léo se rendait fréquemment dans ta garçonnière ?
— Plusieurs fois par semaine, oui.
— Raconte un peu, maintenant, l’histoire de son manuscrit à la con. Et, je t’en conjure, n’oublie rien : on joue le dernier mouvement et les fausses notes ne pardonnent plus, parvenu à ce stade.
Il rêvasse, ou fait comme si. Je le branche sur un chapitre qui restait à ses yeux marginal.
Un léger sourire met de la détresse sur sa face blême.
— Il était très surexcité, reconnaît Gaspard. Je ne sais pourquoi il croyait avoir mis la main sur un trésor sans prix.
— Peut-être s’agissait-il bel et bien d’un trésor sans prix.
— Sans blague ?
— Selon les tuyaux que j’ai pu rassembler à ce sujet, il était question d’une découverte d’arme absolue.
D’Alacont fait la moue.
— Un parchemin vieux de plusieurs siècles, voire de deux millénaires, ne peut contenir le texte d’une invention moderne, voyons, c’est une blague !
Bien ce que je me susurre depuis des heures dans le silence distingué de mon sub’. Une blague ! Une vaste canulardise ! Et d’ailleurs, la vieille Marie, dans sa maison de repos presque éternel, ne m’a-t-elle pas dit que Clotaire de Bruyère rigolait dans sa bibliothèque, certain après-midi, alors qu’elle lui apportait l’un de ses trois thés quotidiens ? Et qu’il se claquait les cuisses, le cher homme en clamant : « la plus grande découverte depuis le feu et la roue ! »
Alors ?
— Oui, c’est troublant, admets-je, mais nous aurons probablement l’explication très prochainement car elle est incluse dans le prix du bouquin, et au Fleuve ils ne plaisantent jamais sur la nature de la marchandise. Un polar qui n’a pas de fin, ils te l’échangent contre le Larousse en onze volumes. C’est toi qui lui as conseillé de montrer le manuscrit à ton vieux tonton ?
— Oui. Je me suis rappelé que mon parent consacrait sa vie aux dialectes extrême-orientaux. J’ai donné ses coordonnées à Léo qui est allé lui porter sa trouvaille.
— Ensuite ?
— Léo était bouillonnant d’impatience.
Tiens, voilà qui recoupe les dires de Jasmine. J’aime bien, tous les poulets aiment bien, que des déclarations se recoupent.
— Pourquoi ?
— Parce que mon oncle le faisait lanterner. D’autant que des gens mystérieux lui auraient fait des ouvertures afin qu’il leur cède le manuscrit.
— Tu ne trouves pas ça un peu tiré par les crins, Gaspard ?
— Si, très. Pourtant le comte n’était pas un plaisantin. S’il a prétendu la chose c’est qu’elle était exacte.
Le moribond exhale un long cri éperdu, fait de douleur et de lassitude. Il commence à trouver sa vie longuette, cézigue, depuis le temps qu’il en bave sur son grabat. Il ferait bon mourir un peu, en finir avec toutes ces tracasseries terrestres sans queue ni tête. On se pointe et ça fait mal. Ensuite il faut repartir et cela fait encore plus mal. Si tu réfléchis, c’est pas si con que ça, son truc, à la dame Veil.
— Bon, il faut donc admettre qu’on a vraiment proposé à ton oncle de lui acheter l’invention ?
— Aucun doute sur ce point.
— Revenons à cousin Léo, tu me dis qu’il grouillait d’impatience comme une charogne grouille d’asticots…
— Oui.
— Il t’a dit qu’il irait récupérer son parchemin ?
— Il m’a appelé, le 3 avril, dans un bar des Champs-Élysées où il me contactait quand il désirait user de mon studio ; il hurlait de rage. Il jurait que mon oncle était un truand, un arnaqueur… Qu’il refusait de lui redonner son parchemin… Je lui ai promis de m’occuper de la chose personnellement.
— Et c’est pourquoi tu t’es rendu à Bruyère-Empot le lendemain ?
— Ce m’était une raison supplémentaire d’y aller.
— La principale étant ton besoin de fric ?
— Bien sûr.
— Tu t’es dit que cette affaire n’était pas catholique et que donc, il y aurait peut-être de la fraîche à affurer ?
— Plus ou moins, oui. Je pensais que quelque chose ne devait pas tourner rond du côté du comte et qu’il me serait alors plus aisé de l’amener à des sentiments généreux…
Malgré qu’il ait côtoyé le mitan, il s’exprime dans un français châtié, le Gaspard.
— Lors de ta petite virée solognote, tu n’aurais pas aperçu Léo, des fois ?
— Non, pourquoi ?
Tiens, voilà que je prends mal au cœur. Ces remugles d’éther, probable.
Je me lève, sentant que si je m’attarde encore je vais aller au refile.
— Vous partez déjà, commissaire ?
— J’ai école. Mais ne te tracasse pas, fiston : ça plane pour toi.
Je m’installe au volant sans que Riri ne s’éveille. Il est écroulaga au fond de ma chignole, derrière, en chien de fusil. Et il a retrouvé son petit bruit de clapet qui plaque mal.
Je le considère avec quelque envie. Qu’est-ce qui m’oblige à cavaler de la sorte ? Pourquoi cette affaire me tient-elle tellement à cœur ? On devrait guillotiner Gaspard, encore, je serais motivé, comme ils disent puis tous, ces cons insupportables que je me retire si bien et si définitivement d’eux ! Qu’enfin je crèverai probable sous ma tente, comme disait le cher Cocteau ! Ou comme le Montherluche qui s’en est filé un coup dans la poire, poum ! tant il cabrait devant la vieillesse ; ou encore comme l’Hemingway idem, poum ! poum ! Descendez, on vous demande. C’est l’heure de la grande roupille. Salut, dames et messieurs, bonne continuation !
Je te repose ma question : Qu’est-ce qui me mène avec tant tellement d’acharnerie ? Que je suis là, grelut et flageolard sur mes cannes. Mort de sommeil, branlant de fatigue. Mais avec l’appétit féroce de connaître la vraie vérité.
Je démarre. Tout juste si le sieur Henri, roi de Farce et de Navarin, modifie un peu sa ronflette, l’unissonne avec le bruit du moteur.
L’aube au sourire pâle (comme l’a écrit si bien Jean-Georges Revel dans son traité sur la façon de maltraiter les traités, ouvrage dans lequel les poils de cul sont écrits en braille pour que tu puisses les toucher) se lève sur la Sologne quand je me pointe dans la grande cour de l’auberge Saint-Hubert. Une tomobile fourgonnette ronronne dans la fraîchure[15] pré-matinale.
C’est le taulier qui se barre aux halles de Rungis-les-Bains. Il radine en poussant devant lui son haleine qui sent le café frais. Il est saboulé en chasseur, que tu le prendrais pour un de ses cilles.
Il méduse de nous voir radiner les deux.
— Mince, vous l’avez retrouvé ?
— Facile, vous voyez bien que ce n’était pas la peine de se faire une entorse à lui cavaler au fion !
— Il est en état d’arrestation ? demande le steak’s maker qui a lu Détective tout au long de son adolescence.
— Quelle idée ? m’étonné-je. Y a pas plus blancheur que lui.
— En ce cas pourquoi s’est-il sauvé ?
— Parce que c’est un émotif. Il appartient à cette catégorie de spectateurs qui sortent du cinoche au moment où le vampire passe sa main verte par l’entrebâillement de la porte.
— Vous n’avez pas besoin de moi ?
— Du tout.
Il baisse le ton pour m’apostropher en catiminette :
— Vous croyez que je peux le garder ?
— Comment si vous pouvez ! Vous devez, cher monsieur Moulfol. On ne congédie pas sans motif un employé modèle.
Rassuré, il opine.
— O.K., surtout que c’est un brave garçon. Si vous voulez du café, dites à Riri de vous conduire à la cuisine. Je vous dirais bien ma femme, mais Mado roupille jusqu’à huit heures.
Mado ! Mon guignol se met à chamader comme un branque. Mado la mollasse, Mado la fondante, Mado l’inerte, la passive, l’invertébrée. Mado qui continue de bouleverser ma pauvre vie de mammifère désorienté. Chérie, va ! Elle est là, toute proche, toute flasque dans son plumzingue, les nichons en cataplasmes, la gueule entrouverte, sûrement, avec son merveilleux air con qui doit subsister sur son visage au plus fort des sommeils.
J’en serre cinq au cornard.
Il grimpe dans sa fourgonnette et ses feux rouges se diluent bientôt dans cette nuit qui tourne en brume.
Riri est immobile auprès de moi, frileux, inquiet. Il comprime ses pets du matin, en homme de belle éducation. Sa chère maman peut être fière de lui. Elle en aura fait un gentleman.
— Vous voulez boire du café ? il demande, soucieux de souscrire aux directives de son patron.
— Pas tout de suite.
Je regarde les bâtiments endormis, un peu de jour flottaille sur les tuiles : un projet de jour. Ça ressemble à cette fameuse toile de Magritte intitulée l’Empire des Lumières, où l’on voit une maison éclairée comme en pleine nuit et au-dessus c’est le grand soleil.
— D’habitude, c’est l’instant où tu vas rejoindre Mado, n’est-ce pas ?
Il aime pas lulure causer de ça, ce vieux voyou. Un timide, quoi. Comme on dit en Suisse : il se gêne. Tournelle détourne la tête.
— C’est où, sa chambre ?
Il me la désigne. Y a un balcon, j’aurais dû me gaffer. Roméo et Juliette. Un petit escadrin extérieur, dit de meunier, y conduit et fait tout le charme de la bâtisse.
— Tu passes par là ?
— Oui.
— Tu toques aux volets et elle t’ouvre ?
— Oui.
— Veinard. T’es un tombeur, toi, dans ton genre, non ?
— Oh, non… Seulement…
— Seulement t’aimes la baise et ces dames le sentent. Elles ont un flair terrible pour détecter les tromboneurs émérites. Propose-leur cent mecs beaux à chialer, si c’est un cent unième qui lonche le mieux, c’est lui qu’elles choisiront, quand bien même il serait vioque, chauve et stropiat. Le zob a des effluves que la raison ignore mais que le cul reconnaît.
Ça lui passe un chouïa au-dessus de la touffe, mais il rigole complaisamment.
— Bon, allons chez toi, mon vieux lapin. Je veux que tu me montres le fric que t’ont remis les deux mecs de l’autre jour.
Il me guide jusqu’à sa crèche, une grande chambre au-dessus d’une ancienne écurie, propre, blanchie à la chaux de pisse, avec un lavabo contre un mur, surmonté d’un miroir ancien, flanqué d’un porte-serviettes. Comme décoration, une réclame pour la Suze que ça représente un mec aux bras noueux occupé à déterrer de la gentiane dans les alpages[16].
L’ameublement se compose d’un lit, d’un placard mural, d’une commode, d’une table et de deux chaises dépaillées.
— Asseyez-vous, il urbanise, le Riton.
Au lieu de prendre une chaise percée, comme l’eût fait le premier Louis XIV venu, je choisis de m’étaler sur son pucier. Les ressorts fatigués musiquent sous mon poids comme une viole de gambe.
Si je ne m’écoute pas, je vais m’endormir.
— Alors, ce fric ?
Riri soupire un peu, pas trop. Il s’arc-boute devant sa commode et la hale sur un mètre. Ensuite il s’agenouille sur la partie de carrelage ancien mis à jour et, de la pointe de son couteau, descelle un carreau branlant. Sous celui-ci, une excavation. Et dans ladite un paquet exécuté avec du papier-journal. Deux forts élastiques mis en croix maintiennent le paquet clos.
Il pompe l’air en force, Tournelle, et avec le nez exclusivement. Ça lui arrache les fibres de l’âme de voir son magot tripoté par un étranger.
Sacrilège, sacrilège ! Mais le moyen de s’opposer à mes pattes fouisseuses de taupe en délire ?
Je déballe l’artiche, bien proprement, qu’un élastique pourtant me pète dans la main, ce qui lui arrache une plainte comme Menuhin quand il a une corde du milieu qui claque alors qu’il est en train d’interpréter La Petite Tonkinoise dans l’église de Saanen.
Je dégaufre le papier.
Les talbins sont laguches. Cinq tuiles, les pauvres s’imaginent, mais ça ne fait pas très épais ; en biftons de cinq cents pions ça donne… Attends, je vais mesurer.
Oui, ça fait à peine un centimètre et demi. Alors tu vois qu’il n’y a pas de quoi buter sa vieille tante !
Je ne les compte pas. Les feuillette seulement.
Ensuite, je les laisse un moment étalés sur mes genoux, et me mets à rêvouiller.
Mado, si proche. Si tentante.
Tiens, j’ai un renseignement à lui demander.
— Dis-moi, Riri…
— Oui ?
Il redoute. Oh ! la la ! qu’il redoute. Tant que je ne lui aurai pas restitué son grisbi, il aura les flubes, le valet de trèfle (et de cœur à l’occasion). D’accord, je lui ai promis qu’il pourrait le conserver, seulement les promesses de flic, hein ? Tu m’as compris tu m’as. C’est presque autant pire que celles des politiciens.
— Ces hommes, ils avaient le fric en vrac, ou bien était-il tout prêt ?
— Il était tout prêt.
— Donc, ils t’ont remis ce paquet tel que tu me l’as remis à moi-même ?
— Oui.
— Parole ?
Il est spontané :
— Oui, oui, parole !
— Bravo. Tiens, replanque ton artiche, mon fils, qu’il ne prenne pas froid. Tu vas en faire quoi, si c’est pas indiscret ? Oh, oui, tu me l’as déjà dit : ta vieille mère. Tu fais bien de la changer de crèmerie, parce que franchement, la taule où elle est ne vaut pas le Ritz. Eh bien, maintenant tout est O.K., je te laisse. Travaille bien, et marie-toi un de ces jours, ta daronne serait ravie de devenir grand-mère avant d’aller rejoindre M. le comte.
Henri Tournelle me bigle, clignant des yeux comme un hibou quand la salle se rallume.
— Alors, vous… C’est tout ? me demande-t-il.
— Eh oui. Que veux-tu de plus ?
— Oh, rien, rien !
Ça lui part du cœur. Surtout retrouver sa quiétude. Mettre le pinard en boutanche, jardiner, balayer la cour, brosser la Mado. Il demande rien de mieux, ce tendre ami. Et caresser parfois son mignon magot, façon Harpaguche. Sa vieille, elle y clabotera à l’asile, moi je te le dis. Il l’aime, bien sûr, mais pas au point de balancer ses cinq belles tuiles dans la nature pour lui améliorer l’ordinaire. On a besoin de si peu à l’âge de Marie. De si peu…
Un cercueil de sapin, pour finir, tu sais que c’est pas plus mal qu’un autre ? Que ça fait sobre ? Qu’on y est à l’aise mieux que dans du chêne ? Moi, d’ailleurs, c’est mon avis. Je préfère le sapin, c’est un bois familier, chaud. Un bois de montagne, un bois contre le froid. J’ai la montagne dans le sang, mézigue. Elle est tellement réfugiante et consoleuse de bien des choses. Variée. La mer, je t’en fais cadeau. Trop conne. A moins d’avoir à se bigorner contre, façon Tabarly. La preuve : tu fais une traversée à bord du paquebot, au bout de deux heures tu ne la regardes plus avant la fin du voyage. La montagne, tu te lasses pas. T’as besoin de l’escalader, voir ce qu’il y a derrière.
Les Alpes, c’est chouette. J’aurais la fortune du Shah, je les achèterais. Iranien qui ira le dernier !
Et puis, bon, j’arrête là.
— Salut, Riri. Heureux de t’avoir connu.
Je lui prends congé d’une poignée de mains.
Dehors, le jour.
Des coqs égosillent dans les alentours. Un vent frisquet brasse les feuillages.
Je frissonne.
Marche vers l’escadrin menant à la chambre de Mado Moulfol.
Les marches de bois craquent sous mes pieds conquérants. Je gratte à la porte-fenêtre.