Irina Murray frappa un coup sec à la porte du bureau de Donald Redstone et se rua à l’intérieur sans même attendre qu’il réponde. Le chef de station, plongé dans l’étude d’un dossier, leva la tête, surpris par cette tornade blonde.
— Il a téléphoné ! lança-t-elle. J’ai rendez-vous avec lui. Il me prend bien pour Viktoria Posnyaki.
— Holy cow ! marmonna l’Américain. It’s wonderful ! Vous avez prévenu M. Linge ?
— Non, pas encore. Je voulais vous le dire d’abord.
Donald Redstone apprécia cette marque de respect, écouta Irina puis sauta sur son portable.
— Venez tout de suite, lança-t-il lorsqu’il eut Malko en ligne. Il y a du nouveau.
Après quoi, il regarda sa montre : midi cinq. Ils avaient deux heures pour s’organiser. Irina, très excitée, ôta son manteau et alluma une cigarette. L’Américain se demanda fugitivement si elle avait déjà couché avec Malko, connu pour ses conquêtes féminines. Ou si c’était encore à l’état de projet. S’il n’avait pas été marié et fidèle, il l’aurait sur-le-champ allongée sur son bureau.
Penchés sur la carte de Kiev, ils examinèrent le heu du rendez-vous. La cathédrale Saint-André se trouvait sur un petit promontoire dominant le Dniepr, au début de la descente du même nom, dont le trottoir de gauche abritait tous les jours une brocante où on trouvait un peu de tout, des matriochkas aux vieux samovars en cuivre.
— La nef de l’église est toute petite, dit-il. Vous ne pouvez pas le rater. En plus, vous avez un avantage énorme sur lui : il s’attend à voir Viktoria. Cela va nous donner le temps de nous organiser. Sans vous faire prendre de risques.
Irma songeait à sa brève conversation avec Stephan. Elle était certaine qu’il ne venait pas pour la tuer.
— Je n’ai pas l’impression qu’il vienne avec de mauvaises intentions, dit-elle. Plutôt qu’il a envie de changer de camp.
On frappa à la porte et Malko pénétra dans le bureau. Un simple regard en direction d’Irina fit démarrer sa libido au quart de tour ; pourtant, elle semblait bien loin de toute préoccupation sexuelle. Tout comme Donald Redstone qui le mit au courant du rendez-vous.
— C’est presque trop beau ! soupira Malko. Ce Stephan n’a aucune raison de prendre contact avec Viktoria, sauf pour l’éliminer. À moins qu’Irina n’ait raison : pour une raison que nous ignorons, il veut changer de camp. Peut-être suite à son ratage d’hier soir.
— Comment allons-nous nous organiser ? demanda Donald Redstone. Je peux réquisitionner un jeune case officer, mais il n’a pas l’expérience de ce genre de situation. Ou aussi venir moi-même, mais cela peut être embarrassant. Et je ne pourrai pas être armé.
— Je pense que je suffirai à assurer la protection d’Irina, affirma Malko.
— Ce Polonais vous connaît, objecta le chef de station. Vous ne bénéficierez donc pas de l’effet de surprise.
Malko allait répliquer que Stephan connaissait aussi Irina lorsqu’un regard éloquent de la jeune femme le dissuada de révéler que le Polonais les avait vus ensemble dans l’ascenseur du Premier Palace. Elle ne tenait pas à ce que Donald Redstone soit au courant de son aventure avec Malko.
— Il faudrait peut-être prévenir la Milicija et faire arrêter ce type, reprit l’Américain. Après tout, il a essayé de vous tuer. Sans parler de son rôle dans la liquidation de Roman Marchouk.
Malko secoua la tête.
— Mêler la Milicija au problème n’avancerait à rien. Je crois, comme Irma, qu’il ne vient pas à ce rendez-vous avec de mauvaises intentions. S’il accepte de parler, il est le seul à pouvoir nous éclairer sur le complot de l’empoisonnement de Viktor Iouchtchenko.
— Je suis prête à courir le risque de cette rencontre, affirma crânement Irina Murray. Je suis certaine que M. Linge me protégera.
Donald Redstone se dit in petto qu’elle avait déjà couché avec Malko. Avec un petit pincement de regret. C’est dur, parfois, d’être un mari fidèle.
— Dans ce cas, assura Malko, allons là-bas tout de suite et organisons-nous. Je vous tiens au courant.
— Irina, voulez-vous une arme ? proposa l’Américain. La jeune femme sourit.
— Non, je ne saurais pas m’en servir…
Nikolaï Zabotine avait décidé de ne pas bouger de son bureau de la journée. Toutes les demi-heures, l’équipe des berkut surveillant Stephan Oswacim rendait compte par l’intermédiaire du colonel. Ils avaient l’ordre de ne pas lâcher le Polonais d’une semelle jusqu’au rendez-vous de deux heures, pour éviter qu’il ne se perde dans la nature.
Le rendez-vous fixé à la cathédrale Saint-André allait mettre fin au suspens. Afin d’être sûr de réussir, Nicolaï Zabotine avait fait mobiliser les quatre berkut. Stephan Oswacim n’avait aucune chance de leur échapper. Il se dit que son coup de fil avait dû apaiser le Polonais à la dérive. Il avait sûrement très envie de croire son employeur russe.
Irina et Malko descendirent de voiture à l’extrémité de Vozydeskakia, juste à l’entrée d’Andreïvski Uzviz. Piétonnière dans sa seconde partie, la rue aux pavés inégaux descendait en lacets jusqu’au fleuve. Tout le trottoir de gauche était occupé par des dizaines d’échoppes offrant un bric-à-brac folklorique. On trouvait de tout, c’était les puces de Kiev, et il y avait toujours des clients, en dépit du froid.
Juste en face, s’élevait la cathédrale Saint-André, bâtie sur un promontoire dominant la rue auquel on accédait par un imposant escalier. Blanc et bleu, entourée d’une large promenade, l’église avait grande allure avec ses cinq bulbes verts réhaussés de garnitures d’or.
De la promenade, on avait une vue panoramique sur l’est de la ville et le Dniepr. Malko jeta un coup d’œil à sa Breitling : midi quarante-cinq. Ils avaient largement le temps.
— Viens ! dit-il à Irina Murray.
Ils traversèrent la rue en pente pour aborder l’escalier menant à la basilique. Quelques rares touristes se photographiaient entre eux sur la promenade. Ils pénétrèrent dans la nef. En dépit des proportions extérieures majestueuses de l’église, elle était minuscule ! D’imposants volets de fer attestaient que les temps n’avaient pas toujours été faciles. Quelques babouchkas priaient devant des cierges allumés, des touristes s’attardaient devant les icônes du chœur. Cela sentait l’encens et la poussière.
— Voilà ce que je te propose, suggéra Malko. Moi, je vais rester dans la rue, sur l’autre trottoir, mêlé aux badauds qui flânent au marché aux puces. Que le Polonais arrive du bas de la descente ou du haut, il passera devant moi. Je te signalerai aussitôt son arrivée et tu ne seras pas surprise. De toute façon, tu ne seras pas seule dans l’église. Même s’il a de mauvaises intentions, il ne tentera pas de t’agresser à l’intérieur.
— Mais il va me reconnaître immédiatement, objecta Irina. Il m’a vue avec toi dans l’ascenseur.
— Évidemment, reconnut Malko, mais j’arriverai sur ses talons. Cela, il ne le sait pas. Tu as peur ?
— Non, j’ai confiance en toi.
— J’aurai le bénéfice de la surprise, continua Malko et je n’hésiterai pas à tirer si je te vois en danger.
— Karacho ! On fait comme ça, conclut Irina Murray.
C’était comme s’ils n’avaient jamais fait l’amour ensemble : des relations purement professionnelles. Ils ressortirent de l’église et la jeune femme proposa :
— Il y a un petit restaurant un peu plus bas : Za douma Zaytsami; ce n’est pas mauvais…
— Davai, approuva Malko en lui prenant le bras.
Stephan Oswacim gara sa Skoda en épi à l’entrée de la descente Saint-André. Son pouls avait brutalement grimpé quand il avait aperçu derrière lui la Lada blanche qu’il avait déjà repérée. Elle se gara à quelques places de là. Quatre malabars en émergèrent.
Il en connaissait trois : Bohdan Vokzalna, Sasha Malinowski et Alexandre Hadakov. Les assassins d’Ev-guena et de Roman Marchouk. C’était à eux qu’il avait donné les instructions pour l’élimination de l’homme qui avait empoisonné Viktor Iouchtchenko. Le quatrième devait être leur chef. Sans se presser, ils se dirigèrent eux aussi vers la descente Saint-André. Paniqué, le Polonais se demanda quelles étaient leurs consignes : simplement le surveiller ou l’éliminer ? Brusquement, il eut hâte de se retrouver à l’intérieur de la petite église, comme si le heu sacré avait pu le protéger. Il avait eu le temps de réfléchir pendant qu’il conduisait. Viktoria Posnyaki n’allait sûrement pas venir seule au rendez-vous. Les berkut risquaient d’avoir une surprise désagréable s’ils avaient de mauvaises intentions. Il regarda l’heure à sa vieille montre soviétique : deux heures dix. Lorsqu’il pénétra dans la nef, il mit quelques secondes à s’habituer à la pénombre. Il y avait peu de monde. Un groupe de touristes en train de discuter avec un pope, plusieurs babouchkas abîmées en prière et une jeune femme, un peu à l’écart, dans un long manteau de cuir noir. Tout de suite, il vit que ce n’était pas Viktoria. Il lui fallut un peu plus de temps pour reconnaître celle avec qui il avait pris l’ascenseur au Premier Palace. La compagne de l’agent de la CIA.
— Il vient de pénétrer dans la nef, annonça Malko dans son portable. J’arrive.
Dissimulé derrière les auvents en toile des marchands en plein air, il était invisible de la cathédrale. Stephan le Polonais n’avait pas pu le repérer, mais il ne voulait prendre aucun risque avec Irina.
Au moment où il commençait à traverser, il aperçut sur sa droite deux hommes corpulents, le bonnet noir enfoncé jusqu’aux oreilles, les mains dans les poches de leurs blousons noirs. Son pouls grimpa en flèche : c’étaient ceux qui l’avaient attaqué chez Iouri Bogdanov. Cela changeait tout !
Il comprit instantanément : ils voulaient liquider Viktoria ! Stephan n’était là que pour désigner la victime aux tueurs… Ils étaient déjà en train de monter les marches menant au parvis de la cathédrale. Il se mit à courir, passant son Makarov de sa ceinture à la poche de son manteau.
Stephan Oswacim était encore en train de regarder la jeune femme blonde au long manteau de cuir noir lorsque la porte capitonnée de la cathédrale s’écarta sur deux hommes en bonnet de laine noire. L’un d’entre eux avait un portable collé à l’oreille. Stephan Oswacim les avait aperçus du coin de l’œil. Il se retourna d’un bloc, le cœur dans la gorge. Ils le fixaient comme un cobra regarde un lapin. Celui qui téléphonait rangea son portable et murmura quelques mots à son acolyte.
Ensuite, ils s’avancèrent lentement vers lui. Stephan Oswacim sut instantanément qu’ils venaient de recevoir l’ordre de le tuer. Il s’approcha de la jeune femme au manteau de cuir noir et lui jeta, affolé :
— Qui êtes-vous ?
— Vous le savez bien, lui répondit-elle.
Du coin de l’œil, il voyait les deux hommes approcher. Des types comme ça ne se gêneraient pas le moins du monde pour tuer quelqu’un dans une église. Paniqué, il jeta à Irma :
— Vous êtes armée ?
Surprise, Irina secoua négativement la tête. Étonnée de le voir aussi affolé. Par-dessus l’épaule de Stephan, elle guettait la porte de la cathédrale, par où Malko devait la rejoindre.
— Derrière moi, les deux hommes… ils veulent me tuer, souffla Stephan Oswacim. Et vous aussi, sûrement.
Irina sentit ses jambes se dérober sous elle, en découvrant les deux berkut. Ils ne ressemblaient pas vraiment à des paroissiens inoffensifs. À côté d’elle, le vieux pope était toujours en grande conversation avec des visiteurs. Ce n’est pas lui qui allait la protéger. Un des deux hommes désignés par Stephan fit un pas vers elle. Brutalement, il la prit par le bras et la projeta contre la paroi en pierre de la nef. Elle vit briller l’acier d’une lame dans la main de l’autre et poussa un hurlement qui fit sursauter tous ceux qui se trouvaient dans l’église. Le second tueur avançait vers elle, massif, terrifiant, son poing serré autour d’un poignard à la courte lame triangulaire. D’un geste vif comme l’éclair, il balaya l’air devant lui, à l’horizontale. Mna eut le réflexe de faire un bond en arrière, renversant un énorme chandelier et ses bougies. Elle tomba à terre, terrifiée, vit le berkut se pencher sur elle. Il saisit ses cheveux blonds dans sa main gauche, les réunit en torsade pour lui tirer la tête en arrière. Il allait l’égorger.
Plusieurs choses se passèrent en même temps. Le pope, horrifié, lâcha son auditoire et fonça vers le berkut, l’apostrophant d’une voix furieuse, s’accrochant à lui. L’autre n’hésita pas une seconde. De toutes ses forces, il lui planta son poignard dans le sternum et tourna. Irina en profita pour s’éloigner de quelques mètres en rampant. Elle leva les yeux pour apercevoir Malko pénétrant dans la nef, et cria de toute la force de ses poumons :
— Malko !
Celui-ci vit le berkut arracher son poignard du ventre du pope, et puis rattraper Irina pour la prendre par les cheveux, lui rejetant la tête en arrière pour l’égorger. Il n’hésita pas une fraction de seconde.
Les deux détonations rapprochées du Makarov firent trembler les vitraux. Frappé en pleine poitrine, le berkut plongea en avant, s’effondrant sur Irina Murray. Elle hurla, écrasée sous les cent vingt kilos. Stephan Oswacim, acculé au mur par le second tueur, affolé, profita d’un moment d’inattention de son adversaire pour faire pivoter un des lourds volets de fer qui heurta le berkut à l’épaule, le déséquilibrant.
Aussitôt, le Polonais fonça vers la sortie, bousculant une babouchka, et dévala l’escalier extérieur. Sa voiture n’était garée qu’à quelques dizaines de mètres. Mais un des quatre hommes lâchés à ses trousses attendait à côté… Il fit demi-tour et dévala à corps perdu la descente Saint-André, avec une seule idée : ne pas mourir tout de suite. Son cerveau se refusait à penser au-delà de la minute suivante. C’était son seul projet d’avenir : échapper à cette bande de tueurs.
Il se mit à courir comme un fou sur les pavés inégaux, sans même se retourner. Il avait l’impression de voler au-dessus du sol et se dit qu’il ne pourrait plus s’arrêter.
Malko hésita quelques secondes, pistolet au poing. Deux babouchkas, penchées sur le pope, essayaient en vain de le ranimer. Il vit Irina Murray se remettre debout, pâle comme une morte, puis ramasser les affaires tombées de son sac.
Elle n’était plus en danger. Le berkut, foudroyé par les deux projectiles de 9 mm, ne bougeait pas plus qu’un bison foudroyé. En anglais, Malko cria à la jeune femme :
— File ! Vite !
Il se précipita lui-même hors de l’église, juste à temps pour voir Stephan le Polonais dévaler la descente Saint-André comme s’il avait le diable à ses trousses. Sautant le parapet dominant la rue, Malko hurla :
— Stephan ! Revenez !
Le Polonais se contenta de zigzaguer et de plonger sur le trottoir occupé par les marchands pour se dissimuler dans la foule des badauds. Il n’avait évidemment aucune raison de faire confiance à un homme qu’il avait essayé d’assassiner la veille, même s’il projetait de changer de camp.
Stephan Oswacim se retourna pour la vingtième fois. Son ex-cible semblait se rapprocher. Il fallait absolument qu’il prenne un peu d’avance. En bas de la descente Saint-André, il trouverait sûrement une voiture et pourrait le distancer. Il ne pensait pas plus loin. Dans son effort pour gagner du terrain, il fit un écart et bouscula un étal offrant trois vieux samovars en cuivre, qui tombèrent sur la chaussée dans un grand fracas de métal. Poursuivi par les imprécations furieuses du marchand, Stephan Oswacim accéléra encore. Soudain, il vit se dresser devant lui une silhouette énorme. Son cerveau lui disait encore qu’il s’agissait d’un marchand furieux quand il sentit une brûlure atroce dans l’abdomen.
La bouche ouverte, le souffle court, il leva les yeux et vit le quatrième berkut. Celui qu’il ne connaissait pas. Il vit le poing qui semblait posé sur son ventre, sans apercevoir la longue lame qui venait de lui déchirer l’aorte abdominale… De loin, on aurait dit que les deux hommes s’embrassaient. Puis, le berkut retira la lame, remit son poignard dans sa botte et Stephan Oswacim, les yeux vitreux, les jambes coupées, s’affaissa à côté d’un des samovars.
Tranquillement, son assassin fit demi-tour et se perdit dans la foule.
Malko passa devant le corps de Stephan Oswacim sans le voir. Ce n’est qu’arrivé presque en bas de la descente Saint-André et ne voyant plus le Polonais qu’il réalisa que celui-ci avait dû se dissimuler au milieu des marchands.
Il remonta et, quelques minutes plus tard, retrouva Stephan le Polonais. Allongé sur le dos, une main crispée sur le ventre, il ne respirait plus. Quelques badauds blasés l’entouraient. Les règlements de comptes étaient fréquents dans ce quartier. On se tuait pour peu de chose. Malko regarda autour de lui, sans apercevoir son assassin. À ce stade, il n’y avait plus qu’à disparaître. Inutile de se faire interpeller par la Milicija en possession d’une arme qui avait abattu un homme.
Au moment où il allait s’éloigner, il aperçut un objet rectangulaire noir dans le caniveau, qui avait probablement roulé hors de la poche du mort. Il se baissa d’un geste naturel, le rammassa, le mit dans sa poche et s’éloigna.
La piste Stephan venait de s’effondrer dans le sang, mais il avait peut-être encore un fil à tirer.