À la nuit tombée, la place de l’Europe était un peu moins sinistre que sous la lumière du jour, avec l’énorme cube blanc de la Maison de l’Ukraine, face à l’austère façade de l’hôtel Dniepro. Un flot de véhicules surgissait sans discontinuer de Volodyskyi Uzviz, montant du quai du Dniepr à travers la colline du parc Khreschatik, et tournait autour de la place avant de repartir dans diverses directions.
Immobile sur le trottoir en face du Dniepro, Malko, frigorifié, fixait distraitement, de l’autre côté de la place, la coupole surmontant le hideux bâtiment blanc de l’ex-musée Lénine, devenu Maison de l’Ukraine. Tatiana Mikhailova se trouvait dans la Mercedes SLK, garée en épi devant l’hôtel, au milieu des taxis et des Mercedes avec chauffeur.
Son Poulimiot sur les genoux, prête à intervenir. Car rien ne garantissait la sécurité du rendez-vous fixé par Oleg Budynok. Debout au bord du trottoir, Malko constituait une cible magnifique pour des malfaisants. Même si la grande avenue Khreschatik était barrée cinq cents mètres plus loin, place de l’Indépendance, par le rassemblement pro-Iouchtchenko, il y avait encore trois voies de repli possibles… Au fond de la poche de son manteau, Malko serrait la crosse du Glock, une balle dans le canon. Chaque fois qu’une voiture ralentissait et s’arrêtait en face du Dniepro, son pouls grimpait d’un coup.
— Pan Malko ?
Il se retourna d’un bloc. Deux hommes lui faisaient face, engoncés dans de longs manteaux de cuir, coiffés de chapkas, ce qui était plutôt rare à Kiev. Des visages passe-partout, mais des regards vifs. Les mains dans les poches.
— Da.
Celui qui avait parlé annonça simplement :
— Je suis Alexei Danilovitch. Je viens de la part d’Oleg.
— Voulez-vous venir à l’intérieur du Dniepro ? suggéra Malko.
— Niet. Nous préférons marcher avec vous.
Ils l’encadrèrent et ils s’engagèrent dans Khreschatik. De la place, on entendait les flonflons des haut-parleurs installés sur Maidan, crachant de la musique et des slogans. Malko se tourna vers son interlocuteur.
— Vous appartenez au SBU ?
— Tak.
— Pouvez-vous me le prouver ?
Sans mot dire, Alexei Danilovitch sortit de son portefeuille un petit livret à la couverture bleue qu’il ouvrit et mit sous le nez de Malko, son pouce dissimulant le nom. C’était bien une carte du SBU, calquée sur celles du KGB, à part la couleur — celles du KGB étaient rouges. Le second homme exhiba lui aussi le même livret qu’il rempocha prestement.
— Qu’avez-vous donc à me dire ? demanda Malko.
Ils continuaient à avancer en direction de Maidan, et on apercevait désormais l’énorme arbre de Noël lumineux dressé au milieu de la place.
— Nous avons été chargés d’organiser un attentat contre le candidat Viktor Iouchtchenko, annonça calmement l’interlocuteur de Malko.
— Par qui ?
— Cela, je ne suis pas autorisé à vous le dire. Mais ce travail nous déplaît. Nous ne savions pas à qui nous adresser pour saboter notre mission, car nous n’avons confiance en personne chez les Ukrainiens.
— Vous auriez pu prévenir l’entourage de Iouchtchenko, remarqua Malko. Evgueni Tchervanienko est là pour protéger le candidat…
— Nous aurions été obligés de nous découvrir et cela aurait rejailli sur le Service, objecta Alexei Danilovitch. Or, nous voulons le protéger pour l’avenir. C’est la raison pour laquelle nous demeurons anonymes.
— Qu’avez-vous à me dire ?
— Une équipe d’hommes sélectionnés parmi les Guépards, une unité spéciale de chez nous, a été chargée d’attenter à la vie du candidat demain, le sonde son élection, exposa Alexei Danilovitch. Ils se feront passer pour des militants du Donetz envoyés par Ianoukovitch.
— Viktor Ianoukpvitch est au courant ?
— Non, bien sûr, puisque ces gens viennent d’ici.
— Quel est leur plan ?
— Viktor Iouchtchenko doit prononcer un discours pour ses partisans et la presse, au siège de son parti, le soir de l’élection, demain, dimanche 26 décembre. Ils s’introduiront dans ces locaux et, lorsqu’il montera sur l’estrade, ils l’attaqueront. À ce moment, il ne sera plus sous la protection de ses gardes du corps qui ne monteront pas avec lui sur le podium.
Malko dissimula mal son scepticisme.
— Je suppose que cet endroit sera gardé et qu’on n’y entrera pas facilement, objecta-t-il.
— Ils ont un complice à l’intérieur, répliqua Alexei Danilovitch, et ils se feront passer pour des partisans de Iouchtchenko.
— C’est une mission suicide…
— Pas sûr. Ils ont prévu une voie de repli. C’est une opération très bien organisée. Avec des hommes aussi bien entraînés que les spetnatz. Ils peuvent égorger Iouchtchenko en quelques secondes et se fondre dans la foule, en profitant de la pagaille provoquée par cet attentat.
Ils étaient pratiquement arrivés place de l’Indépendance. Malko, perplexe, s’arrêta et demanda :
— C’est tout ce que vous avez à me dire ?
— Pour le moment. Mais si vous me donnez un numéro de portable, je vous dévoilerai d’autres informations, au fur et à mesure, afin que vous puissiez réagir.
— Et que demandez-vous pour cela ?
— Rien. Que vous vous souveniez de notre intervention et que vous le fassiez savoir à qui de droit, précisa celui qui était resté muet jusque-là. Nous souhaitons protéger le Service.
Ils s’arrêtèrent cinquante mètres après la place, là où les voitures, coincées dans les embouteillages, faisaient demi-tour.
— Très bien, dit Malko, voici mon portable : 80442023693. Comment vais-je vous identifier ?
— Donnez-moi un chiffre au hasard, répondit l’homme du SBU.
— 29, fit Malko.
— Très bien, quand je vous appellerai, en plus de mon nom, je vous demanderai le chiffre. À la fin de la conversation, vous me communiquerez un autre chiffre pour la liaison suivante. Karacho ?
— Karacho.
— Do svidania.
Sans lui serrer la main, ils s’éloignèrent, montant le long de la place, en direction de l’hôtel Ukrainia, qui dominait le paysage de sa masse grise. Il manquait une lettre à son enseigne lumineuse. Malko se préparait à regagner la place de l’Europe quand il se heurta à Tatiana Mikhailova qui lui jeta au passage :
— Je les suis.
Elle le dépassa et se perdit dans la foule. Malko, une fois revenu place de l’Europe, héla un taxi pour se faire conduire à l’ambassade américaine où, exceptionnellement, Donald Redstone se trouvait en ce jour de Noël en principe férié.
— Cette fois, il faut prévenir Evgueni Tchervanienko, insista Donald Redstone. Il nous dira si cette histoire est vraisemblable.
— Attendons le retour de Tatiana, suggéra Malko. Pour en savoir plus sur ces deux hommes.
Pour patienter, ils burent du café infâme. Dans ce pays voué au thé, Malko était frustré… Tatiana Mikhailova arriva à l’ambassade une heure plus tard.
— Ils sont bien allés à Volodymyrskaya Ulitza, annonça-t-elle. Ils ont fait le tour de Maidan et sont repartis à pied. Ils sont entrés par la porte de côté qui donne sur Sofiska Ulitza.
C’étaient donc bien des agents du SBU. Qui n’avaient même pas cherché à savoir s’ils étaient suivis. Bizarre. Pourtant, les informations qu’ils avaient communiquées étaient explosives… Cette fois, Malko n’hésita pas.
— Je vais voir Evgueni Tchervanienko.
Le taxi le déposa dans le quartier de Podol, au Stab’, place Muskuya. Un grand bâtiment blanc de deux étages. Tout autour, veillaient des jeunes gens arborant des écharpes et des bonnets orange : les Fils de l’Ukraine libre, chargés du service d’ordre. Amateurs bien intentionnés, ils ne servaient pas à grand-chose. Au lieu de s’annoncer auprès de Tchervanienko, Malko voulut faire un test. Il se présenta à l’entrée gardée par des permanents du parti de la «révolution orange ».
— Je suis journaliste, dit-il, je voudrais un badge pour la soirée de demain.
— Allez voir la fille là-bas, répondit le vigile, en désignant une table où étaient installées trois jeunes filles devant des monceaux d’objets orange.
Malko dut passer sous un portail magnétique et gagna la table, expliquant en anglais — volontairement — à une des filles qu’il était journaliste autrichien et qu’il souhaitait assister à la soirée de la victoire, le lendemain…
— Vous avez une carte de presse ?
Il sortit une vieille carte du Kurier de Vienne qui avait déjà beaucoup servi et datait de six ans. La fille y jeta à peine un coup d’oeil, écrivit son nom sur un registre et lui tendit un badge orange portant l’inscription press. Malko remarqua une pile de badges différents, ronds, portant seulement Tak ! Iouchtchenko ! sur fond orange, évidemment.
— Et ceux-là ?
— C’est pour nos militants, expliqua-t-elle. Avec celui de la presse, vous n’en avez pas besoin.
Il s’éloigna, son badge bien visible, accroché à son manteau. Partout, des jeunes gens arboraient des badges ronds… Il monta ensuite au premier, jeta un coup d’œil rapide dans la salle où Iouchtchenko devait venir annoncer sa victoire. Un grand podium devant un parterre de fauteuils, et une estrade pour les caméras. Il redescendit à mi-étage et frappa à la porte d’Evgueni Tchervanienko.
Une secrétaire leva la tête et sourit en voyant son badge.
— Vous avez rendez-vous ?
— Je suis Malko Linge. Dites à votre patron que je suis là.
Evgueni Tchervanienko, en manches de chemise, mâchonnait un cigare en écoutant Malko lui détailler le plan de l’attentat. Lorsqu’il eut terminé, l’Ukrainien demeura silencieux quelques instants avant de laisser tomber :
— C’est vraisemblable ! Nous disposons de deux niveaux de sécurité. D’abord, les hommes du commandant Ivan, les Fils de l’Ukraine libre, qui gèrent le service d’ordre, à l’extérieur, et puis la garde rapprochée, dont je suis le responsable. Des hommes entraînés, mais qui restent en retrait à certains moments, entre autres lorsque Viktor Iouchtchenko prononce un discours. Or, il faut très peu de temps pour assassiner quelqu’un, pour un spécialiste. Et les chefs d’État les mieux gardés ont eu des problèmes. Souvenez-vous de Ronald Reagan…
— Est-ce que ces tueurs ne se feraient pas repérer ?
— Pas forcément, rétorqua Evgueni Tchervanienko. Il y aura beaucoup de monde demain. Les journalistes, les sympathisants, les observateurs. Bien sûr, il n’y a, en principe, qu’une entrée. Mais nos gens utilisent plusieurs portes de service. Si ces criminels ont un complice ici, ils peuvent facilement entrer et se mêler à la foule. Ensuite… Maintenant que nous sommes prévenus, je vais prévoir de nouvelles mesures de sécurité. Mais il faudrait en savoir plus.
— À quelle heure Iouchtchenko doit-il venir demain ?
— Cela dépend de beaucoup de choses ; vers une heure du matin, normalement, lorsqu’on aura les résultats. Avant, il sera en sécurité dans l’autre QG, où personne n’a accès.
— Bien, conclut Malko, j’espère que mon interlocuteur me recontactera. Je serai ici en fin d’après-midi, demain, armé.
— Lorsque vous arriverez, appelez-moi. Vous avez le numéro du portable auquel je réponds toujours.
Lorsqu’il ressortit du bâtiment, Malko éprouvait un sentiment de malaise. Tout cela semblait trop facile.
Le « bâtiment vert » était toujours aussi désert… En ce 25 décembre glacial, les habitants de Kiev restaient chez eux. Comme deux jours plus tôt, Nikolaï Zabotine surgit de l’obscurité sans que Oleg Budynok l’ait vu arriver. Les deux hommes se dirigèrent vers le croisement de Tarass-Sevchenko et de Volodymyrskaya.
— Les choses se sont déroulées comme prévu ? demanda le Russe.
— Tout à fait. Il a pris contact tout à l’heure avec Alexei Danilovitch. Je pense qu’il a dû rendre compte aussitôt aux autres.
— Il l’a fait, affirma le Russe, qui maintenait une surveillance continue sur l’agent de la CIA. Il est resté un bon moment avec ce gros porc de Tchervanienko, qui a dû avaler tout ça comme un hareng bien gras. Bravo ! C’est du beau travail. Désormais, ce n’est plus la peine de nous revoir. De votre côté, tout est programmé ?
— Oui.
— Dobre.
Il allait s’écarter lorsque Oleg Budynok ne put s’empêcher de demander :
— Dites-moi. Qu’est-ce qui est vraiment prévu ?
Nikolaï Zabotine lui jeta un regard aigu.
— Oleg, fit-il, c’est une question idiote. Vous savez bien que rien n’est prévu, sinon notre petite manip’…
Sans laisser à l’autre le temps de répondre, il s’éloigna à grands pas, chantonnant un air d’opéra. Il n’avait plus qu’à lancer la dernière étape de sa manip’. C’est-à-dire l’élimination de celui qui avait pourri son opération et qui allait quand même lui rendre un dernier service.