Le vol des Ukrainian Airlines Vienne-Kiev était pratiquement vide en « business ». À part Malko, il n’y avait qu’un vieil homme recroquevillé dans une pelisse, et qui semblait déjà à moitié mort. Le vieux Boeing 737 frôla les cimes des bouleaux enneigés et se posa sans secousse. Il faisait déjà presque nuit et l’aéroport de Borystil ressemblait à ce qu’il avait toujours été : celui d’une ville de province d’Union soviétique. Un seul bâtiment en demi-lune, quelques vieux Illiouchine abandonnés sur le tarmac et deux hélicoptères MI 16 hors d’âge, les pales en berne. Un peu de neige commençait à tomber lorsque Malko s’engagea sur la passerelle.
L’aérogare, mal éclairée, respirait la tristesse avec ses voyageurs emmitouflés de cuir, bonnet de laine enfoncé jusqu’aux yeux. En Ukraine, les chapkas étaient rares, réservées aux anciens fonctionnaires.
Malko prit place dans une des queues qui s’allongeaient devant les guichets de la police des frontières, et avançaient à une allure d’escargot. Tatillons, les policiers ukrainiens, encore imprégnés de la mentalité soviétique, scrutaient chaque document avec méfiance. Pendant qu’il prenait son mal en patience, une nouvelle vague de passagers vint s’agglutiner aux files d’attente, les voyageurs d’un vol d’Aeroflot, en provenance de Moscou, qui venait de s’immobiliser de l’autre côté des baies vitrées de l’aérogare. Une foule typiquement russe, encombrée de paquets hétéroclites.
Le regard de Malko fut soudain attiré par quelqu’un qui émergeait de ce magma tristounet comme une mouche dans un verre de lait. Une jeune femme superbe, aux longs cheveux blonds réunis en queue-de-cheval, élégante dans une robe de lainage marron descendant à mi-mollets, avec des collants et des bottes assorties. Pas maquillée, mais une allure de cover-girl. Ce qu’elle était probablement. La veste de fourrure noire ouverte révélait une poitrine pleine, un peu à l’étroit sous la robe ajustée. D’un pas rapide et décidé, en dépit de l’énorme valise qu’elle traînait, elle vint se placer derrière Malko.
À peine dans la queue, elle sortit un portable de sa poche et composa un numéro. Malko saisit des bribes de la conversation.
— Oui, tout va bien, je ramène les produits de beauté… Dans vingt minutes, je serai dehors. Dosvidania…
Elle parlait russe d’un ton ferme, avec sérieux. Il se demanda quels produits de beauté on pouvait bien ramener de Moscou, où tout était importé, puis ne pensa plus à elle.
La queue avançait avec une lenteur exaspérante. Enfin, son passeport tamponné et la douane franchie, où officiaient des mémères qui semblaient sortir tout droit du goulag, côté miradors, il se retrouva dans le hall de l’aérogare. Fendant la foule agglutinée devant la porte coulissante des arrivées, il gagna le petit bureau d’accueil des observateurs de l’OSCE1 venus surveiller les élections présidentielles ukrainiennes. Là où un agent de la station de la CIA de Kiev devait venir le récupérer.
L’OSCE était sa couverture, confirmée par une lettre officielle du gouvernement autrichien, fausse bien entendu, fabriquée par les ateliers de la Technical Division de l’Agence américaine de Langley.
Le bureau de l’OSCE était vide, fermé à clef.
Au moment où il baissait les yeux sur sa Breitling, étonné, son portable sonna. Une voix essoufflée et féminine annonça en anglais que la personne venant le chercher aurait un quart d’heure de retard. Qu’il ne s’inquiète pas. À peine avait-il raccroché que la superbe blonde du vol de Moscou surgit à son tour de la zone sous douane, tirant son énorme valise, les traits crispés par l’effort. Tandis que Malko la suivait des yeux, admirant sa silhouette, la poignée du bagage se détacha et lui resta dans la main ! L’inconnue s’arrêta net, regardant d’un air furieux sa valise gisant à terre. Elle se pencha, voulut la soulever, mais elle lui échappa et retomba sur le sol.
N’écoutant que sa galanterie et se disant qu’une bonne action est parfois récompensée, Malko se précipita et ramassa la valise.
— Dobredin, dit-il en russe. Laissez-moi vous aider !
Leurs regards se croisèrent. Ce qu’il lut dans celui de la femme l’étonna un peu : au lieu d’exprimer de la reconnaissance, il trahissait surtout de la méfiance. Comme si elle avait interprété le geste de Malko comme une tentative de séduction.
Plantée en face de lui, elle dit d’une voix mal assurée.
— Spasiba, je vais me débrouiller.
Malko lui adressa son sourire le plus séduisant.
— Mais non, c’est trop lourd pour vous. Vous prenez un taxi ? Je vais vous la porter jusque-là…
L’inconnue hésita puis sembla se résigner et marmonna qu’on l’attendait dans le parking.
— Davai ! lança Malko, portant la lourde valise dans les bras et ouvrant la marche.
L’inconnue le dépassa, marchant d’un pas vif. En bordure du parking où les voitures étaient garées en désordre, elle s’arrêta, regarda autour d’elle et se faufila entre les véhicules, après avoir lancé à Malko :
— Cela ira. Vous pouvez la poser là. Spasiba, spasiba bolchoi.
Il posa la valise à terre et suivit la jeune femme des yeux. Elle s’arrêta devant une Golf noire d’où sortit un homme brun coiffé avec une raie au milieu, au nez très long et pointu. La cinquantaine, vêtu d’un costume cravate, style businessman des pays de l’Est, il échangea quelques mots avec la blonde, qui revint vers Malko. Elle empoigna à deux mains la valise, la souleva et lança à Malko avec un sourire un peu crispé :
— Dosvidania. Spasiba.
Elle se glissa tant bien que mal entre les voitures garées n’importe comment et Malko la vit déposer la grosse valise dans le coffre ouvert de la Golf. Son conducteur était déjà remonté à l’intérieur. L’inconnue, hors d’haleine, prit place à côté de lui et le véhicule démarra immédiatement. Un peu frustré, Malko fit demi-tour. Cette bonne action ne serait pas récompensée… L’inconnue devait être extrêmement fidèle, en dépit du manque de galanterie de l’homme venu la chercher, qui ne s’était même pas déplacé pour lui venir en aide… Il retourna dans l’aérogare et arrivait devant le bureau de l’OSCE lorsqu’une jeune femme blonde fendit la foule et s’arrêta en face de lui, lançant d’une voix essoufflée :
— Privet Je suis Irina Murray et je suis envoyée par Donald Redstone. Je suis désolée ! Un flic du DAI m’a fait perdre vingt minutes parce que mon permis de conduire n’était pas signé.
L’apparition d’Irma Murray balaya instantanément le souvenir de l’inconnue boudeuse du vol de Moscou ! Tout aussi grande, tout aussi blonde, drapée dans un long manteau de cuir noir bien coupé, elle rayonnait de sensualité. Une grande bouche épaisse maquillée, des yeux de biche étirés, et une tenue carrément provocante : un cachemire gris moulant une poitrine épanouie visiblement libre de tout soutien-gorge, une jupe extrêmement courte d’un bel orange vif et des cuissardes noires à talons aiguilles.
Avec son sourire plein d’humilité en dépit de son physique époustouflant, elle ressemblait à une très jeune fille prise en faute.
— Je n’ai pas attendu longtemps ! assura Malko.
Elle lui tendit une longue main aux ongles courts et carrés.
— Vous êtes Malko Linge ?
— Absolument. Ravi de faire votre connaissance. Irina Murray était nettement plus appétissante que les jeunes stagiaires boutonneux de la CIA qui servaient d’habitude de bonnes à tout faire aux chefs de station.
— Alors, davai ! lança la jeune femme. Vous parlez russe ?
— Da.
— Ukrainien ?
— Met.
Elle lui adressa un sourire ravageur.
— Je vous apprendrai !
Malko la suivit jusqu’au parking où elle récupéra une BMW grise très sale. Tandis qu’ils filaient sur l’autoroute, au milieu des bouleaux enneigés, elle se tourna vers lui.
— Vous êtes déjà venu en Ukraine ?
— Oui.
— Quand ?
— Il y a huit ans. Elle hocha la tête.
— Beaucoup de choses ont changé. Vous verrez.
À première vue, ce n’était pas évident. Le temps, en tout cas, était toujours aussi maussade. Intrigué, Malko ne put s’empêcher de demander :
— Vous êtes américaine ou ukrainienne ?
Irina Murray sourit. En conduisant, son manteau s’était ouvert, sa jupe avait remonté, exposant ses cuisses gainées de noir, presque jusqu’à l’aine.
— Les deux, dit-elle. Mes parents ont émigré à Baltimore, il y a pas mal de temps. J’ai grandi aux États-Unis, mais j’ai appris l’ukrainien avec mes parents. Ainsi que le russe. C’est pour cela que je suis affectée ici.
Malko regardait défiler les bouleaux. C’est dans une forêt semblable qu’il avait failli perdre la vie, huit ans plus tôt, au cours d’une razborka sanglante. Il se demanda où était son sulfureux ami Vladimir Sevchenko, un mafieux ukrainien qui lui avait rendu quelques signalés services. Probablement à Chypre, dans sa villa forteresse. Ou six pieds sous terre. Dans son milieu, les « accidents du travail » ne pardonnaient pas et les huissiers étaient moins utilisés que les kalachnikovs. Irina Murray s’engagea à tombeau ouvert sur le pont Métro qui enjambait le Dniepr, tourna ensuite à droite, longeant le fleuve qu’on distinguait à peine dans la brume.
Puis elle bifurqua sur une route en lacets zigzaguant sur les collines du parc Khreschatik, en direction du centre de la ville. À Kiev, on montait et on descendait sans arrêt. Il y avait plus de collines qu’à Rome.
— Nous allons à l’hôtel Dnieprol interrogea Malko.
Irina Murray secoua la tête.
— Non, on vous a mis au Premier Palace, ce qu’il y a de mieux. Dans Tarass-Sevchenko.
La circulation était de plus en plus dense et ils croisèrent plusieurs voitures arborant des rubans orange à leurs portières. Certains passants, eux aussi, portaient des écharpes ou des bonnets du même orange vif que la minijupe d’Irina Murray. Le signe de ralliement de la «révolution orange» des partisans de Viktor Iouchtchenko, le candidat pro-occidental à la présidence. Plus on approchait du centre, plus les oriflammes orange étaient nombreuses. Irina Murray s’engagea, après la place de l’Europe, dans l’avenue Khreschatik, les Champs-Élysées de Kiev, et freina brusquement. Malko aperçut devant eux une mer de tentes orange et une foule compacte massée sur Maidan Nezhalevnosti, la place de l’Indépendance.
Un gigantesque arbre de Noël clignotait en face d’écrans de télévision suspendus à des échafaudages. Des oriflammes orange étaient accrochées partout et des haut-parleurs vomissaient des chansons folkloriques ukrainiennes. La jeune femme jura entre ses dents, puis entama un demi-tour.
— J’avais oublié ! grogna-t-elle, Maidan est toujours bloquée. Ils ont dit qu’ils resteraient là tant que Viktor Iouchtchenko ne sera pas président de l’Ukraine. Une Ukraine enfin libre, ajouta-t-elle d’une voix vibrante de fierté.
Ils repartirent en sens inverse et, sur la place de l’Europe, Irina Murray emprunta un boulevard en pente raide afin de contourner par le haut la place neutralisée. Partout, des bouts de tissu orange accrochés aux fenêtres témoignaient que la ville entière était mobilisée derrière Viktor Iouchtchenko.
— Comment va Viktor Iouchtchenko ? demanda Malko.
Le visage d’Irma Murray s’assombrit.
— On dirait qu’il est tombé de la caravane du Diable ! soupira-t-elle. Son visage est boursouflé, plein de pustules, répugnant. Lui qui était si beau ! Mais il a le moral.
Trois mois plus tôt, le 8 septembre 2004, Viktor Iouchtchenko, candidat à l’élection présidentielle contre un autre Viktor, le premier ministre lanoukovitch, soutenu, lui, par le Kremlin et la partie russophone de l’Ukraine — l’Est et le Sud du pays -, avait été hospitalisé à Kiev, souffrant de symptômes bizarres. Les médecins ukrainiens avaient diagnostiqué une grave affection hépatique virale. Ce qui tombait à pic pour son adversaire : le 31 octobre, au premier tour des élections, Iouchtchenko était arrivé largement en tête, en dépit des fraudes électorales éhontées. Le président en exercice, Leonid Koutchma, soutenu lui aussi par Moscou, richissime et corrompu jusqu’à l’os, soutenait l’autre candidat, Viktor lanoukovitch, l’homme du Donetz, le grand bassin industriel de l’Est. Quatre jours après le diagnostic des médecins ukrainiens, son état empirant, Viktor Iouchtchenko avait pris un vol spécial pour Vienne, afin de s’y faire soigner. Il était arrivé à Vienne en piteux état, immédiatement hospitalisé dans une clinique privée, Rudolphiner Haus. Les médecins autrichiens avaient d’abord tâtonné, identifiant une substance toxique dans ses viscères, sans pouvoir l’identifier. Lorsqu’il était revenu de Vienne, quelques jours plus tard, Viktor Iouchtchenko ressemblait à un monstre, genre Eléphant Man, le visage couvert de kystes monstrueux et de taches brunâtres. La télévision d’État avait alors prétendu qu’il avait mangé un sushi avarié, mais dans l’entourage du candidat, on parlait plutôt d’empoisonnement volontaire. Les gens qui assistaient à ses meetings étaient terrifiés : c’était le fils de Frankenstein. Pourtant, le procureur général d’Ukraine, Guennadi Vassiliev, continuait à refuser d’ouvrir une enquête, prétextant que le mal dont souffrait Viktor louchtchenko était d’origine naturelle…
Le second tour des élections présidentielles avait eu lieu le 21 novembre entre un Viktor louchtchenko considérablement affaibli et un Viktor Ianoukovitch en pleine forme. Contre toute attente, alors que tous les sondages donnaient louchtchenko largement gagnant, les urnes avaient donné la victoire à l’homme de l’Est ! À la fureur de tous les observateurs internationaux qui avaient constaté de multiples fraudes massives en faveur de Viktor Ianoukovitch. Outrés mais bien organisés, les partisans de la «révolution orange» avaient surgi comme des escargots après la pluie, bien décidés à ne pas se laisser faire. À Kiev, 10000 d’entre eux avaient occupé la place de l’Indépendance et le boulevard Khreschatik, s’installant sous des tentes, bravant le froid et la pluie. L’armée et la Milicija avaient refusé de les déloger par la force.
À la suite de ces manifestations, tous les pays, sauf la Russie, avaient refusé de reconnaître les résultats de ces élections truquées. Encouragé par la résistance de ses partisans, Viktor louchtchenko avait alors annoncé avoir été empoisonné, soit qu’on ait eu l’intention de le tuer, soit qu’on ait voulu l’empêcher de faire campagne. Il avait précisé que ses troubles avaient commencé le lendemain d’un dîner avec les deux principaux responsables du SBU, dans la datcha de l’un d’eux.
On retrouvait les « tchékistes », le bon vieux KGB qui, trente ans plus tôt, empoisonnait déjà les dissidents ukrainiens comme le nationaliste Stepan Bandera, à Munich !
Le laboratoire viennois qui l’avait examiné avait alors précisé son diagnostic : Viktor louchtchenko avait avalé une dose si massive de dioxine, un poison industriel, qu’on ignorait quelles seraient les conséquences à long terme, même s’il avait survécu au premier choc. Le seul cas d’empoisonnement à la dioxine remontait à la catastrophe de l’usine chimique de Seveso, en Italie, en 1976, et les doses ingérées par les victimes étaient infiniment plus faibles…
Malko avait suivi cette histoire dans la presse autrichienne, pas vraiment étonné. Il était payé pour savoir que Vladimir Poutine n’avait rien d’un démocrate et que l’idée d’empoisonner un adversaire du Kremlin n’avait pas dû le faire ciller.
Il savait également que les Etats-Unis s’étaient beaucoup investis dans la « désoviétisation » de l’Ukraine, à travers de multiples canaux, dont forcément son employeur intermittent, la Central Intelligence Agency. Ce qui expliquait probablement sa venue à Kiev, à la demande de la station de Vienne.
Irina Murray déboucha sur la place Bessarabiaska et s’engagea dans le boulevard Tarass-Sevchenko, passant devant une magnifique statue de Lénine. À droite, l’avenue Khreschatik disparaissait sous une mer de tentes et des miliciens débonnaires, en uniforme de cuir noir, détournaient la circulation.
— Regardez ! fit soudain la jeune femme, désignant le trottoir.
Malko aperçut une vieille dame avec d’énormes lunettes qui promenait en laisse un magnifique chat siamois. L’animal arborait autour du cou une écharpe orange qui se prenait dans ses pattes…
— Même les chats votent Iouchtchenko ! lança Irina Murray, ravie.
Ils montèrent le grand boulevard Tarass-Sevchenko dont les deux voies étaient séparées par un large terre-plein et tournèrent devant l’université pour redescendre sur l’autre voie. Irina Murray stoppa devant un immeuble rénové, à la hauteur d’un portier chamarré comme un amiral d’opérette.
— Voilà le Premier Palace, annonça la jeune femme. Déposez vos bagages. Ensuite, on va à l’ambassade.
— Elle est toujours au même endroit ?
— Oui, confirma Irina Murray, mais elle est mieux gardée.
Ironie de l’Histoire : le bâtiment abritant l’ambassade US, un modeste hôtel particulier dans la rue Kotsu-binskogo, était l’ancien siège du Parti communiste ukrainien.
Alors qu’ils arrivaient en haut de Kotsubinskogo Ulitza, ils croisèrent une Mercedes 560 arborant un ruban orange à chaque portière. Irina eut aussitôt un sourire triomphant.
— Vous voyez, avant, il n’y avait que les pauvres à soutenir Iouchtchenko. Maintenant, les oligarques retournent leur veste. C’est bon signe !
Des miliciens filtraient les voitures à l’entrée de la rue en pente abritant l’ambassade US, un bâtiment jaune de trois étages, au milieu d’un jardin clôturé fermé par une grille verte. Seul signe inhabituel : un énorme «dise» de trois mètres de diamètre planté dans le jardin comme un arbre surréaliste. En face de l’ambassade, il n’y avait qu’un parc, désert en cette saison. Dans ce quartier calme sur une des innombrables collines de Kiev, on semblait bien loin des affrontements politiques… Irina gara la BMW dans la portion de rue interdite et précéda Malko, après avoir tapé le code secret ouvrant la grille et salué au passage les deux Marines en faction. L’ambassade était de dimensions plutôt modestes. Ils prirent l’ascenseur jusqu’au deuxième. La jeune femme entrouvrit une porte et se retourna vers Malko :
— Mister Redstone est en conférence avec son deputy Venez.
Ils traversèrent le secrétariat pour gagner le bureau voisin. Deux hommes, en bras de chemise, étaient attablés devant des papiers étalés sur une grande table. Les murs disparaissaient sous des cartes piquetées de signes mystérieux. Le plus âgé se leva : il avait l’air d’un Italien, avec des cheveux noirs rejetés en arrière, un visage allongé. Il serra longuement la main de Malko.
— Donald Redstone, vraiment content de vous accueillir ! lança-t-il. Je vous présente mon deputy, un ancien de la Navy, John Muffin.
John Muffin avait la mâchoire carrée, un regard direct, mais quelque chose d’indéfinissable émanait de lui. Malko mit quelques secondes à comprendre ce qui l’interpellait. Une certaine douceur dans le regard… Des gestes un peu trop appuyés. John Muffin faisait partie de la grande communauté des gays.
Le chef de station, laissant John Muffin et Irina Murray en tête à tête, entraîna Malko dans le bureau voisin, et referma aussitôt la porte.
— Je suppose que vous savez pourquoi vous êtes à Kiev ? demanda-t-il.
Malko sourit.
— Je pense que cela a trait à l’empoisonnement dont a été victime Viktor Iouchtchenko…
— Exact.
— Il n’est pas un peu tard pour faire quelque chose ?
L’Américain eut un sourire en coin.
— Cela dépend. D’abord, savez-vous exactement ce qui s’est passé ?
— Non, avoua Malko. Je n’ai pas lu tous les détails. — O.K. Asseyez-vous. Vous savez que l’opération « Ukraine » était sur l’agenda du président George Bush depuis longtemps…
— Quelle opération Ukraine ?
— Le basculement vers l’Ouest, expliqua l’Américain. En dépit des apparences, même si l’Ukraine s’est séparée de la Russie en 1991, la classe politique est demeurée inféodée à Moscou, et le SBU partagé entre sa soumission au Kremlin et ses liens avec les mafias locales. Ils étaient tellement occupés à piller le pays qu’ils n’ont pas vu venir notre opération. Nous avons investi depuis 2002 beaucoup d’efforts et d’argent pour aider Viktor Iouchtchenko. À travers des aides discrètes et privées, des ONG, la diaspora des Ukrainiens installés aux États-Unis et au Canada.
— Dans quel but ?
— Détacher l’Ukraine de l’Emprise russe, expliqua sans sourciller le chef de station. Au départ, ce n’était pas gagné. Certes, Viktor Iouchtchenko était un bon candidat, mais il avait contre lui tout l’appareil d’État mené par Leonid Koutchma, dont les intérêts coïncidaient avec ceux du Kremlin. Il savait que si Iouchtchenko était élu, il perdrait beaucoup. Cependant, il se disait qu’en truquant les élections, il l’éliminerait facilement. Seulement, les agents du FSB russe présents à Kiev et la fraction du SBU dévouée à Moscou ont tiré la sonnette d’alarme, au début de l’été dernier.
— Que s’est-il passé ?
— La «révolution orange» de Iouchtchenko gagnait tout le pays. Ses adversaires se sont affolés. En juillet, lorsqu’à se trouvait en vacances en Crimée, ils ont tenté le «coup du Kamaz»…
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un camion a essayé d’envoyer la voiture de ViktorIouchtchenko dans un ravin. Il s’en est fallu de très peu. Au Kremlin, on venait de prendre conscience du danger. Lorsque les résultats du premier tour ont été connus, cela a été pire ! En dépit du bourrage des urnes, Iouchtchenko était au coude à coude avec son adversaire. Donc, il fallait faire quelque chose. Ce fut la tentative d’empoisonnement à la dioxine de Iouchtchenko, en septembre.
— Comment cela s’est-il passé ? demanda Malko, intrigué.
— Très simplement, avoua l’Américain. Le 5 septembre, un des proches de Viktor Iouchtchenko, David Svaniya, a organisé un dîner avec les deux responsables du SBU, Igor Smeshko et son adjoint, Vladimir Satsyuk, dans la datcha de ce dernier. Le but de ce dîner était de s’assurer de la neutralité du SBU pour l’élection à venir. Il avait été convenu que Viktor Iouchtchenko viendrait seul avec David Svanyia. Sans le responsable de sa sécurité rapprochée, Evgueni Tchervanienko. Ils ont dîné tous les quatre et, dès le lendemain, Iouchtchenko a ressenti des symptômes inquiétants : vomissements, vertiges, palpitations. Au début, on ne savait pas trop ce qu’il avait. Evgueni Tchervanienko est venu me voir et m’a appris que, dès le mois de juillet, il avait entendu parler d’une possible tentative d’empoisonnement de Viktor Iouchtchenko. D’ailleurs, lorsqu’il prenait ses repas hors de chez lui, Tchervanienko avait l’habitude, au dernier moment, d’échanger l’assiette du candidat avec la sienne ou celle d’un autre convive. Hélas, ce soir-là, il n’était pas là pour le faire…
Malko ne put s’empêcher de sourire.
— C’est quand même énorme ! Empoisonné après un dîner avec les deux responsables du SBU ! Le crime est signé.
— Hélas ! soupira l’Américain, ce n’est pas aussi simple que cela… Smeshko m’a tout de suite contacté en me jurant qu’il n’y était pour rien. Ce que je crois, car il a toujours été de notre côté. Ce n’est pas le cas de son adjoint, Vladimir Satsyuk. Bien que celui-ci clame son innocence.
— Que s’est-il passé exactement ?
— Lors de ce dîner, on a apporté à chaque convive une assiette de langoustines déjà préparées en cuisine. Quelqu’un a versé sur celles de louchtchenko de la dioxine, une dose 10000 fois supérieure à celle tolérée par l’organisme, c’est-à-dire un pictogramme. Dans le cas de Viktor louchtchenko, les médecins estiment que la dose était entre un et dix grammes ! Ce qui a déclenché chez lui une crise de chloroacnée très spectaculaire, sans compter des atteintes au foie, au pancréas et à la colonne vertébrale.
Intrigué, Malko demanda :
— La dioxine ne pouvait pas le tuer sur le coup ?
— Non, même à une dose très forte.
— Pourquoi n’a-t-on pas utilisé de la ricine ou du cyanure ?
L’Américain hocha la tête.
— C’est évidemment ce que nous nous sommes demandé. Mais cela aurait été trop gros, s’il était tombé raide mort dans la datcha du numéro 2 du SBU ! Et puis, je crois qu’on ne voulait pas le tuer. Simplement le mettre hors d’état de mener sa campagne. Ou alors, on s’est trompé de dose.
— Qui est «on»?
Donald Redstone n’hésita pas une seconde.
— Ou Poutine ou quelqu’un de très proche de lui… Dès la nouvelle de l’empoisonnement, Vladimir Poutine a prétendu que c’était une fausse nouvelle propagée par les militants de la «révolution orange», que louchtchenko avait une grippe intestinale… Depuis cette déclaration, notre enquête a progressé. Nous pensons avoir remonté la filière. Au départ de cette affaire, il y a un proche collaborateur de Vladimir Poutine au Kremlin, un certain Gleb Pavlovski. Venu à plusieurs reprises en Ukraine, il est très proche du représentant officieux de Poutine à la présidence ukrainienne, Oleg Budynok, le chef de l’administration présidentielle. Ce dernier est également lié au numéro 2 du SBU, Vladimir Satsyuk, chez qui avait lieu le dîner où Viktor Iouchtchenko a été empoisonné.
— Donc, vous savez tout, observa Malko.
L’Américain lui adressa un sourire ironique.
— On suppose, sans aucune preuve. Ce qui ne veut rien dire, car tout le monde nie.
— Si Iouchtchenko gagne, remarqua Malko, les langues vont se délier et on pourra remonter la piste. De toute façon, à quoi bon ? Cette manip’ n’aura pas empêché le déroulement des élections.
— Effectivement, confirma Donald Redstone, la Cour suprême ukrainienne vient d’annuler le second tour contesté des élections et il y aura un troisième tour, le 26 décembre, que Iouchtchenko est pratiquement sûr de remporter, étant donné sa popularité. Finalement, cette histoire d’empoisonnement s’est retournée contre ses auteurs.
— Donc, tout va bien, conclut Malko.
— À un détail près, corrigea le chef de station, c’est que le combat ne fait que commencer. Vladimir Poutine s’est réveillé trop tard, mais, désormais, il va faire tout ce qui est en son pouvoir pour éviter que l’Ukraine ne tombe dans l’orbite occidentale.
— Vous craignez un autre attentat physique contre Iouchtchenko ?
— Ce n’est pas impossible, reconnut Donald Redstone. Grâce aux partisans de Ianoukovitch dans les services de l’administration, les ennemis de Iouchtchenko disposent d’une force de frappe importante. Un attentat qui semblerait venir de l’intérieur n’est pas gênant pour le Kremlin, au contraire.
— Iouchtchenko se méfie, non ?
— Bien sûr, mais on ne peut pas tout anticiper. Aussi, je pense que la meilleure assurance vie pour lui est de bloquer d’avance toute tentative. C’est pour cela que vous êtes à Kiev.
Malko le regarda, interloqué.
— Comment puis-je, à moi tout seul, servir de bouclier à Viktor Iouchtchenko ?
— De deux façons, expliqua l’Américain. D’abord, nous avons quelques pistes à explorer pour identifier les coupables de l’empoisonnement. Nous savons que le Kremlin est derrière toute l’histoire. Si nous arrivions à réunir des preuves, nous tiendrions Poutine. Même lui ne peut pas se permettre de voir ses turpitudes étalées au grand jour. Il y perdrait son image de démocrate à laquelle il tient beaucoup.
— Je pense que vous avez les gens pour cela, sourit Malko. L’Agence est bien implantée ici…
— Oui et non. Nous avons des analystes, des lobbyistes, des gens répartis dans les ONG, mais pas de case officer capable de réunir des preuves. Et nous ne voulons pas impliquer d’Américains. L’équipe d’en face en profiterait pour nous montrer du doigt et ce serait contre-productif. On ne peut pas fustiger la Russie pour son implication dans les élections ukrainiennes et dévoiler la nôtre. J’ai donc besoin d’une enquête secrète, menée par quelqu’un qui ne soit pas américain. Je sais que vous connaissez bien l’Ukraine. Vous y avez réussi une brillante opération il y a quelques années…
— Certes, reconnut Malko, mais l’homme qui m’a aidé, Vladimir Sevchenko, n’est plus à Kiev. Et puis les circonstances ont changé.
L’Américain ne se démonta pas.
— Je vous fais confiance. Le temps presse. C’est une course contre la montre, car les tchékistes qui ont monté cette opération ont commencé à faire le ménage. Pour eux, il est vital d’éliminer tous ceux qui pourraient impliquer le pouvoir russe dans l’empoisonnement de Viktor Iouchtchenko. Ils ont déjà commencé. Nous soupçonnons la présence d’une équipe de tueurs ukrainiens ou russes, chargés de faire le sale travail. C’est à eux que vous risquez de vous heurter. Je suis à peu près sûr qu’ils connaissent déjà votre présence ici. Donc…
Il laissa sa phrase en suspens. Malko regarda le ciel gris et bas à travers la vitre. Commençant à comprendre pourquoi la CIA l’avait arraché aux délices du château de Liezen et de sa fiancée, la somptueuse Alexandra. Une fois de plus, on lui confiait une mission impossible.
— Avez-vous pu identifier celui qui a versé le poison ? demanda-t-il. C’est peut-être par là qu’il faut commencer…
— Absolument, confirma Donald Redstone en se levant, nous allons en parler en déjeunant.
Malko regrettait déjà Irina Murray. Les Slaves étaient décidément extrêmement séduisantes.
— Miss Murray va-t-elle participer à mon enquête ? demanda-t-il.
— Dans une certaine mesure, oui. Elle rend pas mal de services, mais n’est pas au courant de tout. C’est notre œil à la permanence de Iouchtchenko. Bien sûr, elle pourra vous servir d’interprète, mais je crois que vous parlez parfaitement le russe.
— Mais pas ukrainien, précisa Malko. Quelles sont exactement les fonctions de cette jeune femme ?
— Elle fait la liaison entre nous et le QG de Iouchtchenko, elle observe pas mal de choses. Comme elle n’a pas le profil d’une case officer, on ne se méfie pas d’elle.
Avec un sourire en coin, il ajouta :
— Rassurez-vous, elle est à votre disposition, mais je ne veux pas la mettre en danger. Or, ce que vous allez faire est extrêmement dangereux. Allons déjeuner.