CHAPITRE XX

Nikolaï Zabotine avait l’impression d’être un gardien de phare, seul dans l’ambassade de Russie déserte, à l’exception des deux agents du FSB chargés de la sécurité, qui somnolaient au rez-de-chaussée. Il regarda sa montre pour la vingtième fois. Désormais, les dés étaient jetés, il ne pouvait plus modifier le cours des événements. Le dernier message qu’il venait de recevoir lui avait confirmé que tout se déroulait comme prévu. Il ne restait plus que l’impondérable qu’Alexandre Peremogy aurait pu éliminer. Hélas, le sort en avait décidé autrement.

Le Russe n’avait ni faim ni soif. Impossible non plus de se concentrer sur un livre. Les heures allaient passer très lentement. Il refrénait une envie furieuse d’aller sur place, d’assister au dernier acte, mais c’eût été un risque de sécurité trop élevé. Il essaya de regarder l’écran de sa petite télé qui retransmettait la liesse de la place de l’Indépendance. En dépit du froid, des milliers de partisans de Iouchtchenko y restaient massés, un tapis orange qui ondulait de Ukrainia à l’autre côté de la place. Il esquissa un sourire ironique. Si tout se passait bien, dans quelques heures, cette foule crierait sa rage et sa tristesse et lui pourrait repartir pour Moscou.


* * *

— Il faut trouver cet homme en T-shirt rouge, dit Evgueni Tchervanienko. On va ratisser toutes les salles. Je fais aussi effectuer des patrouilles dans Podol pour essayer d’intercepter la voiture des tueurs.

— À quelle heure doit arriver Iouchtchenko ? interrogea Malko.

— Vers une heure du matin, mais il risque d’être en retard.

Irina surgit dans le bureau et se laissa tomber sur une chaise, épuisée.

— Je suis morte ! On peut à peine bouger et il fait si chaud…

Elle croisa les jambes et Malko aperçut fugitivement une bande de peau au-dessus du bas. Evgueni Tchervanienko aussi et il détourna la tête, gêné.

— Allons-y, dit-il à Malko.

Ils commencèrent par le rez-de-chaussée. Il n’était encore que dix heures mais les gens faisaient la queue devant le portail magnétique, dans une ambiance électrique. Malko et Tchervanienko gagnèrent ensuite le premier étage. On pouvait à peine s’y déplacer, les invités formant une masse compacte agitée de mouvements browniens… Au bout d’une demi-heure, ils n’avaient pas vu déjeune homme en T-shirt rouge portant la photo de Viktor Iouchtchenko.

— Allons au second, suggéra Evgueni Tchervanienko.

Le second étage avait été aménagé en cafétéria avec de longues tables posées sur des tréteaux, couvertes de boissons et de nourriture. Là aussi, la foule était compacte et les invités n’arrêtaient pas de passer d’un étage à l’autre… Ils entreprirent d’examiner les gens un par un…

C’est Malko, au milieu de la salle, qui repéra, dans un groupe, un T-shirt rouge ! En se rapprochant, il vit le portrait de Viktor Iouchtchenko sérigraphié sur le tissu. C’était le complice des tueurs désigné par l’agent du SBU, un blond aux cheveux longs qui buvait du Champagne de Crimée à la bouteille. Evgueni Tchervanienko lui jeta un regard mauvais.

— J’ai bien envie de l’emmener dans mon bureau et de lui écraser sa gueule de traître.

Vu sa force, il risquait de l’étaler sur les murs, comme de la confiture. Malko le calma.

— Attendez ! Il est trop tôt. L’idéal serait d’intercepter les tueurs avant leur arrivée ici.

— Je m’en occupe, grommela l’Ukrainien. Surveillez celui-là.

— Inutile, rétorqua Malko, nous l’avons identifié. Si on reste trop près de lui, il va nous repérer. On le prendra en compte plus tard.

Ils se séparèrent au rez-de-chaussée, Malko regagnant le bureau du chef de la sécurité et ce dernier sortant du bâtiment. Irma s’était effondrée dans un vieux fauteuil de cuir, les jambes croisées très haut. Malko éprouva un petit picotement agréable au creux de l’estomac.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda la jeune femme en se remettant debout.

— Pour l’instant, rien ! Il faut attendre.

Un brouhaha joyeux filtrait à travers les cloisons du bureau. Tout le bâtiment semblait tanguer comme un bateau ivre.

— J’adore cette ambiance, dit Irina d’une voix changée. C’est très… tonique.

Malko sentit qu’elle allait dire «excitant». Il accrocha le regard de la jeune femme, y vit une lueur à la fois joyeuse et sensuelle. Ils étaient l’un en face de l’autre, à moins d’un mètre. Soudain, Irina défit l’unique bouton de la veste de son tailleur noir qui s’ouvrit, découvrant le soutien-gorge bien rempli. Elle s’approcha de Malko et posa les mains à plat sur sa poitrine.

— Viens ! murmura-t-elle. Cette atmosphère me fait quelque chose. J’ai l’impression de faire la révolution.

— Mais tu la fais ! corrigea Malko. Tous les gens qui sont ici la font, ou plutôt la vivent.

Il avait l’impression d’avoir reçu une injection massive d’adrénaline. Et pourtant, il avait fait l’amour avec Irina quelques heures plus tôt. Celle-ci se colla à lui, des genoux aux épaules.

— Evgueni va revenir ! dit-il, héroïque. C’est son bureau.

Irina parut ne pas avoir entendu.

— Baise-moi, souffla-t-elle. Là, sur le bureau, j’ai très envie.

Sans attendre la réponse de Malko, elle alla à la porte, donna un tour de clef et revint s’appuyer au bureau, les jambes aussi ouvertes que le permettait l’étroite jupe du tailleur. Elle la prit à deux mains et la releva sur ses hanches, presque jusqu’à son ventre, pour être plus à l’aise.

Il aurait fallu être en phase terminale de vie pour ne pas réagir. Malko posa les doigts en haut de ses cuisses. Son string était chaud et humide. Irina n’eut pas à le caresser longtemps pour qu’il soit dur comme du teck. Sans même lui ôter le string, il écarta le tissu pour plonger dans son ventre. Irina glissa sur le bureau et referma ses jambes gainées de noir autour des hanches de Malko. La tête rejetée en arrière, le dos sur les papiers d’Evgueni Tchervanienko, elle ponctuait chaque coup de boutoir de Malko d’un gémissement ravi. Celui-ci vit ses traits se crisper et elle poussa un cri rauque au moment où il se vidait en elle.

Leur étreinte n’avait duré que trois minutes mais Malko était sonné, ahuri de plaisir, tant cela avait été intense. Pendant ce court laps de temps, ils n’avaient plus entendu le brouhaha de l’extérieur, qui, maintenant, leur sautait de nouveau aux oreilles. Ils s’écartèrent l’un de l’autre. Irina reposa les pieds sur le sol, tira sur sa jupe et fit quelques pas mal assurés.

— Je ne tiens plus sur mes jambes ! soupira-t-elle. Je n’ai jamais joui aussi fort.

Malko ôta le tour de clef et ils avaient tout juste repris une attitude décente lorsque Evgueni Tchervanienko surgit dans le bureau.

— Deux de nos voitures sont en train de tourner dans le quartier, annonça-t-il. Ils me préviendront. Rien de neuf ici ? Où est ce petit salaud de traître ?

— Probablement au même endroit ! dit Malko, qui, pendant quelques minutes, avait oublié le jeune homme au T-shirt rouge.

Tournant la tête vers Irina, il découvrit avec horreur qu’elle n’avait pas refermé la veste de son tailleur. Il l’avertit d’un regard éloquent et elle cacha aussitôt sa somptueuse poitrine.

— Je vais voir ce qui se passe en haut, lança Evgueni Tchervanienko, qui ne tenait pas en place.

À peine fut-il sorti du bureau qu’Irina jaillit de son fauteuil et embrassa Malko. Gloussant de joie.

— Un peu plus, on n’aurait pas eu le temps de finir !

Malko baissa les yeux sur sa Breitling. Onze heures dix.

Encore près de deux heures à attendre.


* * *

Evgueni Tchervanienko fit irruption dans le bureau et lança :

— Ça y est ! On les a repérés ! Dans Illinska. Une vieille Volga avec la plaque indiquée. Ils sont bien quatre. Une équipe de chez nous les suit. On va les coincer quand ils s’arrêteront.

— Non, suggéra Malko. Laissez-les entrer. Il suffit de les repérer quand leur copain les fera pénétrer dans le bâtiment. Ensuite, il y a assez de monde pour les «marquer» sans qu’ils s’en rendent compte. Nous connaissons leur modus operandi. Tant que Iouchtchenko ne sera pas sur l’estrade, il n’y a rien à craindre puisque vos hommes le protégeront. Nous nous tiendrons tout près de là, prêts à intervenir. Evgueni Tchervanienko n’était qu’à demi convaincu.

— Je serais plus tranquille si on éliminait ces salauds maintenant, grommela-t-il.

— Ils n’ont encore rien fait, objecta Malko. Si on les prend en flagrant délit, on peut les faire parler et savoir qui les a envoyés.

Dobre, soupira l’Ukrainien, on va faire comme ça, mais priez Dieu qu’il n’arrive rien !

— Je vais surveiller l’homme au T-shirt rouge, suggéra Malko. Il doit forcément descendre au rez-de-chaussée pour ouvrir à ces gens.

Accompagné d’Irina, il se mêla à la foule qui grouillait au pied de l’escalier. Dix minutes plus tard, il repéra le blondinet au T-shirt rouge qui dévalait l’escalier, disparaissant dans un couloir du rez-de-chaussée. Malko ne le suivit pas et cinq minutes plus tard, son pouls s’envola… Le garçon au T-shirt rouge venait de réapparaître, suivi de quatre hommes massifs, qui, tous, arboraient écharpes, bonnets et badges orange ! Des têtes de tueurs, le regard acéré. Malko nota qu’ils s’engageaient dans l’escalier, un à un, se mêlant aux gens qui montaient. Le blondinet fermait la marche. Dès qu’ils eurent disparu, il regagna le bureau de Tchervanienko.

— Ils sont arrivés ! annonça-t-il ; et se mettent en place.


* * *

L’excitation avait encore monté d’un cran ! Des résultats venaient d’apparaître sur les deux écrans de télévision suspendus de part et d’autre de l’estrade :


«À minuit quarante-cinq, le candidat Iouchtchenko devance, avec 62,16% des voix contre 33,35%, son adversaire Ianoukovitch ! 10532013 voix contre 5650862.»


La foule hurla. Des gens brandissaient des bouteilles de Champagne de Crimée qu’ils buvaient au goulot, d’autres agitaient des écharpes en vociférant «louchtchenko, tak ! » C’était du délire. Il ne manquait qu’une chose : le héros du jour. Malko, debout à gauche de l’estrade, collé par la foule contre Irina, observait deux des tueurs noyés dans la foule, non loin de lui. Eux aussi applaudissaient à tout rompre. Irina se pencha à son oreille.

— C’est impossible, des résultats pareils !

Les écrans venaient de s’éteindre, tandis que trois personnages, affublés de masques de Vladimir Poutine, Leonid Koutchma et Viktor Ianoukovitch, commençaient sur l’estrade des sketches qui firent hurler de rire l’assistance… Malko consulta anxieusement sa Breit-ling. Une heure moins cinq. Viktor louchtchenko ne devrait plus tarder. L’atmosphère était de plus en plus électrique, les gens s’interpellaient, l’oreille collée à leur portable, échangeaient des informations plus ou moins fantaisistes.

Depuis l’arrivée des quatre tueurs, Malko était euphorique. Sa manip’ avait fonctionné ! Il aperçut la haute silhouette d’Evgueni Tchervanienko qui fendait la foule dans sa direction.

— Je viens de joindre le Président, annonça le chef de la sécurité. Il veut que ces types soient neutralisés pour que son discours ne soit pas perturbé par un incident. N’oubliez pas qu’il y a toutes les télévisions du monde ici… Je suis obligé d’obéir. J’ai prévenu mes hommes.

Moi, je m’occupe du petit salaud…

Il replongea dans la foule. Quelques minutes plus tard, Malko vit surgir une demi-douzaine de vigiles, style bûcherons. En un clin d’œil, ils eurent entouré les deux hommes qui se trouvaient non loin de Malko. Ils y eut tout juste une bousculade, puis ils furent prestement emmenés, pratiquement sans toucher terre. Seuls leurs voisins proches devinèrent quelque chose d’anormal.

Malko observa une brève bousculade de l’autre côté de l’estrade et tout rentra dans l’ordre. Les «Guignols» locaux avaient laissé la place à un groupe folklorique, qui entonnait la chanson à la mode Veseli yaitsia v sham-panskomu, la ritournelle des élections.

Des cris « Iouchtchenko ! » commençaient à fuser de partout. Alexandre Vichenko, le chef de campagne de Viktor Iouchtchenko, prit le micro et annonça :

— Nous avons gagné !

Les hurlements furent tels qu’il put à peine continuer.

— Le Président est en retard. Patientez ! Un cri sortit de centaines de poitrines :

Iouchtchenko za narod Malko tira Irma par la main.

— On va voir en bas ce qui se passe.


* * *

Il y avait du sang plein le mur du bureau d’Evgueni Tchervanienko. Celui du blondinet au T-Shirt rouge. Lorsque Malko pénétra dans la pièce, le chef de la sécurité venait de le relever d’une seule main, la gauche, et d’écraser son poing droit sur ce qui restait du visage du «traître». Avec la force d’un marteau-pilon. Le nez écrasé, les arcades sourcilières explosées, les lèvres éclatées, les dents brisées, le sang dégoulinant sur son cou et son T-shirt, le blondinet ne manifestait aucun signe de vie. Un pantin désarticulé.

Evgueni lui asséna un ultime coup de son énorme poing qui sembla lui traverser la tête et se retourna vers Malko.

— Cet ebeny a avoué ! Il a touché 20 000 hrivnas.

Il lâcha le blondinet, qui tomba par terre, comme un tas de chiffons.

Irina, livide, murmura :

— Bolchemoi !

— Vous allez le tuer ! remarqua Malko. Laissez-le.

Tak, grogna Evgueni Tchervanienko, en expédiant un ultime et formidable coup de pied dans la forme gisant à ses pieds, qui ne gémit même pas.

L’Ukrainien fit un pas en avant et emprisonna Malko dans ses bras puissants. Il le serra de toutes ses forces contre lui et Malko sentit ses côtes craquer.

— Vous avez sauvé le Président ! fit l’autre, la gorge nouée par l’émotion.

Il y avait des larmes dans ses yeux.

Le regard de Malko se posa sur le bureau où étaient alignés des portefeuilles, de l’argent et quatre poignards à la lame courte et triangulaire, au manche recouvert de caoutchouc. Des armes de tueurs professionnels. Evgueni Tchervanienko en prit un et une feuille de papier dans l’autre main. Sans effort, il coupa le papier en deux. La lame était aiguisée comme un rasoir.

— Ils en avaient un chacun ! fit-il sombrement.

Venez.

Malko le suivit dans la pièce voisine. Les quatre hommes étaient allongés sur le sol, à plat ventre, les poignets menottes dans le dos, les chevilles entravées. Evgueni Tchervanienko s’approcha de l’un d’eux et lui expédia un violent coup de pied en pleine tête.

— C’est le natchalnik. Il s’appelle Bulakh.

— Qui sont-ils ?

— D’anciens berkut au chômage. Ils ont été recrutés par un type dont ils ne connaissent que le prénom, sûrement faux, Vlad. Ils ignorent s’il est russe ou ukrainien.

On leur a promis 100000 hrivnas à chacun s’ils tuaient louchtchenko.

— Mais ils étaient sûrs de se faire prendre…

— Bien sûr, mais si Ianoukovitch était passé, ils auraient été discrètement libérés dans quelques mois.

— Ils venaient vraiment du Donetz ?

— Non, la plaque était fausse. Ils viennent tout simplement d’Osogorki où ils habitent.

— Qu’est-ce que vous allez leur faire ?

— Les garder ici bien au chaud jusqu’à ce que Viktor louchtchenko soit officiellement élu. Si je les remets à la Milicija maintenant, ils les libéreront… Venez, on va fêter ça.

Ils regagnèrent le bureau. Irina, accroupie, essuyait le sang du blondinet qui faisait peine à voir. Evgueni Tchervanienko lui lança :

— Ne salissez pas vos mains avec cette vermine et venez fêter la victoire ! Si le Président ne me l’avait pas interdit, je lui aurais cassé tous les os.

Il avait déjà bien commencé… Il ouvrit un réfrigérateur et en sortit triomphalement une bouteille de Champagne français, du Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs, qu’il brandit sous le nez de Malko.

— Je l’avais gardée pour la fin de la soirée, mais on va la boire maintenant.

Le bouchon sauta joyeusement et, même s’ils n’avaient que des gobelets en carton, les bulles pétillaient quand même…

— À la liberté ! lança Evgueni Tchervanienko. À la nouvelle Ukraine ! Que Dieu protège Viktor louchtchenko.


* * *

Nikolaï Zabotine coupa la communication de son portable, le cœur en fête. Le coup de fil qu’il venait de recevoir d’un de ses agents noyé dans la foule orange de la permanence de Viktor Iouchtchenko avait dissipé d’un coup toutes ses angoisses. Les choses s’étaient déroulées exactement comme prévu. À un détail près, qui ne changeait pas grand-chose.

Du coup, il se leva, prit sa bouteille de Stolychnaya Standarte dans son petit réfrigérateur et s’en versa un verre qu’il but d’un trait.

L’alcool le réchauffa délicieusement. Ensuite, il ferma son bureau à clef comme d’habitude et gagna le parking. Au volant d’une puissante BMW grise munie de plaques ukrainiennes, il prit la direction du quartier de Podol. Pour s’arrêter sur le quai Naberezhno-Khreschatikskaya, en face du restaurant L’Amour, le plus cher de Kiev, en raison de ses spécialités supposées françaises. Il éteignit ses phares, mit la radio. L’âme en paix.

Des voitures défilaient à toute allure sur le quai, klaxonnant, leurs passagers agitant des drapeaux orange. Tout Kiev célébrait la victoire de Viktor Iouchtchenko.

Nikolaï Zabotine sourit pour lui-même, se répétant un proverbe français appris à l’École des langues du KGB.

« Rira bien qui rira le dernier. »

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