CHAPITRE VII

La lame du poignard était à un mètre de Malko. Celui-ci sourit et dit en russe :

— Vous voulez de l’argent ?

D’un geste naturel, il ouvrit son manteau, plongea la main dans sa ceinture et en arracha le gros Makarov, qu’il braqua sur les deux hommes. Le temps parut suspendu pendant quelques fractions de seconde, puis Malko vit les pupilles de l’homme au poignard se rétrécir. Il pouvait deviner son cerveau en train de calculer s’il aurait le temps de poignarder Malko avant de recevoir une balle. Il dut conclure par la négative car, jetant un mot à son copain, il recula, puis les deux hommes s’éloignèrent en courant. Cinquante mètres plus loin, Malko les vit arrêter une voiture sur la chaussée et s’engouffrer à l’intérieur.

Son pouls redescendit lentement. La voiture à bord de laquelle étaient montés ses agresseurs s’éloigna et il se dit que, dans cette rue déserte, au bout du monde, elle n’était pas là par hasard… Lui-même dut marcher jusqu’à Mykoly-Bazhana Prospekt avant d’en trouver une.

— Kotsubinskogo Ulitza, dit-il. 20 hrivnas.

Karacho, marmonna le chauffeur.

Donald Redstone allait être satisfait. Avec un numéro de portable, il pourrait en savoir plus sur le mystérieux Stephan.


* * *

Donald Redstone jubilait. Le carnet d’Evguena Bog-danov était déjà en train d’être photocopié. Le chef de station leva la tête.

— Je vais demander à Tchervanienko de trouver le propriétaire de ce portable. Il a les connexions qu’il faut. Si on remonte à ce type, on aura fait un pas de géant. En tout cas, faites très attention : ils ne vous lâchent pas.

— Je vais prévenir Iouri Bogdanov, dit Malko. Ces hommes risquent de s’intéresser à lui.

— Dommage que vous n’ayez pas pu les coincer, soupira l’Américain.

— Ils ne se seraient pas laissé faire, affirma Malko. Il aurait fallu que je les tue.

Après toutes ces années d’aventures, il éprouvait toujours la même répugnance à tuer de sang-froid. Même s’il s’agissait de brutes dépourvues de toute sensibilité, comme ceux qui avaient défenestré Evguena et Roman Marchouk.

On frappa à la porte du bureau et Donald Redstone cria d’entrer. C’était Irina Murray, toujours dans son manteau de cuir noir. Malko ne l’avait pas revue depuis la Maison du Café. Il lui raconta rapidement ce qui s’était passé après son départ et la soirée avec Viktoria. Puis la rencontre avec Iouri Bogdanov.

— C’est formidable ! conclut-elle. Je suis vraiment contente de vous avoir aidé de cette façon.

— Pour vous récompenser, proposa Malko, je vous invite à dîner ce soir, si vous êtes libre…

— Je suis libre, confîrma-t-elle, sous le regard amusé de Donald Redstone. Je passerai vous prendre à votre hôtel, vers neuf heures.

Elle s’éclipsa avec un sourire, découvrant de magnifiques dents d’un blanc éblouissant.

— Je vais voir Evgueni Tchervanienko, proposa Malko. Pour lui communiquer le numéro de ce Stephan.

En même temps, cela lui donnerait peut-être une occasion d’apercevoir Svetlana, l’inconnue de l’aéroport, bénévole de l’équipe de campagne du candidat Iouchtchenko.


* * *

Iouri Bogdanov ouvrit sans méfiance au coup de sonnette, pensant à un voisin. Il n’eut pas le temps de réagir. Deux hommes, larges comme des armoires, des bonnets noirs enfoncés jusqu’aux yeux, lui faisaient face. Ils avaient sûrement crocheté ou cassé le code de la porte d’entrée de l’immeuble. L’un d’eux, qui pesait bien vingt kilos de plus que lui, le repoussa brutalement dans l’appartement, pointant aussitôt la lame d’un couteau contre son ventre.

Ne pizdi, ebany, sinon, je te plante.

Effrayée, la petite fille installée sur le divan cessa de jouer et demanda :

— Papa, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’ils veulent, les messieurs ?

— Ce n’est rien, affirma l’Ukrainien, va jouer.

Docile, elle sortit de la pièce. Soulagé, il lança aux deux intrus :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Pourquoi il est venu te voir, l’autre enfoiré du McDo ? grommela l’homme qui le menaçait.

— C’est un ami d’Evguena, ma femme, répondit Bogdanov. Il voulait de ses nouvelles.

— Menteur !

Le coup de genou le prit par surprise, lui écrasant le bas-ventre. La douleur fut telle qu’il se plia en deux,s’égratignant à la pointe du poignard qui le menaçait. Le souffle coupé, au bord de la nausée, il essaya de garder son sang-froid. Le second type sortit de sa poche une sorte de bâton noir, et en appuya l’extrémité contre son oreille.

— Tu vas nous dire la vérité, enfoiré !

Iouri Bogdanov eut soudain l’impression que sa tête explosait. Un éclair aveuglant, une douleur intense comme si on lui faisait bouillir le cerveau. Il réalisa en un clin d’oeil : c’était un aiguillon électrique, dont on se servait pour guider le bétail. Sa bouche était sèche comme de l’étoupe. L’autre hurla :

— Tu vas répondre, sinon on fout le jus à la petite…

Terrifié, Iouri Bogdanov balbutia :

— Je n’ai rien à cacher. Cet homme enquête sur la mort de ma femme. C’est la première fois que je le voyais.

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Rien, je ne sais rien.

De toutes ses forces, il essayait de ne pas penser au sac d’Evguena resté ouvert sur la table. Mais son agresseur l’avait aperçu. Il le brandit devant lui.

— Tu lui as donné des papiers ?

— Non.

À ce moment, le portable de Iouri Bogdanov, posé sur la table, se mit à sonner. D’un geste réflexe, il le saisit et répondit. C’était l’homme qu’il venait de rencontrer au McDo. Il n’eut pas le temps de prononcer un mot, son agresseur lui arracha l’appareil des mains. Il écouta quelques secondes, puis coupa la communication.

— Qui c’était ?

— Je ne sais pas, jura Bogdanov, je n’ai pas eu le temps de demander !

— Menteur !

De nouveau, un coup de genou. L’autre homme sortit de la pièce et en revint, tirant la fillette terrifiée par la main. Il montra l’aiguillon électrique.

— Tu crois qu’elle va aimer… ?


* * *

Malko fixa quelques secondes son portable, intrigué et inquiet. En route pour aller voir Evgueni Tchervanienko, il s’était dit qu’il était préférable d’alerter louri Bogdanov, après l’attaque dont il avait fait l’objet en sortant de chez lui, pour lui dire de se méfier. Il avait entendu Bogdanov répondre, des bruits bizarres, puis la communication avait été coupée. Son pouls grimpa brusquement. Et si les deux hommes aux bonnets noirs étaient revenus ? Se penchant vers le conducteur, il lui lança :

— J’ai changé d’avis, je vais d’abord à Kharkivskaia.

Dobre. Mais c’est plus cher. 30 hrivnas.

— Karacho.

Tandis que la voiture roulait, il essaya de rappeler, mais personne ne répondit. Vingt minutes plus tard, il descendit en face de l’immeuble de louri Bogdanov.

Il remarqua tout de suite la serrure arrachée à la porte d’entrée et son angoisse augmenta. Il monta l’escalier quatre à quatre. La porte de l’appartement était fermée. Il colla son oreille contre le battant, sans rien entendre. Puis sonna et recula, son arme braquée sur la porte. Celle-ci s’ouvrit. D’abord, Malko eut du mal à reconnaître louri Bogdanov, tant son visage était déformé par les coups. Le regard vide, il semblait dans un état second.

— Que s’est-il passé ? demanda Malko.

— Deux hommes sont venus ici, bredouilla l’Ukrainien. Ils m’ont posé des questions auxquelles je ne pouvais pas répondre. Ils ont menacé d’électrocuter Marina, alors je leur ai dit ce que je savais. Partez, ne revenez jamais.

Il claqua la porte au nez de Malko, qui n’osa pas insister. Ainsi, ses adversaires savaient qu’il était en possession du carnet d’Evguena Bogdanov, donc sur la piste du mystérieux Polonais.

Il s’éloigna, à la recherche d’une voiture pour regagner le centre. Perturbé. Ce qui venait de se passer prouvait que ceux qui s’étaient attaqués à Viktor Iouchtchenko étaient sûrs de l’impunité. Ils agissaient à visage découvert. Si on l’avait suivi jusque chez Iouri Bogdanov, c’est qu’il était surveillé en permanence. Donc, il s’agissait bien d’un complot très organisé, avec une protection politique.

Désormais, ses adversaires savaient qu’il était sur la piste de Stephan le Polonais et agiraient en conséquence. Il regarda sa Breitling. Déjà sept heures et demie. Trop tard pour aller rendre visite à Evgueni Tchervanienko. Ce serait pour le lendemain matin.


* * *

Nikolaï Zabotine refrénait sa colère froide. En dépit de toutes les précautions qu’il avait prises, ce maudit agent de la CIA avait découvert l’existence de Stephan Oswacim. Pour l’instant, cela n’avait qu’une importance relative, mais c’était un motif supplémentaire pour s’en débarrasser.

Il venait de rencontrer son ami, le colonel Gorodnaya, qui gérait les quatre berkut chargés de la sale besogne. C’est lui qui les avait mis en contact avec Stephan Oswacim pour l’élimination de Roman Marchouk et d’Evguena Bogdanov et ils n’avaient pas d’états d’âme. Hélas, on ne pouvait pas leur confier des tâches trop sophistiquées.

Le Russe alluma une cigarette, se disant que, normalement, le grain de sable qui grippait sa belle mécanique serait sous peu éliminé.


* * *

Irina Murray était plus sexy que jamais, dégageant un érotisme intense par tous les pores de sa peau. Ses seins jouaient librement sous un cachemire vert et elle avait changé sa jupe orange pour une noire, tout aussi courte. Parfaite avec les cuissardes. Elle avait emmené Malko dans un petit restaurant branché, le Tchaïkovski, dans le building du marché Bessarabia, juste en bas de Tarass-Sevchenko Boulevard. À deux pas du Premier Palace.

Une télé passait des clips, c’était plein de très jolies filles et déjeunes plutôt bruyants. Irina repoussa son plat de pâtes au saumon avec un sourire d’excuse.

— Je n’ai pas très faim…

— Ça n’a pas l’air d’aller, remarqua Malko. Elle lui adressa un regard plein de tristesse.

— Mon copain est vraiment fou. Il m’a dit qu’il ne me reverrait pas avant quinze jours. Qu’il doit finir ses toiles pour son exposition. Il prétend qu’avec moi, il gaspille son énergie et perd son inspiration.

— Ce devrait être le contraire…

Irina trempa les lèvres dans son Defender « 5 ans d’âge». Elle aussi, en dépit de ses origines slaves, préférait le whisky à la vodka.

— Oh, je crois qu’il n’aime pas vraiment le sexe. Il préfère la cocaïne. Après, il faut le sucer pendant un temps fou. J’en ai mal à la mâchoire.

Charmante impudeur. Elle croisa les jambes et il eut une bouffée de désir. Ce peintre était vraiment fou.

— Vous voulez prendre un verre au Décadence ? proposa-t-elle. C’est la discothèque à la mode.

— Je n’ai pas très envie d’aller dans une boîte, avoua Malko.

Karacho, conclut Irina. Dans ce cas, je vais passer un moment avec ma grand-mère qui est toute seule en ce moment.

Ils remontèrent à pied jusqu’à l’hôtel. C’était vraiment le supplice de Tantale, mais Irina semblait bien décidée à remplir ses devoirs familiaux. Ils s’embrassèrent chastement sous le regard concupiscent du portier galonné, et Irina Murray alla se poster au bord du trottoir pour arrêter une voiture. Avant d’entrer, du coin de l’œil, Malko aperçut, quelques mètres plus haut, un homme en train de téléphoner d’un portable. Bonnet noir, blouson, la tenue habituelle. Il allait s’en alarmer lorsque l’inconnu rempocha son appareil et s’éloigna à pied vers le haut de Tarass-Sevchenko. Malko s’engagea dans le grand escalier menant à la réception, salué par le doorman chamarré comme un amiral.


* * *

La sonnerie musicale du portable, au fond de sa poche, retentit, faisant sursauter Stephan Oswacim. Il se hâta de récupérer l’appareil et répondit.

— Tak ?

C’est bon, fit simplement son interlocuteur avant de raccrocher.

Le Polonais coupa aussitôt le portable : il n’en avait plus besoin pour ce soir et ne tenait pas à ce que la sonnerie se déclenche inopinément. Il avait encore un peu de temps devant lui : deux minutes au moins, une éternité. Assis sur son lit, dans une obscurité complète, il se concentra, sans même que les battements de son cœur s’accélèrent. Il avait toujours été froid comme un iceberg et s’il avait eu des problèmes, ce n’était pas par émotivité mais par malchance. L’homme qu’il avait abattu avait survécu miraculeusement, avec onze projectiles dans le corps ! Or, c’était une vengeance. Stephan avait débord agi avec une cagoule, puis ayant vidé son chargeur dans le corps de son adversaire — un trafiquant qui l’avait doublé après un hold-up -, il avait ôté sa cagoule et lancé :

— Regarde bien qui t’a tué !

Seulement, sa victime avait survécu et Stephan avait dû quitter Varsovie en toute hâte.

Pour la dixième fois, il vérifia, à l’aide d’une petite Maglite, le cran de sûreté du pistolet posé à côté de lui. Une arme sans marque que son officier traitant lui avait fournie, prolongée d’un silencieux extrêmement efficace. Prudent, il l’avait essayée dans la maison où il vivait et le résultat avait été sidérant. Juste un petit psuitt imperceptible. Il espérait bien, après son contrat, conserver cette arme idéale, sans trop y croire.

Il se tendit, pensant avoir entendu un bruit, mais c’est la porte de la chambre voisine qui claqua. Il se relaxa. Son plan était d’une simplicité biblique. Il allait quitter la chambre en y laissant sa valise et gagner l’ascenseur. Lorsque sa cible en sortirait, deux hypothèses : ou il était seul et il le tuait sur-le-champ, finissant par deux balles dans la tête pour ne pas renouveler l’erreur de Varsovie. Soit une autre personne se trouvait dans la cabine : dans ce cas, il le suivait dans le couloir et lui tirait d’abord deux balles dans la tête. Il revenait ensuite au plan A et descendait par l’ascenseur, pour quitter l’hôtel où il ne remettrait pas les pieds.

Il se leva, enfila ses gants et ouvrit la porte. Le couloir était désert. Les choses se présentaient bien. Il partit d’un pas calme vers l’ascenseur. Dans moins de trois minutes, sa mission serait terminée et il aurait gagné pas mal d’argent, tout en se faisant un ami puissant.

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