Il arrive !
La rumeur se répandit comme une traînée de poudre. Les gens se levèrent spontanément. Malko et Irina avaient repris la même place, en bordure des rangées de fauteuils, sur le parcours que devait emprunter Viktor louchtchenko pour gagner l’estrade.
Un bras passé autour de la taille d’Irina, Malko se détendait enfin. La victoire de Viktor louchtchenko était un moment historique et il était heureux d’y assister. Il y eut une bousculade à l’entrée de l’escalier, quelques gardes du corps criant à la foule de s’écarter, ce qu’elle ne fit évidemment pas.
Malko, comme tout le monde, regardait en direction de l’escalier. Les assistants s’agglutinaient le long du couloir qu’allait emprunter le nouveau président. Malko remarqua soudain une femme qui venait de se glisser au premier rang. On ne pouvait pas la rater : elle portait une robe entièrement orange et des bottes orange ! Sans parler du nœud dans les cheveux, orange lui aussi. Une groupie. Les gens riaient en l’observant.
Le brouhaha augmenta d’un coup, des cris fusèrent, Viktor louchtchenko venait d’apparaître à l’entrée de la salle, avec son visage martyrisé, en dépit du maquillage pour la télévision. Encadré par une douzaine de gardes du corps. Des hurlements de joie éclatèrent partout, des gens montaient sur les chaises pour apercevoir leur idole. Prise dans un mouvement de foule, la femme en orange se retourna et Malko aperçut son visage.
Elle était très belle, avec des traits réguliers, des cheveux blonds serrés en queue-de-cheval. Quelques fractions de seconde s’écoulèrent puis les neurones de Malko se télescopèrent. C’était l’inconnue du vol de Moscou dont il avait porté la valise !
Celle qu’il avait revue comme bénévole au QG de campagne de Iouchtchenko, en train de distribuer des écharpes et des bonnets orange. Sa présence ce soir semblait parfaitement normale. Et pourtant, le pouls de Malko s’emballa. Il revit en un éclair l’arrivée du vol de Moscou à l’aéroport de Borystil, puis l’homme venu chercher la blonde à l’aéroport, son attitude fuyante. Et comprit soudain pourquoi on avait voulu le tuer alors qu’il pensait ne rien savoir.
Viktor Iouchtchenko avançait dans sa direction, serrant des mains, souriant, visiblement épuisé, vêtu d’un costume bleu marine rayé, avec une cravate orange. Malko lâcha la taille d’Irina, recula, de l’autre côté du cordon d’admirateurs. Arrivé à la hauteur de la femme en orange, il joua des coudes, bousculant les gens pour gagner le premier rang où elle se trouvait. Il arriva juste à temps pour attraper à deux mains la taille de l’inconnue, à l’instant où Viktor Iouchtchenko, amusé par sa tenue, s’arrêtait devant elle. Elle voulut faire un pas en avant, vraisemblablement pour l’embrasser mais Malko la tira violemment en arrière. Poussé par son escorte, le nouveau président continua sa marche en direction de l’estrade.
La femme en orange se retourna avec la vivacité d’un serpent et Malko se trouva face à face avec un visage convulsé de rage, un regard noir de haine. Elle fit un pas dans sa direction. C’est le sixième sens né de son expérience qui sauva Malko. Il fixa la belle bouche bien dessinée, mise en valeur par un rouge brillant, et comprit. Sans réfléchir, il la repoussa si violemment qu’elle trébucha et tomba.
Scandalisée, une femme lança, avec un fort accent canadien :
— Vous n’avez pas honte ! Allez vous disputer ailleurs !
Viktor Iouchtchenko était en train de monter les marches du podium sous un tonnerre d’applaudissements. Il leva les bras vers le ciel et cria de toute la force de ses poumons :
— Mir ! Bam !
La foule rugit de joie Les gens pleuraient, trépignaient. Soudain, un petit bonhomme coiffé d’un bonnet brodé escalada la scène, aussitôt intercepté par deux gardes du corps. Malko l’entendit hurler:
— Je viens du Tatarstan, Président ! Vous devez nous libérer aussi !
Le Tatarstan est une république russe voisine de l’Ukraine. Viktor Iouchtchenko sourit, le Tatar ôta son bonnet brodé et tenta d’en coiffer le nouveau président, qui, prestement, le tendit à un des gardes du corps. Ravi, le Tatar accepta de redescendre dans la salle. Malko sentit les battements de son coeur se calmer. Il avait cru à un troisième plan. Il se retourna, aperçut la femme en orange qui disparaissait dans l’escalier et se rua à sa poursuite. Il croisa Evgueni Tchervanienko, qui, stupéfait, lui demanda :
— Où allez-vous ?
— Rejoignez-moi ! lança Malko.
Quand il parvint au rez-de-chaussée, fendant la foule qui montait dans le sillage de Iouchtchenko, l’inconnue en orange traversait déjà l’esplanade en face de la permanence. Malko ne chercha pas à la rattraper. Avec sa robe, elle était visible de loin. Il la vit s’engager dans la rue Skovorody qui filait vers le Dniepr. Elle marchait vite sans se retourner.
Arrivée au quai, elle tourna à gauche et Malko courut pour la rattraper.
Entendant le bruit de ses pas, elle se retourna et s’arrêta. Malko aperçut, en face de l’enseigne lumineuse du restaurant L’Amour, une grosse conduite intérieure arrêtée, feux éteints. Soudain, la femme en orange se remit en marche dans sa direction. Malko distinguait, à la lueur des réverbères, son visage crispé de haine. Des voitures passèrent, klaxonnant, des écharpes orange au vent. Malko sortit le Glock de sa ceinture et le braqua sur l’inconnue.
— Stop ! lança-t-il. N’approchez pas.
Elle continua à avancer vers lui, d’un pas d’automate.
Malko tendit le bras. Il allait répéter son avertissement quand des pas pressés se firent entendre derrière lui. C’était Evgueni Tchervanienko et un des gardes.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda l’Ukrainien.
— Cette femme ! fit Malko. Elle est venue tuer le Président.
Médusé, le chef de la sécurité ne bougea pas, mais le garde du corps se précipita et ceintura la jeune femme, sans écouter l’avertissement de Malko.
— Ne l’approchez pas !
L’homme la lâcha. La femme se retourna et fit quelques pas en direction de la voiture arrêtée. Celle-ci, sans allumer ses phares, démarra alors brutalement et passa devant eux. Malko eut le temps d’apercevoir le conducteur, notant le long nez pointu et les cheveux noirs rejetés en arrière. C’était l’homme venu chercher la blonde du vol de Moscou à son arrivée à Kiev. Déjà, la voiture s’était perdue dans l’obscurité. Impossible même de distinguer son immatriculation. La femme en orange s’immobilisa. Malko la vit se mordre les lèvres comme si elle retenait des larmes.
— Bolchemoi ! s’écria Evgueni Tchervanienko.
La femme en orange venait de s’effondrer sur elle-même et ne bougeait plus, allongée sur la chaussée.
— Ne l’approchez pas ! avertit Malko, c’est peut-être un piège. Elle a enduit ses lèvres de poison. Si elle avait embrassé Viktor Iouchtchenko, il n’aurait survécu que quelques minutes.
Evgueni Tchervanienko le fixa, incrédule.
— Mais comment avez-vous deviné ?
— Une coïncidence, fit Malko. Je vous expliquerai.
Nikolaï Zabotine roulait en direction de Dniepro-petrovsk. Brisé. Il avait toujours eu horreur de perdre ses agents, et celle qui venait de tomber au service de la rodina avait été une de ses meilleures élèves. Il n’avait pas pu prendre le risque de l’emmener, mais il reverrait toujours sa silhouette orange sur le quai. Il était sûr qu’avant de se suicider, elle lui avait pardonné. C’était un moment qu’il n’oublierait jamais.
Seulement, il fallait préserver les intérêts supérieurs de son pays.
Sa vision se brouilla et il eut l’impression qu’il se mettait à neiger. Mécaniquement, il mit les essuie-glaces, qui se mirent très vite à grincer. Ce n’étaient que quelques larmes qui brouillaient sa vue. Il n’en eut pas honte.
Les fusées du feu d’artifice se bousculaient dans le ciel, retombant en gerbes multicolores sur la foule encore massée sur la place de l’Indépendance. Viktor Iouchtchenko, à près de deux heures du matin, était venu saluer ceux qui campaient sur cette place depuis des semaines, dans le froid et les intempéries. Il était reparti mais ses partisans n’arrivaient pas à se disperser, buvant et chantant, se congratulant dans une grande hystérie orange. Malko buta presque sur un corps étendu, une bouteille de vodka encore à la main.
Kiev ne dormait pas, comme si la ville avait voulu prolonger une soirée unique.
Malko regarda dans le fond la masse grise de l’hôtel Ukrainia qui, lui, n’était pas éclairé, comme une statue du Commandeur, témoin de temps révolus.
— Malko !
Il se retourna. Evgueni Tchervanienko l’avait retrouvé là où ils s’étaient donné rendez-vous, au pied des haut-parleurs. Irina était verte de froid.
— Le Président vous transmet ses chaleureux remerciements, dit l’Ukrainien. Vous avez déjoué un complot diabolique. Un médecin a examiné cette femme. Ses lèvres étaient recouvertes d’un film plastique très fin, transparent et imperméable, sur lequel était appliqué un rouge à lèvres imprégné d’un poison violent que nous n’avons pas encore identifié.
— C’est vraisemblablement de la ricine, avança Malko. Cela agit un peu moins vite que le cyanure. Ce qui aurait permis à cette femme de disparaître avant les premiers symptômes. Son chef de mission l’attendait dans la voiture que nous avons vue démarrer, en face de L’Amour. Très probablement un Russe.
— Nous allons essayer d’identifier la morte, promit l’Ukrainien, mais cela sera difficile. L’identité qu’elle avait donnée pour venir travailler comme bénévole est fausse. On ne sait même pas où elle habitait, elle n’avait aucun papier sur elle. Il reste les empreintes digitales…
Malko secoua la tête.
— Je pense que c’est une Russe. Les empreintes ne mèneront nulle part. Ceux qui ont organisé cet attentat ne pouvaient pas imaginer que je la rencontrerais par hasard à l’aéroport.
— Elle avait prétendu être ukrainienne et parlait parfaitement notre langue…
— Bien sûr.
Evgueni Tchervanienko posa la main sur l’épaule de Malko.
— Nitchevo. Elle reposera dans un cimetière de Kiev.
— Elle a préféré se suicider plutôt que de se laisser prendre, remarqua Malko. Elle mérite le respect.
Comment une aussi belle femme pouvait-elle agir ainsi ? Cet incident prouvait en tout cas une chose : les Services russes étaient encore puissants et motivés.
— Venez, fit Tchervanienko, il y a une grande fête à la Maison de l’Ukraine.
Ils s’y rendirent à pied, dans un froid glacial. La place de l’Europe était noire de monde bien qu’il soit presque trois heures du matin. Quelques fusées du feu d’artifice partaient encore ça et là. À l’intérieur de la Maison de l’Ukraine, on buvait et on mangeait encore, dans une immense rotonde, au son d’un orchestre de danse.
— J’ai envie de danser, fit Irina.
Malko l’entraîna sur la piste, et elle se serra contre lui, sa veste de tailleur ouverte.
— Je me souviendrai toute ma vie de cette soirée, dit-elle. C’est le début de la vraie liberté pour mon pays… Nous avons été plus forts que la puissante Russie. Un peu grâce à toi.
Quand ils ressortirent de la Maison de l’Ukraine, il y avait encore du monde sur la place. Malko leva les yeux vers le ciel noir que n’éclairait plus aucun feu d’artifice. Quelques fusées partaient encore de Khres-chatik. Il avait l’impression de se retrouver des années en arrière, au plus fort de la guerre froide. L’épisode qu’il venait de vivre en était le dernier soubresaut.
Aveuglé par son étroitesse d’esprit de silovik, Vladimir Poutine n’avait pas vu venir le vent de la liberté.
— J’ai froid, dit Irina.
Malko arrêta une voiture dont le conducteur était emmitouflé dans une écharpe orange. La radio vomissait des chants ukrainiens. Malko se glissa sur le siège défoncé. Soudain, la fatigue tomba sur ses épaules. La réaction à la tension nerveuse. Tandis qu’ils roulaient vers Tarass-Sevchenko, il se demanda qui conduisait la voiture chargée de recueillir la meurtrière de Viktor Iouchtchenko. Il ne le saurait probablement jamais.
Épuisée, Irina s’était endormie sur son épaule. Il était cinq heures dix du matin.
Une voiture les croisa, glaces ouvertes malgré le froid, ses occupants brandissant des portraits du nouveau président.