CHAPITRE XIX

Alexandre Peremogy marcha d’un pas rapide jusqu’à la rue Frunze où il savait pouvoir trouver un taxi. En ce dimanche, lendemain de Noël, les rues étaient désertes et il dut attendre plusieurs minutes avant qu’une voiture s’arrête, puis discuter le prix de la course. Il se sentait parfaitement calme, bien que ce soit le jour J. Et même revigoré de reprendre une activité, à son âge. Surtout pour une cause qu’il épousait. Et puis, cela lui avait fait tellement plaisir de revoir Nikolaï Zabotine !

Son euphorie ne s’était pas dissipée lorsqu’il débarqua au Premier Palace. Habitué à son visage, le portier lui adressa un petit signe de tête et Alexandre Peremogy fila directement au premier. Son plan était simple : se rendre, comme tous les jours, au fitness club, puis traîner au restaurant du huitième, au bar du premier et autour de la petite réception. Désormais, les employés de la réception ne faisaient aucune difficulté pour lui débloquer l’ascenseur afin qu’il puisse gagner le restaurant-bar du huitième. S’il le désirait, une fois dans la cabine, il lui suffisait d’appuyer sur le bouton d’un étage pour modifier sa destination.

Après, c’était facile. Il sonnait à la porte de la chambre de sa cible. Si on ne répondait pas, il n’avait plus qu’à planquer et à attendre son retour. Si on lui ouvrait, en quelques secondes ce serait fini. Il n’aurait plus qu’à redescendre et à quitter l’hôtel. Où on ne le reverrait jamais…

L’employée du fitness club lui donna des serviettes en échangeant avec lui quelques mots aimables : il était le premier client de la journée. Alexandre Peremogy alla s’installer au bord de la grande piscine, après avoir laissé son matériel dans le casier destiné aux affaires personnelles. Il réprima une fugitive envie de se mettre dans le Jacuzzi, mais cet appareil l’intimidait. Il préféra aller nager dans la piscine.

Se disant qu’il ne reverrait pas un tel luxe de si tôt…


* * *

Malko avait dîné la veille avec Irina Murray dans un restaurant ukrainien bruyant et chaleureux, descente Saint-André, et ils s’étaient couchés très tard, sans même faire l’amour. Il se réveilla le premier et devina dans la pénombre la silhouette de la jeune femme encore endormie. Elle lui tournait le dos. Il lui caressa la hanche et elle bougea un peu, sans se réveiller. Pour s’amuser, il se colla contre elle et très vite sentit son désir s’éveiller. Il n’avait aucune contrainte jusque tard dans l’après-midi, ce qui lui détendait les nerfs. Peu à peu, il eut vraiment envie de faire l’amour et Irina s’en rendit compte. Languissamment, à demi endormie, elle se retourna et prit avec douceur son érection dans sa bouche, comme un bébé s’empare d’un biberon. Presque sans bouger la tête, elle se mit à jouer de sa langue, faisant très vite gémir Malko qui, bientôt, n’eut plus qu’une envie : la prendre. Lorsqu’il se dégagea, elle s’agenouilla d’elle-même sur les draps, la croupe haute, indiquant clairement son désir.

Lorsqu’il entra en elle, Malko eut l’impression de plonger dans du miel brûlant. Il s’enfonça d’un trait jusqu’au fond du ventre d’Irina et, la saisissant par les hanches, il la pilonna à grands coups de reins. Jusqu’à ce qu’il jouisse avec un cri qu’il ne put réprimer, devançant de peu la jeune femme.

— Si on allait prendre le breakfast en haut et ensuite faire un coup de Jacuzzi ? suggéra Irina. Tu n’as rien à faire, aujourd’hui ?

— Pas ce matin, précisa Malko.

Il espérait encore des précisions de son informateur sur le modus operandi des tueurs, mais cela ne nécessitait aucun déplacement. La breakfast-room était quasi déserte et ils eurent vite terminé. Arrivé au fitness club, Malko gagna directement la grande salle où se trouvaient la piscine et le Jacuzzi, qu’il mit en marche, tandis qu’Irina passait par le vestiaire des femmes pour mettre son maillot. Le club était vide, à l’exception d’un homme assez âgé, en train de barboter dans la grande piscine. Malko s’étendit voluptueusement dans l’eau chaude, massé par les jets du Jacuzzi, et ferma les yeux, son portable posé au sec près de lui.


* * *

Alexandre Peremogy avait senti son pouls s’accélérer en voyant l’homme qu’il était venu tuer débarquer à la piscine. Jamais il n’aurait pensé avoir autant de chance ! Il demeura immobile, guettant sa cible du coin de l’œil. L’agent de la CIA lui tournait le dos, enfoncé dans le Jacuzzi, la tête dépassant tout juste.

Jamais il ne retrouverait une occasion pareille ! Il sortit sans se presser de l’eau, s’enroula dans une serviette et partit d’un pas tranquille vers le vestiaire des hommes. Sa future victime ne le remarqua même pas. Arrivé à son casier, Alexandre Peremogy ouvrit sa petite sacoche et en sortit l’engin offert par Nikolaï Zabotine. Un gros stylo, un faux Montblanc, modèle choisi à cause de son renflement. Soigneusement, l’Ukrainien dévissa l’embout, découvrant un petit trou d’environ quatre millimètres de diamètre.

Il lui suffisait désormais d’appuyer sur l’agrafe pour que le gaz contenu dans le réservoir dissimulé dans le corps du stylo projette violemment de l’acide cyani-drique pulvérisé. Celui-ci pénétrait instantanément dans les pores de la peau, provoquant presque instantanément une paralysie respiratoire mortelle. Bien sûr, la distance avec la cible ne devait pas excéder quelques centimètres. Les Services soviétiques avaient souvent utilisé ce poison, dont les chefs nazis s’étaient servis pour se suicider en 1945.

Comme cela faisait bizarre d’arriver à la piscine un stylo à la main, Alexandre Peremogy prit un livre auquel il accrocha le stylo trafiqué et ressortit du vestiaire des hommes.

Tendu, cette fois.

L’homme qu’il devait tuer se trouvait toujours dans le Jacuzzi, cette fois face à lui.

Il avança dans sa direction, comme s’il retournait à sa place, au bord de la piscine. L’homme dans le bain bouillonnant ne prêtait absolument aucune attention à lui. Alexandre Peremogy fit passer son livre de la main droite à la gauche, gardant le stylo dans la main droite. Il ne se trouvait plus qu’à quelques mètres du Jacuzzi et fit un léger crochet pour le contourner par la gauche, de façon qu’en tendant le bras droit, le stylo se trouve à quelques centimètres du visage de sa victime.

— Tu as la clef ?

Une voix de femme venait d’éclater dans ses oreilles ! Alexandre Peremogy était si concentré qu’il sursauta, comme un cheval effrayé. Il tourna la tête. La femme aux longs cheveux blonds était juste derrière lui, arborant un deux-pièces turquoise qui ne cachait pas grand-chose de son corps magnifique.

Alexandre Peremogy ne l’avait pas entendue sortir du vestiaire des dames. Pendant une fraction de seconde, il garda le regard rivé sur elle, puis se retourna. L’homme dans le Jacuzzi souriait à la femme sans se préoccuper de lui.

— Elle est dans mon peignoir ! répondit-il.

Tétanisé, Alexandre Peremogy continua son chemin, passant à côté du Jacuzzi, sans même penser à reprendre le livre dans sa main droite. Il regagna sa place sans se retourner, le pouls en folie. Son arme était parfaite mais elle avait un gros défaut : elle ne pouvait tuer qu’une seule personne… Il s’assit sur sa chaise longue, les jambes coupées, furieux. Il l’avait échappé belle : à quelques secondes près, il liquidait sa victime en présence d’un témoin ! Sans avoir d’arme pour éliminer celui-ci.

Il s’allongea sur la chaise longue pour laisser se calmer les battements de son cœur.


* * *

Irina Murray se laissa glisser dans le Jacuzzi, face à Malko, entremêlant ses jambes aux siennes.

— Tu as vu ce drôle de bonhomme ? dit-elle. Quand je t’ai appelé, il a fait un bond comme s’il avait été piqué par un insecte.

— Ah bon ! Tu es sûre ? fit Malko.

— Oui, d’ailleurs il a eu l’air gêné en me voyant. J’ai eu l’impression qu’il essayait de dissimuler un objet qu’il avait dans la main. On aurait dit un stylo…

— Un stylo !

Un jet brutal d’adrénaline secoua les artères de Malko. Le stylo-pistolet était jadis une des spécialités du KGB. Il se retourna : l’homme désigné par Irina se trouvait à quelques mètres de lui, allongé au bord de la piscine. Brusquement, il réalisa qu’à part eux, il était le seul client du club. Il lui sembla l’avoir déjà vu. La remarque d’Irina l’avait troublé. Il décida d’en avoir le cœur net.

— Reste là, dit-il à la jeune femme.

D s’arracha du Jacuzzi, s’enroula dans une serviette et se dirigea vers l’homme. Celui-ci tourna la tête vers lui en le voyant s’approcher. Malko lui adressa un sourire plein d’innocence.

Dobredin, gospodine. Pourriez-vous me prêter votre stylo quelques instants ? Je vous le rends tout de suite.

Le stylo était posé à côté d’un livre de Tolstoï en russe, sur la petite table carrée. L’homme le regarda comme s’il n’avait pas compris, demeura muet. Malko répéta sa question en anglais, bien qu’il soit persuadé d’avoir affaire à un Russe. Son interlocuteur le fixait avec une expression bizarre. D’un geste naturel, Malko allongea la main en direction du stylo.

Cette fois, l’inconnu réagit. Avec la rapidité d’un serpent, ses doigts se refermèrent sur le stylo, et il esquissa le geste de le braquer sur Malko, comme une arme.

Celui-ci, instinctivement, lui saisit le poignet, le forçant à allonger le bras.

L’autre essayait désespérément de se mettre debout. Brusquement, il se pencha et planta ses dents dans le bras de Malko ! Celui-ci lâcha prise avec un cri de douleur, reculant brusquement. Stupéfait de ce réflexe fou. En même temps, son regard tomba sur la pointe du stylo et son pouls grimpa à 200 en une fraction de seconde. Il n’y avait ni plume ni bille, juste un petit trou noir. Sans réfléchir, Malko plongea sur l’homme encore allongé et parvint de la main gauche à saisir à nouveau son poignet droit. L’autre ne cherchait plus à dissimuler ses intentions. De toutes ses forces, il tentait d’échapper à la prise de Malko, et de braquer le stylo sur son visage. Heureusement, il n’avait guère de force physique. Inexorablement, Malko réussit à replier son bras vers lui, la pointe du stylo désormais dirigée sur le visage de son adversaire.

Malko voyait les lèvres serrées, le regard fixe, les mâchoires tétanisées. Il tenta de lui tordre le poignet pour lui faire lâcher le stylo, en lui serrant la main dans la sienne. Soudain, il y eut un déclic suivi d’un léger pschitt. L’inconnu eut un sursaut de tout son corps, puis, quelques instants plus tard, cessa de lutter. Il avait la bouche ouverte, le regard déjà vitreux et ses jambes battaient l’air spasmodiquement.

Ses doigts laissèrent échapper le stylo et Malko sentit une très légère odeur d’amandes amères.

Du cyanure.

Il se redressa, le pouls en folie. L’homme ne bougeait plus. Le stylo était tombé à terre. Malko se garda bien de le ramasser. Revenant vers le Jacuzzi, il lança à Irina :

— Viens, on remonte.

Elle le regarda, ébahie.

— On vient juste d’arriver. Remonte si tu veux, j’ai envie délire…

Tu remontes aussi, dit Malko avec fermeté, je t’expliquerai.

Boudeuse, Irina sortit enfin du Jacuzzi et fila vers le vestiaire. Ils se retrouvèrent devant l’ascenseur, mais c’est seulement dans la cabine que Malko expliqua ce qui venait de se produire.

— L’homme qui était à côté de nous était là pour me tuer. Sans ta présence, il l’aurait fait.

— Mais comment ? Il n’avait pas d’arme.

— Si. Un faux stylo Montblanc, en réalité un projecteur de cyanure.

Irina pâlit.

My God ! C’est horrible. Qu’est-il devenu ? Tu l’as laissé en bas ?

— Non. Il est mort. J’ai voulu le désarmer et, accidentellement, il a déclenché lui-même le mécanisme qui a libéré le poison.

À peine dans sa chambre, Malko appela Donald Red-stone et le mit au courant.

— Je l’ai laissé là où il était, annonça-t-il. Je pense que l’on conclura à un arrêt cardiaque, l’odeur du cyanure s’estompe très vite. Donc, je ne risque pas de problème. Mais je suis intrigué. J’avais déjà croisé cet homme à l’hôtel et il n’a rien tenté contre moi. Pourquoi aujourd’hui ?

— Vous avez une idée ?

— Pas vraiment, avoua Malko, sauf que je représente un risque aux yeux de ceux qui veulent toujours éliminer Viktor louchtchenko. Cette tentative de meurtre signifie deux choses à mes yeux. D’abord, qu’on va encore essayer de supprimer le candidat à la présidentielle, ce que m’a confirmé Alexei Danilovitch. Ensuite, que ceux qui se préparent à le faire ignorent qu’ils ont été trahis, et que nous sommes au courant. De toute façon, j’espère avoir d’autres informations par Alexei Danilovitch.

Après cette conversation, il ôta son peignoir et alla prendre une douche. Irina Murray le rejoignit. L’incident l’avait choquée et elle secoua la tête.

— J’admire ton sang-froid, on vient d’essayer de te tuer et tu ne réagis pas.

Malko eut une esquisse de sourire.

— Ce n’est pas la première fois et je suis vivant ! C’est ce qui compte.


* * *

Nikolaï Zabotine n’avait pas bougé de son bureau depuis le matin. L’ambassade était fermée le dimanche, il jouissait d’une parfaite tranquillité pour gérer plusieurs choses en même temps, qui étaient supposées s’enchaîner dans un rythme harmonieux. Si tout se passait bien, la nuit prochaine, il quitterait Kiev, sa mission accomplie, et laisserait d’autres personnes gérer sa victoire. Il n’était pas du genre à quêter des compliments et, de plus, Moscou lui manquait. Il avait hâte de retrouver son petit appartement, d’aller acheter à sa poissonnerie habituelle du caviar rouge de la presqu’île de Sakhaline et de le déguster sur du pain noir avec un peu de bonne vodka. Avant d’aller au Bolchoï ou au cinéma. Sa vie sexuelle était depuis longtemps réduite à peu de chose. Non qu’il n’aimât pas les femmes, mais il donnait difficilement sa confiance. Sa dernière aventure datait d’un an, avec Natalya, une des secrétaires du Kremlin qui s’était jetée à sa tête. Plutôt séduisante, pas très futée, Nikolaï s’entendait bien sexuellement avec elle, mais Natalya avait très vite dévoilé ses batteries : elle voulait se marier. Donc, Nikolaï était retourné au caviar rouge…

Il regarda la pendule en face de lui. Midi. Alexandre Peremogy aurait dû donner signe de vie, pour fixer un rendez-vous afin de lui rendre le stylo et de lui faire le compte-rendu de son action…

Peut-être avait-il eu un contretemps ? Nikolaï Zabotine ne s’inquiétait pas. Alexandre Peremogy avait toute sa confiance. Il décida de se restaurer un peu et sortit du réfrigérateur des harengs et des pommes de terre, puis remplit un petit verre de vodka et ouvrit une bière.

À une heure, Alexandre Peremogy n’avait toujours pas téléphoné. Nikolaï Zabotine se dit qu’il allait falloir modifier légèrement le cours des événements. Il avait une façon très simple de s’assurer si l’ancien du SBU avait rempli sa mission. Il prit un autre portable, ukrainien, et appela un autre de ses collaborateurs.

— Appelle-le ! dit-il simplement. Annonce-lui des informations pour tout à l’heure. Et rappelle-moi.

Dobre, fit simplement son interlocuteur.

Lui avait une tâche précise à accomplir et ignorait le reste. Le cloisonnement. Nikolaï Zabotine se reversa un verre de vodka. Le ciel était gris et bas, il allait neiger. De rares voitures passaient sur l’avenue. Le magasin de meubles, en face, était fermé.


* * *

Le portable de Malko sonna, l’arrachant à la contemplation de CNN. Irina, elle, prenait un bain. Son pouls grimpa en entendant la voix de l’homme annoncer :

— Alexei Danilovitch, 29. C’était son correspondant du SBU.

— Vous avez du nouveau ? demanda Malko.

— J’en aurai tout à l’heure, annonça son correspondant. Je voulais m’assurer de la liaison.

Dobre, approuva Malko. Quand vous me rappellerez, vous serez 108.

Dobre, 108, répéta l’homme.

Malko allait se remettre à CNN quand une question insidieuse s’infiltra dans son cerveau.

Pourquoi l’agent du SBU avait-il téléphoné pour ne rien dire ? Ce n’était pas le genre de la maison…


* * *

— J’ai fait ce que vous m’avez demandé, annonça l’Ukrainien à Nikolaï Zabotine. Il m’a donné un nouveau code pour le rappeler.

Spasiba, remercia le Russe.

Perplexe. Si l’agent de la CIA était toujours vivant, c’est qu’Alexandre Peremogy n’avait pas mené à bien sa mission. Il était presque deux heures. La limite avait été fixée à une heure. Angoissé, le Russe abandonna son bureau, enfila son manteau de cuir et coiffa sa casquette. Il devait savoir ce qui était arrivé. Et surtout, récupérer le stylo qui pouvait constituer une accablante pièce à conviction. Seuls quelques grands Services fabriquaient ce matériel.

Il se fit ouvrir par l’agent du FSB chargé de la sécurité de l’ambassade et se glissa au volant de sa Lada anonyme. Il fonça au domicile d’Alexandre Peremogy. Il eut beau frapper et sonner, personne ne répondit. De plus en plus perplexe, il s’installa dans sa voiture juste en face et attendit. Une heure plus tard, quelque chose lui dit que Peremogy ne reviendrait pas. Pour en avoir le cœur net, Nikolaï Zabotine prit le chemin du boulevard Tarass-Sevchenko.

En s’arrêtant devant le Premier Palace, il eut un petit choc. Une ambulance était arrêtée devant la porte, ses gyrophares bleus tournant silencieusement.

Il attendit un peu pour sortir de sa voiture, rassuré. Alexandre Peremogy avait enfin rempli sa mission. Il descendit et se dirigea vers l’entrée de l’hôtel, lançant au passage au portier :

— Qu’est-ce qui se passe ? Il y a eu un accident ?

Le portier chamarré hocha la tête.

Tak. Un homme a eu une crise cardiaque au bord de la piscine.

— C’est grave ?

— Oui, plutôt. Il est mort. Tiens, voilà le corps.

Deux brancardiers descendaient l’escalier, portant une civière sur laquelle était attachée une forme humaine. Nikolaï Zabotine, en bon orthodoxe, se signa ostensiblement et lança à un des infirmiers :

— J’avais rendez-vous ici avec un ami. Je voudrais être certain que ce n’est pas lui.

L’infirmier, indifférent, souleva un coin du drap blanc qui recouvrait le visage du mort. Nikolaï Zabotine sentit le sol se dérober sous ses pieds. Alexandre Peremogy semblait dormir.

Il réussit à sourire au brancardier et remercia.

Spasiba. Ce n’est pas lui.

Maîtrisant son désarroi, il entra dans l’hôtel et gagna le bar du premier, sans remarquer d’animation particulière. Apparemment, on n’avait même pas appelé la Milicija.

Il s’installa et, après avoir commandé une bière, interrogea le garçon.

— Il y a eu un accident, il paraît ?

— Oui. Un vieux type a eu une crise cardiaque à la piscine.

— Un client de l’hôtel ?

Niet. Il venait de temps en temps. Un retraité qui s’ennuyait, sympa.

— Je vois, fit Nikolaï Zabotine.

Perplexe. Comment Alexandre Peremogy était-il mort ? Impossible qu’il ait eu une vraie crise cardiaque. Donc, il s’était empoisonné avec l’arme remise pour tuer l’agent de la CIA. Mais comment ? Le Russe conclut qu’il avait dû faire une fausse manœuvre. Ces stylos projetant du poison étaient délicats à manier… Très vite, il oublia le mort, se concentrant sur l’avenir proche. Que cet agent de la CIA ait échappé à trois tentatives d’élimination le rendait furieux, mais ne mettait pas totalement en péril la dernière phase de son opération. Sauf imprévu…

Il prit le temps de terminer sa bière et repartit comme il était venu. C’eût été de la folie d’essayer de récupérer le faux Montblanc. D’ailleurs, il avait dû être emporté avec les affaires du mort. Il n’y avait plus qu’à regagner l’ambassade de Russie et à compter les heures qui le séparaient encore du succès.

Il y avait de l’orange partout ! Des banderoles de la façade aux innombrables écharpes, bonnets, badges de toutes les formes portés par les partisans de Viktor louchtchenko. Au rez-de-chaussée, on faisait la queue au vestiaire. C’était LE soir. Dans le taxi qui amenait Malko et Irina, le chauffeur avait demandé anxieusement :

— Vous connaissez déjà des résultats ?

On avait l’impression que tout Kiev vivait au rythme de l’élection présidentielle, ce troisième tour que personne n’aurait cru possible deux mois auparavant. Sur la place de l’Indépendance, les milliers de supporters de la «révolution orange» étaient glués à des écrans géants de télévision où alternaient discours enflammés et chansons populaires. Après avoir monté les marches permettant d’accéder à la permanence de Viktor louchtchenko, Malko aperçut la silhouette massive d’Evgueni Tchervanienko, prévenu par téléphone de son arrivée. Lui aussi arborait une écharpe orange enveloppant son cou de taureau. Il évita à Malko et à Irina le portail magnétique et demanda aussitôt :

— Vous avez du nouveau ?

— On m’a appelé, pour me dire qu’il y aurait d’autres informations, répliqua Malko.

Ils laissèrent leurs manteaux dans son bureau. Irina portait un tailleur noir au revers orné d’un petit badge orange. Dès qu’elle bougeait, on apercevait ses seins ronds dépassant du soutien-gorge de dentelle noire. Avec ses bas à couture noirs et ses longs cheveux blonds, elle ne passait pas inaperçue. C’est peut-être pour cela que Tatiana Mikhailova avait préféré rester à l’hôtel…

Au premier étage, c’était l’animation des grands jours. En sus des partisans de louchtchenko, ivres de Champagne de Crimée, de bière et d’espoir, la salle grouillait de journalistes. Toutes les chaises du parterre, face au podium, étaient occupées, et beaucoup de supporters, hommes et femmes, étaient installés à même le sol. Des dizaines de caméras, plantées sur un podium, attendaient le héros du jour. Un énorme sapin de Noël, orné de boules orange, clignotait à droite de l’estrade, encadré par deux immenses portraits de Viktor Iouchtchenko avant son empoisonnement, accompagnés de l’inscription mirbam. Une femme ressemblant à une paysanne ukrainienne, avec sa robe brodée et ses nattes blondes enroulées autour de la tête, pérorait au micro, sa voix retransmise par d’énormes haut-parleurs.

— C’est Youlia Tymochenko, la « Princesse du Gaz », expliqua Irina, un des soutiens les plus importants de Iouchtchenko, son futur Premier ministre.

Personnalité sulfureuse, Youlia Tymochenko avait amassé une fortune colossale dans le gaz naturel, au prix de quelques menues entorses à la loi qui l’avaient menée en prison. Son associé, lui, y était toujours. Très jolie femme brune, à la volonté inflexible, elle s’était fait teindre en blonde et se coiffait désormais comme une paysanne.

Elle conclut sous un tonnerre d’applaudissements, laissant la place au groupe folklorique Tartak. On pouvait à peine bouger tant la foule était compacte. Beaucoup d’observateurs de l’OSCE, qui, tous, penchaient pour Iouchtchenko, hérault de la démocratie. À voir le nombre de bouteilles vides jonchant le sol, la future victoire avait déjà été bien arrosée ! Un homme s’empara du micro pour annoncer que, dans la ville de Lviv, Viktor Iouchtchenko avait recueilli 73 % des suffrages, et déclencha un nouveau tonnerre d’applaudissements ! Le souffle de l’Histoire balayait la salle. Comme à Berlin, en novembre 1989, lors de la chute du mur. Tous ceux qui étaient là sentaient la véritable indépendance du pays à leur portée, après quatre-vingts ans de joug communiste et russe, et quatorze années d’indépendance seulement théorique.

L’émotion était sincère…

Irina se pencha à l’oreille de Malko et cria :

— Les chiffres sont bidons, c’est juste pour chauffer la salle ! Le scrutin vient à peine d’être clos.

L’orchestre Tartak avait repris. Le vacarme était tel que Malko entendit à peine sonner son portable. Il dut quitter la salle et se réfugier dans l’escalier pour entendre son correspondant.

— Alexei 108, annonça la voix d’Alexei Danilovitch.

— Vous avez du nouveau ? demanda Malko.

Tak. Les hommes dont je vous ai parlé sont en route. Ils sont quatre, munis d’armes blanches. Voici le numéro de leur véhicule : 900 15 DN. Ils ne sont plus loin.

— Comment comptent-ils entrer dans le bâtiment ?

— Ils vont être aidés de l’intérieur, par un membre des Fils de l’Ukraine libre qui leur ouvrira une des portes derrière la scène.

— Vous savez son nom ?

Niet. Il porte un T-shirt rouge avec le portrait de Viktor Iouchtchenko sur la poitrine.

— C’est tout ?

Tak. Je vous rappellerai si j’ai du nouveau.

Malko ferma son portable et redescendit au rez-de-chaussée. Evgueni Tchervanienko était retourné dans son bureau, jonglant avec trois téléphones. Lorsqu’il vit Malko, il raccrocha et demanda :

— Alors ?

— Quatre hommes sont en route pour assassiner Viktor Iouchtchenko, annonça Malko. Ils ont un complice ici.

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