Malko s’engagea dans la file de droite et ralentit en apercevant le panneau indiquant : National Muséum of the Great Patriotic War History. La circulation sur le boulevard Drushby-Narodiv en direction du pont Patona était si dense en cette veille de Noël qu’il faillit manquer l’embranchement. Il faisait déjà presque nuit et les gens se hâtaient de regagner leurs clapiers, de l’autre côté du fleuve. À côté de lui, Tatiana Mikhailova, le Poulimiot sur les genoux, restait muette. C’est elle qui avait insisté pour accompagner Malko.
— Ce salopard de Budynok a sûrement manigancé quelque chose, avait-elle affirmé.
Difficile de penser le contraire. Lors de sa dernière razborka, des années plus tôt, au cœur de la forêt de Tchernobyl, Malko avait bien failli y laisser sa peau. Les Ukrainiens étaient des brutaux.
En sortant de la rampe, il se retrouva dans un chemin serpentant dans le parc Pechersk, au bord du Dniepr. Ensuite, cela montait vers le musée, installé partiellement en plein air. En haut de la pente, Malko aperçut une voiture, tous feux éteints, garée en face de l’entrée, sur une petite esplanade. Une grosse Mercedes 500. Il ralentit et, aussitôt, le conducteur de l’autre véhicule donna un bref appel de phares.
— C’est lui, dit Malko.
L’endroit était totalement désert, le musée fermé à cette heure tardive. Tout Kiev préparait le réveillon de Noël. Malko stoppa à une vingtaine de mètres de l’autre véhicule. Il faisait trop sombre pour distinguer l’intérieur. Son portable sonna et il reconnut immédiatement le ton rogomme du directeur de l’administration présidentielle.
— C’est vous, dans la voiture ? demanda Oleg Budynok.
— Da.
— Vous êtes seul ?
— Niet. Et vous ?
— Moi, je suis seul. Venez me rejoindre.
— Dobre.
Après avoir coupé la communication, Malko se tourna vers Tatiana.
— Je vais le retrouver. Vous me couvrez ?
Les traits tendus, la jeune femme essaya de percer l’obscurité.
— C’est dangereux, dit-elle. Il veut probablement vous tuer.
— C’est possible, reconnut Malko.
— Attendez !
Elle arma le Poulimiot et se tourna vers lui.
— Dites-lui que j’ai un Poulimiot. Qu’au moindre problème, j’arrose sa voiture.
Elle ouvrit la portière et plongea dans l’obscurité. Malko la vit se mettre en posiion derrière un muret, le Poulimiot pointé sur la Mercedes 500.
L’estomac noué, il sortit à son tour de la SLK, le Glock dans sa ceinture, et se dirigea vers l’autre véhicule, priant pour que ce rendez-vous ne soit pas un piège. Il faisait froid, avec un affreux vent coulis. Le bruit de ses pas résonnait sur la chaussée. Il atteignit la Mercedes 500 et ouvrit la portière de droite.
Il n’y avait qu’une seule personne dans la voiture, un homme aux cheveux gris, aux traits épais, dans un costume sombre, en train de fumer une cigarette. Il enveloppa Malko d’un long regard curieux.
— C’est vous, Malko Linge ?
— Oui.
— Pourquoi vouliez-vous me voir ?
— Je veux savoir pourquoi vous avez demandé à votre ami Igor Baikal de me tuer. Et qui vous a réclamé ce service. Comme nous ne nous connaissions pas, nous ne pouvions avoir de contentieux.
— Et si je refuse, qu’arrivera-t-il ?
— Je communiquerai aux médias la confession d’Anatoly Girka qui pourra la confirmer par un témoignage direct.
— Je n’en ai rien à foutre, grommela l’Ukrainien. Personne ne le croira…
— Peut-être, répliqua Malko, mais ceux qui ont commandité mon élimination peuvent prendre peur et vous faire subir le sort d’Igor Baikal.
— Vous oubliez qui je suis ! cracha Oleg Budynok. Je dispose d’une protection rapprochée qui me met à l’abri de ce genre de chose.
Malko lui adressa un sourire froid.
— Igor Baikal, lui aussi, avait des gardes du corps.
Qui vous dit que parmi les vôtres, il n’y en a pas un disposé à trahir ? De toute façon, dès que cette affaire sera rendue publique, aussi puissant que vous soyez, vos amis vous lâcheront. Y compris le président Koutchma.
Et là, il peut vous arriver beaucoup de choses.
Oleg Budynok demeura silencieux, tirant sur sa cigarette. Malko le sentait moins assuré que son discours.
— Bien, dit-il, en posant la main sur la poignée de la portière. C’est votre choix, mais je pense que c’est un mauvais choix.
Il ouvrit la portière et avait déjà un pied sur le sol quand Oleg Budynok le rappela.
— Attendez !
— Oui ?
— Si je vous communique une information cruciale, vous me foutez la paix ?
Malko sentit son pouls s’emballer. Comme s’il avait tiré le 9 à une table de baccara. Il s’efforça de ne pas montrer son intérêt et demanda d’une voix neutre :
— Quelle information ?
— Vous êtes d’accord avec ma proposition ? insista Oleg Budynok, qui semblait beaucoup moins sûr de lui.
— Il faudrait que cette information soit vraiment cruciale.
— Elle l’est.
— Alors, donnez-la-moi.
— Ensuite, vous n’aurez plus besoin de moi. Et vous me balancerez.
— Non. Mais dépêchez-vous.
D’une seule traite, Oleg Budynok lâcha :
— Il va y avoir une seconde tentative pour empêcher Viktor Iouchtchenko d’accéder à la présidence.
Malko dissimula sa joie. C’est ce qu’il pensait depuis plusieurs jours. L’aveu d’Oleg Budynok confirmait son hypothèse de travail.
— Organisé par qui ? demanda-t-il.
— Certains membres du SBU aux ordres de Vladimir Satsyuk.
— C’est sûr ?
— Oui.
— Pourquoi me dites-vous cela ? s’étonna Malko. Si lanoukovitch gagne, vous serez à l’abri de toutes poursuites.
Oleg Budynok sembla hésiter. Puis, après un long silence, il avoua :
— Ça n’a rien à voir avec Ianoukovitch, marmonna-t-il. Je vais vous faire une proposition. Je vous aide à empêcher cet attentat, mais vous me livrez Anatoly Girka et sa confession.
— Si Ianoukovitch gagnait, insista Malko, vous n’auriez plus rien à craindre…
Oleg Budynok tourna vers lui un visage aux traits tirés.
— Les politiques, je m’en fous. Mais personne ne doit jamais savoir ce que j’ai fait à Igor Baikal. Il a deux frères. S’ils apprennent que c’est moi, ils me tueront, où que je me trouve.
Malko ne réfléchit pas longtemps. Même les plus fanatiques « droits de l’hommistes» n’auraient pas défendu l’assassin d’Igor Baikal.
— D’accord, dit-il, à condition que vous m’aidiez à déjouer cet attentat.
— Karacho, admit l’Ukrainien. Vous allez être contacté par un certain Alexei Danilovitch. Un faux nom. C’est un membre important du SBU. Il est au courant de l’opération montée contre Viktor Iouchtchenko. Il vous aidera à la déjouer.
— Pourquoi parlerait-il ?
— Il n’approuve pas ce plan, mais ne savait pas à qui parler. En plus, il me doit un service.
— Très bien, conclut Malko. J’attends des nouvelles d’Alexei Danilovitch. Si tout se passe bien, personne ne saura jamais que vous avez fait liquider votre ami Igor Baikal.
Oleg Budynok lui jeta un regard en coin.
— Si Iouchtchenko est élu, vous direz à vos amis que j’ai un peu aidé…
Oleg Budynok ménageait l’avenir… Malko ne répondit pas. Il ouvrit la portière et repartit en direction de sa voiture. Plus détendu. C’était une vraie razborka, de celles où on conclut la paix. La Mercedes 500 d’Oleg Budynok passa devant lui et disparut. Le dernier round était entamé.
Tatiana Mikhailova surgit, frigorifiée en dépit de sa zibeline, et se jeta dans la voiture, lançant le Poulimiot sur la banquette arrière.
— Tout s’est bien passé ? demanda-t-elle.
— Pour l’instant, répondit Malko, prudent.
— Il faudrait prévenir Evgueni Tchervanienko, conseilla Donald Redstone. Si on ne le fait pas et qu’il arrive quelque chose à Viktor louchtchenko, il ne nous le pardonnera jamais. Et Langley non plus.
— Le prévenir pour lui dire quoi ? objecta Malko. louchtchenko porte déjà un gilet pare-balles en Kevlar et céramique quand il est en public… Il a douze gardes du corps, qui ne le lâchent pas d’une semelle. Tant que je n’ai rien à lui apprendre de précis, c’est inutile.
— Demain, c’est le 25, remarqua l’Américain. Il reste deux jours.
— Pas forcément, objecta Malko. Même si louchtchenko est élu le 26 décembre, il peut être assassiné après son élection. C’est déjà arrivé au Liban. Si je n’ai rien appris demain soir, j’avertirai Tchervanienko.
Tatiana Mikhailova et Irina Murray se regardaient en chiennes de faïence, si on peut dire. Ne voulant pas laisser la Russe seule, Malko avait décidé de dîner avec les deux femmes, choisissant un restaurant marocain, le Marocano, insolite en Ukraine, avec un narguileh posé sur chaque table. Assises côte à côte sur la banquette, les deux femmes tâchaient de faire bonne contenance, faisant assaut de séduction. Tatiana arborait une robe de cuir beige souple comme un gant, un maquillage très sombre, qui mettait en valeur ses yeux bleus, et Irina était, comme toujours, hyper sexy. Des cuissardes, un pull moulant sa magnifique poitrine et une mini orange qui donnait envie de regarder dessous.
Après son entrevue avec Oleg Budynok, Malko était presque euphorique, mais il avait besoin d’une soirée de détente.
— Si on allait au fitness club après le dîner ? suggéra tout à coup Tatiana. J’ai eu tellement froid tout à l’heure…
— Pourquoi pas ? renchérit Irina. J’aime bien le Jacuzzi.
Visiblement, elle n’avait pas envie de laisser Malko en tête à tête avec Tatiana. C’était une idée un peu bizarre, après le dîner, mais Malko s’y rallia.
Une heure plus tard, ils débarquaient tous les trois au fitness club, en peignoir. Désert en ce jour de Noël. Malko mit le Jacuzzi en route, puis se détendit sous les jets d’eau délicieusement chaude. À côté de lui, Irina défit son soutien-gorge et ses seins parurent flotter sur l’eau. Tatiana était fascinée.
— Ce que vous avez de beaux seins ! soupira-t-elle.
À son tour, elle ôta le haut et Malko put admirer les siens, pointus et fermes, beaucoup moins importants que ceux d’Irina. La tête renversée en arrière, celle-ci prit discrètement la main de Malko et la posa en haut de ses cuisses ouvertes, dissimulée par les bouillonnements des jets. Tatiana, les yeux mi-clos, allongée presque à l’horizontale, fit semblant de ne rien voir. Mais soudain, Malko sentit un pied se poser sur son maillot…
Chacune des deux femmes faisait semblant d’ignorer ce que trafiquait l’autre… Malko s’amusait, plutôt excité, mais la présence d’Irina l’inhibait. Tatiana comprit qu’elle ne parviendrait pas à ses fins. Brusquement, Malko sentit son pied s’éloigner de lui.
Elle se remit debout, attrapa son soutien-gorge et dit à la cantonade :
— Je vais faire un peu de sauna.
Irina Murray la suivit des yeux et dit gentiment :
— Je crois qu’elle aurait aimé que tu la baises. Juste pour m’embêter. Tu veux la rejoindre au sauna ?
— Non, j’ai envie de toi, et ce n’est pas pour embêter Tatiana.
Ils partirent vers les ascenseurs, enveloppés pudiquement dans leurs peignoirs. Dans la cabine, Irina écarta le peignoir de Malko, et commença à le caresser puis s’accroupit et le prit dans sa bouche. Elle était dans cette position quand l’ascenseur s’arrêta au quatrième étage. Irina n’eut pas le temps de se relever. Or, un couple âgé attendait l’ascenseur. La femme écarquilla les yeux avec un « Oh ! » horrifié. Tranquillement, Irina se redressa, leur sourit et sortit de la cabine en leur lançant un « Good evening » extrêmement poli.
Alexandre Peremogy s’imprégnait de plus en plus de sa cible. Désormais, il savait à quel étage il se trouvait et pouvait l’identifier, même d’assez loin. Il l’avait d’abord observée en sirotant un Defender au bar du Marocano, un peu en contrebas de la salle, puis avait retrouvé le trio au Premier Palace, partant avant eux du restaurant. Peu à peu, il mettait son plan au point, avec plusieurs variantes. De toute façon, pour une raison qu’il ignorait, Nikolaï Zabotine lui avait dit de ne pas frapper avant le surlendemain, le 26. Il commençait à se faire une idée précise de la façon dont il allait accomplir sa mission. Nikolaï Zabotine lui avait fourni une petite merveille fabriquée dans les laboratoires de Moscou, qu’Alexandre Peremogy avait déjà eu l’occasion d’expérimenter sur un chien errant.
Le résultat était extrêmement satisfaisant. La personne atteinte perdait connaissance en quelques secondes et son cœur s’arrêtait de battre en moins de dix minutes. Sans aucun signe extérieur d’agression.
L’idéal.
Il sortit du Premier Palace et remonta le boulevard Tarass-Sevchenko pour aller chercher un bus. Même s’il disposait d’une somme importante, il ne se sentait pas le droit de prélever de quoi prendre un taxi. Luxe qu’il ne s’offrait que le jour où il touchait sa pension, et encore, pas toujours.
On était le 25 décembre. Malko se réveilla et regarda le ciel gris et bas. Il ne neigeait pas, pas encore. Il avait mal dormi. La souplesse d’Oleg Budynok — un des hommes les plus puissants d’Ukraine — l’intriguait. La crainte d’être découvert n’expliquait pas tout. Il rejoignit à la salle à manger du huitième Tatiana Mikhai-lova, en train de s’empiffrer de charcuteries, de fromage et d’œufs. Comment pouvait-elle rester aussi mince en mangeant de cette façon ?
— Qu’as-tu pensé de la razborkal demanda-t-il.
— On aurait dû le tuer, laissa-t-elle tomber, la bouche pleine.
Elle tenait toujours aux bonnes vieilles méthodes expéditives de son patron.
— Mort, il ne m’intéresse pas, remarqua Malko. Je vais voir s’il tient sa promesse. Anatoly Girka est toujours à l’ambassade, en sûreté, et on peut déclencher le scandale quand on veut… Mais si Iouchtchenko est élu demain, tout deviendra inutile.
— Sauf s’ils le tuent après…, objecta Tatiana. Je connais les siloviki. Ils sont teigneux et patients. Nit-chevo. On verra bien.
Le portable de Malko sonna, tandis qu’il redescendait.
— Vous me reconnaissez ? demanda Oleg Budynok.
— Oui.
— Dobre. Ce soir, vers six heures, promenez-vous devant l’hôtel Dniepro, place de l’Europe. Vous y rencontrerez Alexei Danilovitch.