— Pajolsk ! Pajolsk ! Je ne veux pas mourir !
Accroché des deux mains au rebord de la cuve n°3, le corps entièrement plongé dans la vodka, l’homme qui avait ouvert à Tatiana suppliait Igor Baikal. Celui-ci, rhabillé, se tenait debout sur l’étroite passerelle cernant le haut de la cuve et venait, d’un coup de talon, d’écraser la main droite de sa victime. Déséquilibré, l’homme plongea sous la surface. Igor Baikal en profita pour faire lâcher prise à l’autre main, en grognant d’un ton furieux :
— Moudak !
D’un effort surhumain, sa victime réussit à ressortir la tête de la vodka. La bouche remplie d’alcool, il eut une quinte de toux, tâtonna pour trouver une prise, mais Igor Baikal se pencha et lui appuya sur la tête, la tenant solidement par les cheveux. L’autre eut quelques gestes spasmodiques puis cessa tout à coup de bouger.
Igor Baikal se redressa, regardant le corps couler lentement dans les neuf mille litres de vodka. Soulagé, il entreprit de redescendre l’échelle. Sachant bien, au fond de lui, que son portier n’avait commis qu’une faute vénielle. Hélas pour lui, Igor Baikal avait besoin de passer ses nerfs sur quelqu’un.
Après avoir regagner son salon, il se mit à réfléchir. Maudissant l’impulsion qui l’avait fait se moquer de l’agent de la CIA. Comme dit le proverbe arabe : «Le mot que tu ne prononces pas est ton esclave, celui que tu as prononcé devient ton maître. » Igor Baikal avait deux possibilités : ne rien dire ou avouer la vérité à Oleg Budynok. Ou plutôt, la double vérité. Car, en plus de trahir un secret bien gardé, il avait échoué dans la mission qui lui avait été confiée. Et cela risquait d’avoir des conséquences sérieuses…
Finalement, il prit son courage à deux mains et composa le numéro d’Oleg Budynok.
Ainsi, ils seraient deux à passer une mauvaise nuit.
Allongé sur son lit, Malko écoutait à la radio une lente mélopée ukrainienne chantée par des voix cristallines. Tatiana, après l’avoir déposé au Premier Palace, était partie retrouver des amis de Vladimir Sevchenko. Malko avait seulement laissé un message sur le répondeur de Donald Redstone, lui donnant rendez-vous pour le lendemain matin.
À cause de la vodka et du Champagne bus en compagnie d’Igor Baikal, il avait la tête un peu lourde, mais ses pensées s’articulaient clairement. Plus les heures passaient, plus le danger couru devenait abstrait. Pourtant, sans l’intervention de Tatiana, il serait en ce moment en train de macérer dans une cuve de vodka.
De sa conversation avec Igor Baikal, il avait retiré une certitude : les comploteurs anti-Iouchtchenko étaient sûrs de l’impunité. Pas une seconde, un homme comme Igor Baikal n’aurait mis sa position et sa fortune en jeu s’il avait pensé courir un risque. Or, en cette fin décembre 2004, étant donné les sondages et la situation politique, tout donnait Viktor Iouchtchenko comme le prochain président de l’Ukraine. Qui ne manquerait pas de « faire le ménage » une fois élu, donc de se venger en utilisant la puissance de la loi. Visiblement, Igor Baikal n’envisageait pas cette éventualité ! Son attitude n’avait qu’une explication : il était certain que Viktor Iouchtchenko ne serait pas président.
Donc, un second attentat était prévu contre le candidat. Ce qui semblait impossible, vu les précautions prises par son service de sécurité. Il ne se déplaçait désormais qu’entouré d’une douzaine de gardes du corps, aucun de ses déplacements n’était révélé à l’avance, et il ne ferait pas l’erreur de goûter un plat non testé. Bien sûr, Malko savait qu’on ne peut pas protéger quelqu’un à 100%… Mais il s’agissait d’une période très courte, pendant laquelle sa garde rapprochée allait redoubler de vigilance.
La conclusion était évidente : les «tchékistes» n’avaient pas renoncé à l’éliminer. Or, tous ceux qui étaient impliqués jusque-là dans le complot — Roman Marchouk, Stephan Oswacim, les cx-berkut et même Igor Baikal — étaient des subalternes, pas des concepteurs. Ni Malko ni les Américains n’avaient identifié l’homme qui dirigeait la conspiration contre Iouchtchenko, celui qui avait déjà organisé la tentative d’empoisonnement et fait liquider, avec une férocité incroyable, tous les gens par qui on pouvait remonter jusqu’à lui. Cela rappelait à Malko les attentats de Moscou, en septembre 1999. Les deux attentats qui avaient causé plus de 300 morts en soufflant deux immeubles de la rue Gouranova avaient alors été attribués par Vladimir Poutine aux groupes armés tchétchènes, ce qui avait permis le déclenchement de la seconde guerre de Tchétchénie. Mais, au fil des jours, il était apparu que des membres du FSB avaient trempé dans ces attentats.
Une commission d’enquête de la Douma avait commencé son travail. Menée par deux députés, Serguei louchtchenko et Iouri Chtchekotchikine.
En avril 2003, le premier avait été abattu devant son domicile d’une rafale de Kalachnikov tirée par un inconnu, jamais retrouvé.
Trois mois plus tard, l’autre membre de la commission d’enquête était hospitalisé dans un hôpital moscovite où il décédait, selon les médecins, des suites d’une allergie foudroyante…
Une jeune femme, Allona Morezova, était persuadée de T implication du FSB dans ces disparitions. Menacée par de mystérieux inconnus, elle était partie aux États-Unis en 2003, où elle avait été accueillie, fait exceptionnel, comme réfugiée politique. En octobre de la même année, son avocat Michel Trepaskhine, qui tentait de rassembler des preuves de l’implication du FSB dans ces attentats, avait été jeté en prison, et, après un procès à huis clos, condamné à quatre ans de prison pour « divulgation de secrets d’État». Peu après son incarcération, il avait appris que certains de ses codétenus avaient reçu l’ordre de l’assassiner, et il l’avait fait savoir à l’extérieur.
C’étaient exactement les mêmes méthodes que celles pratiquées dans l’affaire louchtchenko. Donc, probablement, les mêmes «sponsors» qui semblaient certains d’arriver à leurs fins — empêcher Viktor louchtchenko de devenir président de l’Ukraine -, en dépit de leur premier échec. Ainsi, le combat de Malko était loin d’être terminé. Hélas, il ne voyait absolument pas d’où pouvait venir le prochain coup…
Il bascula dans le sommeil sur cette pensée déprimante.
— Oleg Budynok ! Vous êtes certain du nom ? Donald Redstone, tétanisé, fixait Malko avec une incrédulité tellement marquée qu’elle en était presque risible. Celui-ci ne put que répéter.
— C’est le nom que m’a donné Igor Baikal. À un moment où il était persuadé que je ne ressortirais pas vivant de sa datcha. Il n’avait donc aucune raison de mentir. Pourquoi êtes-vous si surpris ?
— Oleg Budynok est le chef de l’administration présidentielle de Leonid Koutchma, laissa tomber l’Américain, un des hommes les plus puissants d’Ukraine. On le dit très lié à la Russie.
Un ange passa, volant à tire-d’aile vers l’Est. Malko songea aussitôt aux écoutes.
— Je pense qu’Igor Baikal a dû appeler Oleg Budynok après mon départ.
— On va en savoir plus très vite, dit le chef de station. J’attends d’une minute à l’autre le compte-rendu des écoutes d’hier soir sur le portable d’Igor Baikal. Bien sûr, on ne connaîtra que les numéros appelés, pas le contenu des conversations. Prenez un café en attendant.
Pendant presque une demi-heure, ils tuèrent le temps en devisant de banalités. Jusqu’au moment où John Muffin, l’adjoint gay de Donald Redstone, poussa la porte, arborant un sourire de triomphe. Il posa un dossier sur la table et annonça :
— Donald ! C’est très intéressant !
Il ouvrit son dossier, révélant une page couverte de numéros et d’annotations.
— Voilà. À 21 Il 42, hier, Igor Baikal a appelé le 0665 495 1106. La conversation a duré moins de 30 secondes. Il a probablement laissé un message. Une demi-heure plus tard, le 0665 495 1106 l’a rappelé. Cette fois, la conversation a duré 17 minutes et 34 secondes. Entre-temps, notre centre d’écoutes avait «branché» ce numéro, qui a appelé un numéro de portable russe, le 903 562 8734. Malheureusement, il est impossible de localiser ce dernier portable. Malko sentit son pouls grimper vertigineusement. Il avait l’impression d’avoir fait un pas de géant ! Le numéro russe devait être celui de l’organisateur de toute l’opération. Évidemment, le principal restait à faire : l’identifier.
— 11 faut absolument vérifier si le 0665 495 1106 est le portable d’Oleg Budynok, dit-il.
— Attendez ! Ce n’est pas tout, reprit John Muffin. Le 0665 495 1106, tout de suite après sa conversation avec Igor Baikal, a appelé un autre portable ukrainien : le 0445392109.
Donald Redstone semblait sur des charbons ardents.
— Il n’y a qu’Evgueni Tchervanienko qui peut nous dire, grâce à ses relations à Kievstar, à quoi correspondent ces numéros. Je lui envoie immédiatement un messager.
— Bien, conclut Malko, je retourne à l’hôtel.
Tatiana Mikhailova devait se demander où il était passé.
Malko regardait tomber une pluie fine qui se transformait peu à peu en neige fondue quand son portable sonna. Il reconnut aussitôt la voix basse d’Evgueni Tchervanienko, le responsable de la sécurité de Viktor Iouchtchenko.
— Vous pouvez passer me voir ? demanda-t-il.
— Bien sûr, accepta Malko. Maintenant.
— Tak.
Il jeta un coup d’oeil à sa Breitling. Tchervanienko avait fait vite : il était à peine trois heures. Il appela Tatiana, qui attendait les instructions dans sa chambre. Elle ferait une excellente «baby-sitter». La veille, elle avait prouvé sa détermination. Ils se retrouvèrent dans le lobby et elle se mit au volant de la SLK.
Vingt minutes plus tard, ils entraient dans la permanence de la « révolution orange », qui grouillait toujours de bénévoles et de membres des « Fils de l’Ukraine libre», avec leurs brassards orange. Malko présenta Tatiana à Evgueni Tchervanienko et celui-ci ne perdit pas de temps, lisant une feuille de papier posée sur son bureau.
— Le premier numéro, dit-il, est celui d’Oleg Budynok, le chef de l’administration présidentielle. Il est effectivement lié à Igor Baikal, donc, ce n’est pas étonnant qu’il l’appelle.
Malko demeura muet : il n’avait pas encore envie, à ce stade, de parler du lien Baikal-Budynok-Oswacim.
— Et le second, celui appelé par Budynok ? demanda-t-il.
— Le 044 539 2109 ? C’est celui d’un certain Anatoly Girka. Un ancien membre des Forces spéciales du SBU, les Guépards. Il est depuis pas mal de temps un des gardes du corps d’Igor Baikal.
— Comment interprétez-vous cet appel ?
Evgueni Tchervanienko fit la moue.
— Je ne sais pas. Peut-être que cet Anatoly Girka doit son job à Budynok et lui sert d’informateur. On ne peut faire que des hypothèses. Budynok et Baikal sont liés de plusieurs façons, depuis longtemps.
— Merci, dit Malko. Je continue l’enquête et je vous tiens au courant.
Ce n’est que sur le chemin du retour vers l’ambassade américaine que Malko eut une illumination. Tout s’enclenchait parfaitement. Il sortit son portable et composa fébrilement le numéro d’Igor Baikal. L’Ukrainien répondit presque aussitôt.
— Igor, dit Malko, après s’être fait reconnaître, je ne suis pas rancunier. Je crois que je vais te rendre un grand service. Seulement, il faut que je te voie. Très vite, dans ton intérêt. Igor Baikal poussa une sorte de barrissement résigné et sceptique.
— Pourquoi faire ?
— C’est dans ton intérêt, insista Malko. Une razborka, si tu veux…
— Karacho, soupira l’Ukrainien.
— Rendez-vous au Premier Palace, dans une heure, suggéra Malko.
— Met. Je ne sors pas de chez moi. Viens, si tu veux.
Le ton était définitif et Malko comprit qu’il ne le ferait pas changer d’avis.
— Dobre, conclut-il. Je viens à Osogorki.
Il annonça un peu plus tard à Tatiana :
— On retourne chez Igor Baikal.
Celle-ci ne se troubla pas.
— Dobre ! On aurait dû le liquider hier, cela aurait évité un voyage inutile.
— Je ne vais pas le liquider, précisa Malko, mais il vaut mieux être prudent, en allant là-bas.
— D’autres gens viennent avec nous ? demanda la Russe.
— Non.
— Dobre.
Elle arrêta la voiture, descendit, ouvrit le coffre, puis revint avec un gros objet, enveloppé dans une couverture, qu’elle posa sur la banquette arrière.
— Qu’est-ce que c’est ? interrogea Malko.
— Un Poulimiot. On me l’a prêté.
Un fusil-mitrailleur de l’Armée rouge doté d’un chargeur de 52 cartouches. À côté, le Glock de Malko faisait un peu léger. Tandis qu’ils roulaient le long du Dniepr, Malko appela Donald Redstone, confirmant à mots couverts l’identité du portable appelé par Igor Baikal. Et annonçant à l’Américain qu’il était en route pour sa datcha, après l’en avoir averti.
— Pourquoi allez-vous encore vous jeter dans la gueule du loup ! s’insurgea le chef de station. Hier soir, ce type voulait vous tuer. Il n’a sûrement pas changé d’avis aujourd’hui.
— Aujourd’hui, dit Malko, je suis organisé. Et si j’y vais, c’est avec une raison sérieuse que je ne peux pas aborder au téléphone. En plus, Tatiana est avec moi.
— Take care ! conseilla l’Américain.
Malko avait pris le volant de la SLK et ils n’étaient plus qu’à trois kilomètres de la datcha d’Igor Baikal. Tatiana se retourna et prit sur la banquette arrière le Poulimiot avec son gros chargeur. Elle arma la culasse et, le fusil-mitrailleur en travers des genoux, attendit paisiblement. Malko, arrivé devant le portail bleu, stoppa et donna deux coups de klaxon. Par-delà le mur, on apercevait le toit plat et verdâtre de la datcha et le haut des murs ocre.
Le portail commença à coulisser. Aussitôt, Tatiana descendit, le Poulimiot coincé contre la hanche, et avança derrière la voiture. Malko se gara au milieu du parking. Personne en vue, sauf le vigile dans sa guérite vitrée. Ce n’était pas le même que la veille… Tatiana, l’arme toujours à la hanche, scrutait nerveusement les abords de la datcha. L’homme sortit de sa guérite et lança à Malko :
— Dobredin. Pan Baikal vous attend. Vous entrez et vous suivez le couloir.
Malko suivit ses instructions, refaisant le parcours de la veille. Tatiana marchait devant lui, le doigt sur la détente du Poulimiot. Au bout d’un long couloir, ils trouvèrent la pièce en rotonde. Le lustre pendant de l’atrium de quinze mètres était allumé, reflétant l’or des faux fauteuils Louis XV.
Malko poussa la porte donnant sur le salon. La pièce était vide. Soudain, une porte au fond s’ouvrit sur Anatoly, celui qui s’apprêtait, la veille, à noyer Malko dans la cuve de vodka. Il stoppa net. Tatiana venait de braquer le Poulimiot sur lui.
— Où est Igor Baikal ? demanda Malko. J’ai rendez-vous avec lui.
Anatoly regarda le Poulimiot, puis Malko, et encore le fusil-mitrailleur braqué sur lui.
— Dans sa chambre, dit-il d’une voix blanche. Il fait la sieste.
— On va l’interrompre. Davai.
Sans mot dire, Anatoly fit demi-tour et les précéda dans un couloir tendu de tissu mauve avec de très belles gravures du XVIII, vaguement érotiques. Il frappa ensuite à une porte rehaussée de boiseries. N’obtenant pas de réponse, au bout de quelques instants, il se retourna.
— Il ne répond pas. Il doit dormir.
Étonné, Malko l’écarta, tourna la poignée de la porte, qui s’ouvrit. Anatoly semblait terrifié. D’une voix mal assurée, il bredouilla :
— Il est furieux quand on le réveille.
— Je vais quand même le réveiller, assura Malko.
Tatiana pivota légèrement, braquant le Poulimiot sur le garde du corps.
— Recule un peu, fit-elle d’un ton sec.
L’autre, liquéfié, glissa le long du mur. Une toute petite rafale du Poulimiot l’aurait coupé en deux.
La chambre était plongée dans une semi-pénombre, mais Malko distingua très bien une forme allongée sur le Ut. U s’approcha et s’arrêta net. Personne ne risquait de réveiller Igor Baikal. Une balle tirée dans l’oreille droite lui avait traversé la tête de part en part, souillant l’oreiller de sang et de matière cervicale.
Malko se pencha et effleura de la main le visage du mort. Il était encore tiède. Il aperçut sur les draps un gros pistolet, probablement un Tokarev, qu’Igor Baikal tenait encore entre ses doigts. Son visage semblait très calme. Les morts sont toujours calmes, d’ailleurs.
Près de lui, posé sur la table de chevet, il vit un portable, plaqué or, qu’il empocha avant d’aller retrouver Tatiana. Celle-ci tenait toujours en respect Anatoly qui baissa les yeux devant Malko.
— Vous saviez qu’il s’était tué ? demanda ce dernier.
L’autre inclina silencieusement la tête et balbutia :
— J’ai voulu le prévenir de votre arrivée et je l’ai trouvé comme ça. Il s’est suicidé.
Malko était troublé. Igor Baikal n’avait pas le profil à se suicider.
— Venez dans la chambre, ordonna-t-il.
Anatoly l’y suivit, talonné par Tatiana.
Malko prit son portable, consulta son carnet et composa un numéro. Aussitôt une petite musique aigrelette s’éleva d’Anatoly qui sursauta, mais ne sortit pas son portable.
— Répondez, Anatoly, conseilla gentiment Malko.
Le garde du corps saisit son portable et le porta à son oreille. Juste pour entendre la voix de Malko, planté à deux mètres de lui…
— Vous vous appelez bien Anatoly Girka ?
— Tak, tak, répondit le garde du corps.
— Vous avez une arme ?
— Tak.
— Sortez-la doucement.
Le garde du corps obéit, sortant un Makarov de sa ceinture. Ils le posa sur la moquette, sans quitter Malko des yeux.
— Karacho, Anatoly, approuva ce dernier. Maintenant, donnez-moi votre portable.
Le garde du corps le lui tendît et Malko l’empocha et se rapprocha de lui.
— Anatoly, dit-il, c’est vous qui avez « suicidé » votre patron, Igor Baikal. Sur l’ordre d’Oleg Budynok. J’avais prévenu Igor que je venais le voir. Je pense qu’il a eu le tort de téléphoner à Budynok, qui vous a appelé immédiatement. Comme il l’a fait hier soir. Il a compris qu’Igor Baikal représentait un risque, il vous a donc donné l’ordre de l’abattre. Ce que vous avez fait, probablement avec son propre pistolet. U ne se méfiait pas de vous.
Anatoly Girka avait repris un peu d’assurance. Il jeta à Malko un regard mauvais.
— Tout ça, c’est des conneries. Je n’ai rien fait.
— Tatiana, lança Malo, abats-le !
Le canon du Poulimiot pivota légèrement. En une fraction de seconde, les traits d’Anatoly Girka se défirent et il balbutia :
— Niet ! Niet ! Pajolsk !
— Alors, dit Malko, vous allez appeler Budynok et lui dire que son ordre a été exécuté.
Il lui tendit son portable. Terrifié, Anatoly Girka composa un numéro d’un doigt mal assuré. Dès que la communication fut établie, il répéta la phrase dictée par Malko et coupa la communication.
— Vous voyez, remarqua Malko, vous connaissez par cœur le numéro de Budynok.
Anatoly Girka se décomposa, comprenant qu’il s’était fait piéger. Malko tendit la main.
— Rendez-moi ce portable.
L’autre le lui tendit sans résister. Malko lui fit face à nouveau.
— Dobre. Anatoly, vous avez le choix entre deux solutions : je repars et vous restez ici. Vous prévenez la Milicija du suicide de votre patron. Mais je ne parierai pas un kopeck sur vous. Quelqu’un va vous «suicider» très vite. Désormais, Olèg Budynok sait que vous avez été imprudent. Mais c’est votre problème. Ce sera peut-être votre meilleur ami qui vous tirera une balle dans la nuque.
Médusé, Anatoly Girka semblait transformé en statue de sel.
— Il y a une autre solution, continua Malko : vous venez avec moi et vous coopérez. C’est, à mon sens, la seule façon de sauver votre vie.
Il fit signe à Tatiana et ils quittèrent la chambre où gisait Igor Baikal, victime de son imprudence. Ils n’étaient pas encore au milieu du couloir qu’ils entendirent des pas. Anatoly Girka courait derrière eux.
Malko jubilait intérieurement. Pour la première fois depuis son arrivée à Kiev, il marquait un point. La contre-attaque commençait enfin. Il tenait, vivant, un des maillons de la chaîne du Diable.
Ils s’installèrent tous les trois dans la SLK, Anatoly Girka à l’arrière, et ne dirent plus un mot jusqu’à l’ambassade américaine où ils gagnèrent directement le bureau de Donald Redstone. Le chef de station, surpris, dévisagea Anatoly Girka.
— Qui est-ce ?
— Anatoly Girka était un des gardes du corps d’Igor Baikal. Il lui a tiré une balle dans la tête, il y a une heure environ. Sur l’ordre d’Oleg Budynok. Il va vous expliquer tout cela.
Il se pencha et prit sur le bureau de l’Américain un Yellow Pad et un stylo à bille qu’il posa devant l’Ukrainien.
— Anatoly, vous allez raconter tout cela par écrit.
Comme le garde du corps hésitait à se mettre au travail, Malko l’apostropha :
— Si vous avez changé d’avis, vous êtes libre de sortir de ce bureau, mais vous savez ce qui vous attend.
Après un long soupir, Anatoly Girka commença à écrire d’une écriture appliquée.