Oleg Budynok relut pour la troisième fois le texte qu’une ravissante jeune femme blonde venait de lui remettre. Grâce à son insistance souriante, elle avait réussi à franchir tous les filtres qui protégeaient son somptueux bureau de l’administration présidentielle du public. À peine avait-elle rempli sa mission qu’elle s’était éclipsée. Il avait lu la déposition d’Anatoly Girka avec une fureur croissante, puis l’incrédulité avait pris le dessus.
Comment ce type plutôt fruste, flatté d’être rétribué en secret par le puissant chef de l’administration présidentielle, avait-il pu retourner sa veste ? Il avait failli appeler l’homme qui l’avait prévenu de la visite de la blonde et qui possédait son numéro de portable, mais s’était retenu. Que lui dire ?
Si elle était publiée, la confession d’Anatoly Girka était dévastatrice. Oleg Budynok aurait beau nier, les partisans de Viktor Iouchtchenko se déchaîneraient. Ainsi que les amis d’Igor Baikal. Il fallait coûte que coûte prendre conseil auprès de son mentor. Il composa le numéro de Nikolaï Zabotine. Sans succès. Il obtenait un disque annonçant que le numéro était déconnecté… Après s’être acharné, il comprit d’un coup la vérité : le Russe avait mis son portable hors circuit. Il n’eut pas le temps de s’affoler. Une minute plus tard, le sien sonna et la voix du Russe demanda :
— Vous avez tenté de me joindre ? Oleg Budynok l’aurait embrassé.
— Oui. Il y a du nouveau.
— Parfait, je vous rappellerai avant ce soir. Malgré sa concision, le message lui remonta le moral.
Au moins, Zabotine ne le laissait pas tomber. Il était encore plongé dans une sombre méditation quand un numéro inconnu s’afficha sur son portable.
— Oleg Budynok ?
— Tak.
— C’est moi qui vous ai envoyé la jeune femme, ce matin. Je pense que vous avez eu le temps de lire le document qu’elle vous a remis…
— C’est un faux ! Un faux grossier ! éructa l’Ukrainien. D’abord, qui êtes-vous ?
— Je vous le dirai quand nous nous rencontrerons. Mais vous savez bien qu’il ne s’agit pas d’un faux. Avant-hier, vous avez appelé Anatoly Girka, tard dans la soirée. Vous lui avez promis une récompense de 100000 hrivnas pour abattre son patron avant mon arrivée. Il a obéi.
Après un silence tendu, Oleg Budynok demanda :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Vous venir en aide. Si vous avez envie de me voir, appelez-moi. Do svidania.
Oleg Budynok écrasa son poing sur le bureau, faisant voler les papiers qui s’y trouvaient. Ensuite, il alla prendre une bouteille de Defender «5 ans d’âge» dans son bar, s’en versa une solide rasade et la but d’un trait. L’alcool fît fondre en partie la boule qui lui nouait la gorge, mais ne calma pas sa fureur.
Tant qu’il n’avait pas parlé à Nikolaï Zabotine, il ne pouvait pas lever le petit doigt.
On parlait beaucoup de la mort d’Igor Baikal dans les journaux ukrainiens. Un de ses employés racontait qu’il avait entendu un coup de feu provenant de sa chambre, mais qu’il ne s’était pas alarmé. Personne ne croyait au suicide. Les journalistes évoquaient d’obscures histoires d’argent, de guerre entre producteurs de vodka. Le médecin légiste n’avait fait aucune difficulté pour délivrer le permis d’inhumer et la veuve d’Igor Baikal avait demandé à conserver en souvenir le pistolet avec lequel il s’était donné la mort.
Donald Redstone regarda Malko, soucieux.
— Vous pensez qu’il va accepter ? demanda-t-il, en songeant à Oleg Budynok.
— Tant que Vassiliev reste le procureur général d’Ukraine, répliqua Malko, il n’ouvrira pas d’instruction, mais si louchtchenko gagne, il y a un dossier solide contre Budynok avec le témoignage d’Anatoly Girka.
— Il vous a fixé rendez-vous ?
— Pas encore, mais je suis sûr qu’il appellera.
Donald Redstone regarda le calendrier posé sur son bureau.
— Nous sommes le 23. Il ne reste pas beaucoup de temps pour démasquer un nouveau complot. Le 26 sera le jour le plus dangereux. Viktor louchtchenko sera obligé de se montrer en public, de côtoyer des tas de gens.
— Je sais, admit Malko. J’espère qu’Oleg Budynok va flancher vite, mais je ne peux pas l’y forcer. C’est l’inconvénient du chantage. Si on abat ses cartes, c’est terminé. Or, nous ne cherchons pas à faire inculper Oleg Budynok, mais à le retourner.
— O.K., conclut Donald Redstone. Croisons les doigts.
Malko décida d’aller rendre visite à Evgueni Tcher-vanienko, le reponsable de la sécurité de Viktor louchtchenko. Lui aussi devait être intrigué par la mort d’Igor Baikal. Malko n’avait pas l’intention de lui parler de la manip’ montée contre Oleg Budynok. L’Ukrainien serait trop tenté d’attaquer publiquement ce dernier.
— Oleg, c’est moi. Retrouvons-nous au «bâtiment vert» à six heures. Karacho ?
— Karacho ! approuva le chef de l’administration présidentielle, soulagé.
Le «bâtiment vert», c’était le parc entre le bâtiment rouge et le bâtiment jaune de l’université Tarass-Sevchenko. Son nom lui avait été donné par des élèves de l’université, qui, pour sécher les cours, se retrouvaient dans le parc, surnommé « le bâtiment vert ». Le soir, avec le froid, il n’y aurait pas un chat. Oleg Budinok regarda sa montre : cinq heures et demie. Il avait juste le temps d’y aller. Glissant dans la poche de son manteau de cuir un gros Tokarev, il dit à sa secrétaire :
— À demain. Dis à Piotr que je n’ai plus besoin de lui.
Il se glissa au volant de sa Mercedes 500 et se fondit dans la circulation. Par précaution, il gara la voiture assez loin sur Volodymyrskaya et revint sur ses pas à pied. Le parc était désert. Même pas un promeneur avec son chien. Oleg Budynok s’immobilisa au pied de la statue de Tarass Sevchenko. À part le lointain grondement des voitures, le silence était absolu. Au bout de vingt minutes, il était frigorifié et furieux. La voix derrière lui le fit sursauter.
— Oleg ! Tu n’as pas trop froid ?
Il se retourna d’un bloc. Nikolaï Zabotine lui souriait, emmitouflé dans un manteau noir. Le Russe s’excusa aussitôt de son retard.
— J’ai vérifié que personne ne t’avait suivi. Cela a pris un peu de temps. Alors, quelles sont les dernières nouvelles ? Marchons, on nous remarquera moins.
Oleg Budynok raconta la visite de la femme blonde et ce qui avait suivi. Il avait du mal à avouer s’être fait avoir par Anatoly Girka.
— Qu’est-ce que je fais ? demanda-t-il. Si cette confession est rendue publique, les dégâts seront immenses. Même si je nie tout.
— C’était peut-être une erreur de liquider Igor Baikal, fit pensivement Nikolaï Zabotine. Même après son échec. Je pense qu’il n’aurait pas parlé.
Il commençait à neiger et un vent glacial leur cinglait le visage.
— Mais qu’est-ce que je fais, maintenant ? demanda d’un ton presque implorant Oleg Budynok. Ce type veut me voir.
— Eh bien, je crois que c’est une excellente chose.
Les yeux de Zabotine pétillèrent de satisfaction. Il venait, en quelques secondes, de mesurer le profit qu’il pouvait tirer de ce nouvel écueil, en apparence catastrophique. Oleg Budynok le regarda, stupéfait.
— Tu trouves cela bien ?
Le Russe sourit.
— Tu joues aux échec, Oleg ? Nous allons faire un superbe coup d’échec. Qu’as-tu dit à cet Ameriki!
— Rien. Il faut que je le rappelle.
— C’est ce que tu vas faire…
Le temps qu’il lui explique son plan, ils étaient arrivés sur Volodymyrskaia. Nikolaï Zabotine fit face au chef de l’administration présidentielle.
— Tu as compris ?
— Tak.
— Retrouvons-nous après-demain, ici. Le soir de Noël. À la même heure. Après, tu pourras réveillonner en famille.
En Ukraine, on fêtait Noël car la moitié du pays était catholique : les vitrines regorgeaient de jouets et de guirlandes. Le Russe serra longuement la main d’Oleg Budynok.
— Nous allons gagner ! dit-il, encore un petit effort. Mais ce que tu vas faire est très important.
Ils se séparèrent et Oleg Budynok courut presque jusqu’à sa voiture. Ce temps lui rappelait la Sibérie, où il avait passé quelques années, et où la température descendait parfois à -45 °C.
Alexandre Peremogy, installé au bar du premier étage du Premier Palace, but une gorgée de son thé et reprit son journal. La visite de Nikolaï Zabotine lui avait redonné goût à la vie. En partant, le Russe lui avait laissé une enveloppe avec 10000 hrivnas, une somme importante pour le retraité du SBU, afin de couvrir ses premiers frais. Alexandre Peremogy avait aussitôt acheté en solde une veste de cuir, des bottes, une casquette, de quoi être présentable. Ensuite, il s’était lancé dans la reconnaissance de sa cible. Le Premier Palace présentait beaucoup d’inconvénients : c’était un petit hôtel où on se faisait repérer facilement. Le lobby était minuscule, sous le regard constant des employés de la réception. Seule, l’ambassade de Malaisie, située au cinquième étage, permettait d’accéder aux étages si on ne résidait pas à l’hôtel.
Ce qui était le cas d’Alexandre Peremogy.
Il avait donc décidé d’une méthode très simple : se montrer le plus souvent possible, afin que les gens de l’hôtel soient accoutumés à sa présence. D’abord, au bar du premier. Avantage : juste de l’autre côté du palier se trouvait le fïtness club. Les étrangers à l’hôtel y avaient accès, moyennant un droit d’entrée.
En vingt-quatre heures, Alexandre Peremogy n’avait pas encore aperçu sa cible, mais il ne se pressait pas. Déjà, il se sentait à l’aise dans cet hôtel de luxe. Un paisible retraité avec un peu d’argent, qui vient lire les journaux en dégustant un thé. Inoffensif. Il régla, reprit sa veste en cuir et sortit du bar, après avoir salué poliment le barman. Il se heurta presque à une splendide blonde au regard dur, qui le toisa rapidement. « Tiens, se dit-il, ici aussi, il y a des putes. » Avant de partir, il poussa la porte menant au fîtness club et adressa un sourire à l’employée.
— Combien cela coûte-t-il de venir prendre un sauna ? demanda-t-il. Une fois par semaine. Cela a l’air bien ici.
— 50 hrivnas, annonça l’employée. Le mieux, c’est le soir. Il n’y a jamais beaucoup de monde.
Alexandre Peremogy remercia et sortit. Désormais, la fille le connaissait. Cela pourrait peut-être servir. Il restait encore beaucoup de choses à explorer avant d’être prêt à frapper. Il n’aurait pas une seconde chance et son temps était compté.
Le portable avait sonné à 10h10. C’était l’homme qui avait envoyé la confession. Oleg Budynok lança, bougon :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je vous l’ai dit. Vous rencontrer.
L’Ukrainien fît mine d’hésiter et, finalement, répondit :
— Karacho. À l’entrée du musée de la Guerre, dans Pecherska Ulitza. Aujourd’hui, à cinq heures.
— Karacho, approuva Malko. Oleg, attention, je ne viens pas en ennemi, c’est une razborka.
Surpris qu’il connaisse ce terme, typiquement ukrainien, Oleg Budynok demanda :
— Vous êtes ukrainien ?
— Non, mais je connais votre pays. Donc, à cinq heures. J’espère que cette rencontre permettra d’aplanir nos difficultés.
Oleg Budynok grommela une réponse inintelligible. Les razborka se terminaient plus souvent dans un bain de sang que dans un bain de vodka et des embrassades.