VIII

C’est Éric, l’attaché militaire, qui crie les noms, pointe la liste, vérifie les papiers. L’assiste un civil à dos raide et visage doucereux qui recontrôle tout minutieusement avant d’accorder son exeat d’un méprisant petit geste de la main. Le patron n’intervient pas directement. Il se tient même assez ostensiblement à l’écart. Il n’a jamais tant eu l’air de ce qu’il est en dehors de ses fonctions : un gastronome replet qui déteste être appelé « Excellence », un pêcheur de truites, aimant mouiller du nylon au bord du petit lac où il a loué pour ses fins de semaine un chalet de rondins. Au délégué de la Junte, qu’il ne connaissait pas, il s’est comme d’habitude présenté lui-même, un doigt sur le sternum et disant simplement :

— Mercier !

Puis il l’a planté là. Mal cravaté, bedonnant ferme dans un pantalon qui gode aux genoux, il reste coi ; il observe les carabiniers qui dans la rue ont reculé de trente mètres, puis la file craintive des réfugiés autorisés à monter dans le car qui, tous rideaux tirés, doit les conduire à l’aéroport. Le tic, qui parfois lui fripe une joue, alerte Olivier, planté près de lui :

— Vous êtes sûr que, là-bas, ils ne vont pas…

— Je ne suis sûr de rien, grogne l’ambassadeur. Je crois qu’ils ne peuvent pas créer un grave incident diplomatique en reniant leurs sauf-conduits, alors qu’ils ont convoqué eux-mêmes les cameramen pour filmer l’envol. Ils ont besoin de cette publicité faite à leur indulgence. Lâcher quelques sous-fifres accompagnés de deux ou trois têtes d’affiche dont les conseils de guerre ont déjà fait leur deuil et perpétrer ailleurs un discret génocide, ça va très bien ensemble.

Si c’est un lâcher gratuit, si c’est un échange à clauses secrètes, il ne le dira pas. Il tique de nouveau : un imprudent vient de lever le poing avant de disparaître. Le grand salon, le hall bourdonnent d’adieux, de recommandations de dernière heure :

— Surtout n’oublie pas tes gouttes ! répète une maigre dame en étreignant un vieux monsieur à barbiche.

— On assure sous le manteau, reprend l’ambassadeur, qu’ils en profitent pour mitrailler de l’Indien : ce qui sous divers prétextes relève ici de la tradition. Mais tuer du Blanc, ça les embête un peu, encore que ces Blancs-là, ne l’étant que de peau, ne soient pas des morts à part entière.

Une malade passe sur une civière, suivie par une fillette qui tient en laisse un caniche nain. Le délégué de la Junte refuse le caniche pour raisons sanitaires. Dehors c’est le charivari ; par-dessus les uniformes verts, par-dessus les casques s’évasant sur des visages de terre cuite aux yeux de faïence, pleuvent les invectives d’un courageux quartier chic. Les balcons d’en face sont même garnis d’élégantes puisant, dans des paniers tenus à bout de bras par leurs bonnes, les œufs et les tomates dont elles se font un joyeux devoir de lapider les exilés. Un officier bouscule un opérateur assez naïf pour essayer de filmer la scène. Prelato, le commissaire du secteur, tourne autour du car, la bouche tordue par un rictus de fauve qu’on a privé de sa viande. Cependant la file s’épuise : une dernière venue — Carmen Blaias, l’apôtre du planning, sifflée avec rage — attrape au vol une tomate, la met sur son cœur en criant merci et, y plantant la dent, s’engage sur le marchepied.

— Vous ne voulez vraiment pas que je les accompagne ? fait Olivier.

— Non, dit M. Mercier, qui se roule une cigarette.

D’un coup de langue souvent critiqué par les gourmés, il lèche un Job gommé qu’avec son gris il fait par la Valise tout droit venir de France :

— Non, reprend-il, depuis dix jours on vous a trop vu, malmenant au besoin une flicaille trop zélée. J’ai reçu une note, fort aigre, à votre sujet. De toute façon, pour impressionner, mieux vaut que ce soit moi le convoyeur.

Il fait un pas, il se retourne, il ajoute plus bas :

— Quant à votre protégé nous en reparlerons. Pour lui, je le crains, ce sera très difficile d’apitoyer les militaires. Vous le savez comme moi, ils ont fait mettre en pièces un chanteur populaire dont les scies rameutaient les foules… Un peu comme si chez nous on écorchait vif Léo Ferré pour lui apprendre à ouvrir les cœurs avec une clef de sol ! Rien désormais n’est plus coupable ici que l’éloquence… À tout à l’heure !

Emboîtant le pas du délégué de la Junte qui vient de regagner sa voiture, le patron fonce vers une DS noire à fanion, rangée derrière le car dont les portes viennent d’être fermées à clef. D’ultimes huées saluent le départ que les carabiniers n’honoreront pas d’un garde-à-vous malgré la présence des officiels, mais dont on saura bientôt que dans les quartiers pauvres, en dépit du secret de l’opération, en dépit des motards d’accompagnement, une mystérieuse consigne va figer les passants tout au long du parcours. Olivier se rapproche d’Éric, qui rempoche sa liste :

— Combien nous en reste-t-il ?

— Plus du tiers, bougonne l’attaché militaire, et ça va poser de sacrés problèmes. Nous n’avons plus de crédits…

Un quidam l’interrompt qui accourt, essoufflé, armé d’un sécateur et le bas du corps noyé dans un tablier bleu à poche ventrale : c’est en fait un huissier qui, à ses heures perdues, s’occupe du jardin ou plutôt de ce qu’il en reste :

— Les gardes sont encore sur le mur, gémit-il. Avec leurs flingots. Ils finiront par faire un carton.

Avec le contrôle quotidien des papiers, la fouille lente des voitures dès qu’elles ont franchi la grille, c’est leur sport favori : faire peur. Une fois l’un d’eux, perdant l’équilibre, est même tombé dans le jardin.

— J’y vais ! lance Olivier, tout guilleret. S’ils veulent s’amuser, nous allons jouer avec eux.

— Ne te fais pas repérer davantage, dit Éric.

*

Olivier a passé la porte du jardin d’où refluent quelques apeurés. Comme la veille, il y a en effet trois soldats assis sur la crête du mur entre un jasmin à fleurs jaunes et un bignonia. Ils ont pris soin de laisser pendre leurs jambes du côté du parc et non « en France » : ce qui donne tout de même la mesure de leur audace. Probablement un peu gris, hilares, ils ont tous trois la tête couchée sur la crosse de leur fusil et n’en finissent pas de viser quelque chose de rond et d’assez flou — un cône, un pigeon, peut-être un écureuil — dans le fouillis de branches d’un pin parasol. Puis leurs fusils s’abaissent et, moins inoffensifs, se tournent vers l’arrivant, le suivent dans la petite balade qui le mène vers la cahute du jardinier où il entre un instant pour en ressortir avec un modèle récent, très sophistiqué, du Traveling rain king sprinkler, dont serpente derrière lui le tuyau de plastique rouge. Sans sourciller, sans accorder un regard aux simili-féroces qui continuent à le mettre en joue, Olivier installe son engin, tire la chaînette, l’ancre au bon endroit, met l’index sur la plus grande vitesse et, toujours impavide, va tourner le robinet.

Y si disparo, cerdo ? crie un des soldats.

Les autres, intrigués, ont relevé leurs armes. La petite merveille rote un peu, crache un mélange d’air et d’eau, puis soudain s’entoure d’une haute, d’une vive ombelle qui retombe en pluie sur le pauvre gazon, ravagé par tant de talons. Quoi de plus naturel ? Quoi de plus innocent ? Olivier est rentré, goguenard.

— Superbe ! dit Éric ; j’aurais dû y penser.

L’arroseur ambulant, qui ravale sa chaînette de guidage, avance inexorablement vers le mur. La tornade irisée en mouille la base. Elle en atteint le milieu. Elle en atteint le faîte d’où les soldats, avec de gros rires, ont enfin déguerpi :

— L’homme est une drôle de bête, dit Olivier, pas mécontent de lui. Rien de meilleur que la farce, parfois, pour éviter un drame.

— Et s’ils avaient tiré ? fait une voix mince.

*

C’est Selma qui d’en haut a suivi toute la scène, qui l’a trouvée moins drôle. Elle arrive à petits pas, les deux mains sur son ventre, et tandis que chacun s’éloigne, vaquant à ses affaires, elle reste sur place avec lui :

— Le patron t’a dit que, pour Manuel, il ne voyait pas de solution ?

— Il y a toujours une solution, dit Olivier, pourvu qu’on sache l’attendre. L’ambassade ne sera pas toujours bloquée et, dans un premier temps, nous pourrons amener ici Manuel et Maria. Ils y seraient au moins en sécurité.

— En assurant la nôtre, dit Selma.

Le ton ne saurait tromper. Elle n’a cessé de braver sa peur ; elle y a petitement réussi. Mais délivrée par un transfert de ses hôtes, Selma se reprocherait d’abandonner leur prise en charge. Elle pouvait la refuser. Elle ne l’a pas fait. La chance de Manuel et de Maria, c’est d’avoir chez elle ému la femme :

— Avoue, dit Olivier, ce couple imprévu t’embarrasse et, en même temps, il te fascine.

— C’est vrai, dit Selma. Si Manuel n’était qu’un politicien déchu, faisant aujourd’hui les frais de son ancienne importance, je m’apitoierais moins. Mais cette reconversion dans le sentiment, ça me touche. Une passion, enchâssée dans un drame, ce n’est pas si fréquent.

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