L’œil droit fermé, l’œil gauche attentif, M. Mercier maugréait en ratissant sur son sous-main le gris que venait d’y lâcher l’éventrement d’une cigarette mal roulée. Selma était assise en face de lui. Debout le long de la baie et son large torse encombrant le paysage, Olivier, une feuille de papier pelure à la main, soulignait d’une voix mordante un passage filandreux de la note de service :
— Quel que soit le sentiment éprouvé à l’égard de certains excès… nous devons rappeler que la neutralité demeure impérative et qu’en dehors des considérations humanitaires, la situation n’autorise pas l’expression d’opinions privées pour ou contre le nouveau régime… Pour ! Tu connais des pour, Selma ?
— Clause de style ! fit le patron, rouvrant l’œil droit.
— Certains excès ! reprenait Olivier. Nous assistons à un massacre, à une revanche abominable des riches sur les pauvres, des Blancs sur les métis et on nous parle de certains excès ! C’est d’ailleurs le ton de la presse de cette semaine. L’occidentale, j’entends. On dirait qu’elle s’apitoie sur une rage de dents traitée sans anesthésie. Un peu brutale, l’opération. Mais l’ordre est rétabli, la raison va maintenant se débarrasser du rêve. On ronchonnera encore un peu, on oubliera, on commercera…
— Allons, Olivier ! fit M. Mercier. Vous ne vous figurez pas qu’on pleure sincèrement, là-bas, la disparition d’un gouvernement populaire dont l’exemple empêchait le nôtre de dormir. Tant de morts, c’est choquant, ça gâche la bonne conscience des libéraux… Mais enfin, compte tenu du programme des victimes, l’Occident ne va pas prendre le deuil.
Selma se frottait l’œil, mine de rien, pour conseiller à son mari de se taire. Olivier enchaîna pourtant :
— J’ai relevé à la une d’un journal parisien ce titre affriolant : En pareil cas chez nous que ferait l’armée ? Il ne s’agissait que d’une analyse, mais sur cette pente, la réflexion peut mener loin.
— Passons, Olivier, voulez-vous ?
Olivier ne broncha pas. Cette manie qu’il avait de rouler lui-même ses cigarettes, de les enduire pensivement de salive, c’était aussi pour M. Mercier une façon de mimer la bonhomie. Premier point, la note de service : valable pour tous, n’est-ce pas ? Et maintenant, voyons, de quoi s’agissait-il ?
— Je vous ai fait venir tous les deux, reprenait le patron, pour examiner le cas d’Alcovar et de son amie. Aucun problème pour Maria que personne ne recherche : à condition de ne pas avoir entre-temps été convaincue du crime d’assistance à un ennemi public, elle pourrait quitter le pays sans notre aide. Mais Alcovar, lui, risque de nous rester sur les bras avec une dizaine de notables pour qui je n’arrive pas à obtenir des sauf-conduits. Du moins sans contrepartie. La Junte s’est aperçue qu’en lâchant des ennemis jurés, elle courait le risque de voir se former un gouvernement légal en exil. Désormais elle négociera chaque tête, âprement.
— Zut ! dit Selma. J’aimerais pouvoir souffler.
— J’entends bien, fit M. Mercier. Dans ton état, l’héroïsme est déconseillé.
Il grattait du briquet. Un fil bleu se mit à monter de la cigarette et c’est un coin de bouche qui ajouta :
— En ce qui concerne le sénateur, le nouveau ministre de l’intérieur, son ennemi personnel, vient de lui retirer sa nationalité. Il le fait également bénéficier d’une procédure chère à nos conventionnels : la mise hors la loi. En vertu de quoi n’importe qui, pour toucher la prime, peut maintenant se contenter de l’abattre. Pour le sauver je ne vois qu’une solution : nous adresser aux Américains.
— Quoi ! fit Olivier.
— Enfin, réfléchissez, Legarneau ! Leur intervention a été si voyante qu’ils ont besoin de se dédouaner. La Junte n’a rien à leur refuser et je suis à peu près sûr qu’ils sauteront sur l’occasion.
— Mais vous craignez, dit Olivier, suave, que l’intéressé refuse l’aide de ceux qui l’ont d’abord enfoncé et vous allez nous demander de le convaincre.
— On ne peut rien vous cacher…
Le téléphone sonnait. M. Mercier décrocha :
— Oui, dit-il, il est chez moi, je vous le passe… Olivier, le standard vous cherche, il paraît que c’est urgent.
Et renvoyant de la fumée par le nez il considéra d’un air curieux son conseiller qui, l’ébonite sur l’oreille, semblait soudain changé en statue de sel.
Il y avait de quoi. Au bout du fil une voix connue, commettant une énorme imprudence, débitait :
— Allô, monsieur Legarneau ? Je suis Maria, la jeune fille au pair que vous avez engagée. Excusez-moi, je crois nécessaire de vous prévenir de ce qui vient d’arriver à Mme Fidelia, votre domestique.
— Une seconde ! On m’appelle sur une autre ligne, fit Olivier, commençant à comprendre.
Il plaqua une paume sur l’appareil avant de jeter :
— Prenez l’autre écouteur. Vite ! C’est Maria : elle use d’un stratagème pour dérouter la table d’écoute.
Puis il retira sa main :
— Vous disiez, mademoiselle ?
Tête couchée, M. Mercier tirait une lippe, branlait du chef pour approuver Selma qui, d’un geste vif, venait d’appuyer sur le bouton de l’enregistreur. La voix reprenait :
— Oui, monsieur, je suis Maria, la jeune fille au pair que vous avez engagée. Je suis arrivée vers midi, comme prévu, juste à temps pour voir sortir de chez vous trois messieurs dont un grisonnant, assez petit, un médecin sans doute, et deux autres, plutôt grands, qui transportaient une jeune femme évanouie et l’installaient sur la banquette arrière d’une voiture. J’ai pensé qu’il s’agissait de Mme Fidelia.
— Vous ne savez pas vers quel hôpital ils l’ont emmenée ? dit Olivier, entrant dans le jeu.
— Non, monsieur, je n’ai pas pu atteindre la voiture avant son départ. Il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une ambulance, mais d’une voiture-radio. J’ai seulement pu entendre le médecin crier dans l’appareil de bord : « Ici Prelato, affaire réglée, nous arrivons. »
— Prelato ? Vous êtes sûre ? Vous auriez dû me prévenir tout de suite, dit Olivier.
— Je regrette, monsieur, j’hésitais. Je suis entrée dans la maison par l’arrière avec la clef que vous m’aviez remise. J’ai achevé le ménage et commencé à laver le linge qui traînait. Mme Legarneau m’avait dit qu’elle essaierait de passer vers une heure avant de reprendre son travail. J’attendais…
— Excusez-la : elle a été retenue, dit Olivier. Et ne vous inquiétez pas, je vais faire le nécessaire.
M. Mercier avait déjà raccroché son écouteur, stoppé l’enregistrement, jeté son mégot dans un cendrier à pied dont il actionnait le tourniquet, le front barré d’un long pli creux :
— Qu’ont-ils contre cette fille ? demanda-t-il.
— Son mari, je le sais depuis peu, était secrétaire de cellule, dit Selma.
— Nous y voilà ! reprit l’ambassadeur, presque guilleret. On veut compléter votre dossier. Ces gens-là sont vindicatifs en diable. Un attaché mexicain a déjà été déclaré, hier, persona non grata. Bien sûr, c’est à moi de jouer. Je vais tonner un peu et m’étonner beaucoup… L’affaire est trouble et j’obtiendrai sûrement que Prelato s’en tienne là. Par prudence, néanmoins, puisque nous sommes vendredi, je vous expédie d’autorité chez moi, au bord du lac, avec Vic et Selma. Vous rappellerez Maria pour l’avertir de votre absence, sans autre précision… Chapeau ! Cette fille a du sang-froid.
— On n’a pas trouvé le sénateur, dit Selma. Mais que fera-t-il sans nous ?
— Si ton frigo est vide, il jeûnera ! De banquet en banquet, il arrive que j’en rêve ! conclut M. Mercier, tapotant sa bedaine.