IV

Ne pas marcher, ne pas tousser. Ne parler qu’à voix basse, le moins possible. Ne pas heurter la cloison du coude, le toit de la tête.

Au petit matin, ne pas appuyer sur le bouton qui commande le déploiement de l’escalier électrique, ne pas descendre — si pressantes que puissent être les nécessités naturelles. Attendre que soit terminée la séance familiale de gymnastique, rassemblant père, mère et fils et signalée par les un-deux-trois-quatre d’Olivier ou les en-tva-tre-fyra de Selma. Attendre que le gosse soit habillé, qu’il ait sifflé son chocolat, qu’il soit parti à l’école. Attendre le signal convenu : un léger grattage de cloison.

Alors seulement se risquer dehors, se soulager, se laver, avaler quelque chose en vitesse et remonter avant l’arrivée de Fidelia, la petite métisse, toujours ponctuelle, qui sert aux Legarneau de femme de journée. Prendre soin après l’ascension de débrancher le moteur, car il est arrivé que Vic — surtout quand il reçoit des copains — fasse marcher l’escalier pour le plaisir. Cela fait, ne plus donner signe de vie de la matinée.

Rebrancher le moteur à midi, redescendre, les lieux étant théoriquement vides jusqu’à la sortie des bureaux. Se méfier toutefois, car Fidelia revient parfois pour couler une lessive ou battre les tapis. Ne jamais répondre au téléphone, ne jamais appeler un numéro de peur d’alerter la table d’écoute. Ne jamais passer devant une fenêtre dont les rideaux ne sont pas tirés. Fumer le moins possible — et pour Manuel ce sera une privation — puisqu’on ne peut pas aérer et que, de l’odeur ou des mégots, ni Olivier ni Selma ne peuvent être tenus pour responsables. Ne jamais manger autrement que sur le pouce, les assiettes sales en cas d’irruption pouvant servir d’indices. N’utiliser la télé ou la radio qu’en sourdine, avec la plus extrême discrétion.

Disparaître dès le retour de Vic — alias Victor — jusqu’à ce que le petit dorme à poings fermés, dans cette chambre dont sa mère, par prudence, tournera silencieusement la clef. Attendre de nouveau le signal convenu, puis revenir pour dîner avec les Legarneau. Une heure plus tard, précautions prises, rallier le réduit, équipé d’une lampe électrique enveloppée dans un mouchoir afin qu’aucun rai de lumière en provenance du faux grenier ne puisse étonner les voisins. Et, dans la nuit qui sera longue, se surveiller encore, épier son sommeil, n’y pas soupirer trop fort, n’y pas rêver tout haut… Tel était le programme dont il faudrait prévoir l’aggravation les jeudi et dimanche, jours sans école, donc jours de blocage complet :

— À la rigueur le dimanche nous pourrons inventer des sorties, mais le jeudi c’est Fidelia qui, en notre absence, garde le petit toute la journée…

Brave, mais non rassurée, c’était Selma qui avait mis l’horaire au point. Rentrée juste une minute avant le couvre-feu, elle avait approuvé son mari en respirant tout de même un peu court. Mais elle avait écarté la suggestion :

— Dans ton état si tu demandais quinze jours de repos…

— Non, n’attirons pas l’attention. Il y a deux cents personnes à l’ambassade…

Deux cents personnes là-bas, deux ici. Manuel en avait le rouge au front ; et ce malaise n’avait cessé de croître. Sur l’instant, talonné par l’urgence, il ne s’était guère tracassé pour ses hôtes. Mais en dehors des complications apportées à leur vie, de l’obligation de parler constamment une langue pour eux étrangère — Manuel parlant le français, mais non Maria —, des difficultés de ravitaillement, des frais occasionnés par deux bouches supplémentaires, il ne pouvait plus se défendre du sentiment d’avoir apporté dans cette maison quelque chose d’aussi dangereux que le choléra. L’humiliation de se retrouver dans un état proche de la mendicité l’étouffait ; mais bien davantage encore la honte de s’imposer, de parasiter la générosité d’un couple incapable de refuser une aide qui pouvait lui attirer les pires ennuis.

À l’idée de compromettre pour son propre salut la sécurité d’une famille — exactement comme il avait compromis celle de Maria —, à l’idée que cette jeune femme enceinte aurait dû lui dire : « Écoutez, monsieur, j’ai trois vies plus précieuses pour moi que la vôtre à préserver », Manuel pouvait sans doute opposer un fait : l’initiative de l’accueil appartenait à Olivier. Mais le soir même de son arrivée, en face de la télévision, quand le général entouré de ses acolytes était venu justifier son action devant le peuple et devant l’histoire, quand, après avoir parlé de la grande pitié de nos frères rongés par une idéologie d’importation, il avait haussé le ton, répudié toute indulgence, promis des châtiments exemplaires aux responsables, aux irréductibles, comme à toute personne qui, hébergeant un ennemi public, fait cause commune avec lui et doit être traitée aussi sévèrement… Manuel l’avait surpris, le coup d’œil échangé entre les époux ! Pas de regret, mais du frisson. Une estimation plus juste des conséquences de leur geste. Elle sonnait faux, l’ironie d’Olivier, murmurant :

— C’est curieux, les dictateurs ont rarement la gueule de l’emploi. Hitler s’était fait la tête de Charlot. Avec son képi sur l’oreille, celui-ci ressemble à un douanier.

Elle sonnait encore plus faux, son encourageante remarque destinée à Selma, trop pâle et passant constamment un bout de langue sèche sur des lèvres mauves :

— Tu sais, tes compatriotes ont fait mieux que nous : il paraît qu’à l’ambassade de Suède on est obligé de rester debout, tellement il y a de monde.

Mais il avait eu raison d’ajouter :

— Je vous en prie, Sénateur, ne faites pas de complexes. Le devoir d’assistance à personne en danger ne s’inverse pas au gré d’un traîneur de sabre. Ce n’est pas seulement à vous que nous donnons asile, mais au proscrit que nous pourrions être si nous nous trouvions un jour dans votre situation… Excusez l’emphase et laissez-moi d’ailleurs préciser : si je trouve normal de partager vos risques, je ne partage en aucune façon vos idées.

— Moi, j’avoue que j’ai un peu froid dans le dos, avait ajouté Selma. Mais de toute façon…

Manuel avait aimé ces trois mots. De toute façon Selma n’avait pas le choix. Olivier ne lui avait pas demandé son avis. La générosité, le courage ne sont jamais si vrais qu’en montrant leurs limites. Manuel avait aimé aussi le bond de Selma allant soudain embrasser Maria, autre femme anxieuse de protéger un homme dont la seule présence aventurait le sien.

*

Mais la cohabitation avec des étrangers, dans une maison où deux personnes sont libres, où deux sont recluses et néanmoins contraintes de faire les gestes élémentaires de l’existence, tandis que dans le même espace deux autres, visibles pour les premières, invisibles pour les secondes, doivent continuer à vivre sans soupçonner un instant la présence de résidents fantômes, c’est forcément un délicat exercice. La plupart des gens ont une divination confuse des signes et des traces. Rien de plus tenace qu’un reste de parfum, qui trouble celui de la maîtresse de maison. Rien de plus anodin, mais de plus repérable, que de légers déplacements d’objets usuels : celui de la brosse, par exemple, que Selma pose toujours sur le dos et dont il devient singulier que s’y faufile un cheveu roux. Et que dire de cette tranche de jambon que Vic réclame et dont Maman assure d’abord :

— Elle est dans le frigo sur la troisième tablette.

Puis, très vite, après réflexion :

— Non, c’est vrai, mon chéri, je l’ai mangée hier, alors que Vic se souvient bien d’avoir vu sa mère piocher dans l’omelette.

Dans le quotidien, nul n’est constamment à la hauteur de ses intentions. On a beau être sur le qui-vive, un ballet d’apparitions et de disparitions, dont aucune ne doit être ratée, ne se règle pas aisément. La connaissance des lieux, la maîtrise des horaires, le remplacement de l’œil par l’oreille dressée à l’appréciation des bruits et des voix ne s’acquièrent pas en un jour. Un détail oublié prend l’aspect d’une imprudence et provoque de petites remarques, de légères frictions et, surtout, une tension nerveuse, une inquiétude d’autrui qui peut devenir une fatigue d’autrui.

Cependant, la plus sérieuse, la plus immédiate aventure, pour Manuel, s’appelait Maria et, pour Maria, elle s’appelait Manuel. Une chose est de se rencontrer de temps à autre, aiguisés par l’attente, pour un moment privilégié choisi parmi ces heures, ces jours où ne sont « ouvrables » que les bras et qu’exalte déjà, avec celle des retrouvailles, la petite féerie du férié ; une autre est de se retrouver en l’espace d’une heure déracinés de tout et jetés dans une vie ou plutôt une survie commune, précaire, réduite d’ailleurs à la seule communauté des sentiments, en l’absence de tout ce qui assure d’ordinaire l’insertion, la subsistance, l’enchantement et la pérennité d’un couple, y compris — puisqu’il était toujours blanc — le lien le plus puissant de tous, celui de la possession. Le tragique, certes, est un extraordinaire adjuvant de l’amour et, dans le deuil même, il apporte une sorte d’analgésique. Mais il retombe vite et, pour peu que s’allonge une relégation, les belles angoisses s’enlisent dans les petits soucis, les besoins, les peurs, les récriminations. Ce mutin le savait qui, abordant son île, criait à ses comparses :

— Vous voilà sauvés, mais attention ! vous ne l’êtes pas de vous-mêmes.

Époux sans l’être, contraints au face à face, Manuel et Maria connaissaient d’abord cette gêne banale, un peu bête des campings mixtes où filles et garçons se contorsionnent pour se déshabiller dans l’ombre. Mince épreuve, à la vérité. Les jeunes ménages savent bien que la vraie plaie de l’intimité, c’est la brusque découverte des défauts, des manques, des tics, des faiblesses du conjoint (mais ils ont, eux, la ressource d’envelopper ça dans la peau triomphante où frémit la jeunesse du plaisir).

Que faire à deux, à longueur de journée, dans ce refuge, sinon se regarder, s’écouter, se surprendre ? À ce jeu-là Maria risquait moins que Manuel, bien qu’elle crût le contraire. Se dire : « Pour cet homme important qui a tout perdu, je suis une maigre consolation », se dire : « Avec un petit bac, un poste de secrétaire chez Gallego import-export, comment puis-je l’intéresser ? », c’était oublier que si les femmes se prennent par les oreilles, les hommes se prennent par les yeux et qu’ils ne détestent pas les bouches closes, par le baiser comme par l’admiration. Mais l’humilité chez Maria ne laissait pas reculer d’un pouce ses convictions ; son silence se rassemblait longuement sur des remarques, parfois pointues ; et dans les choses pratiques elle décidait avec une assurance conjugale, agaçante pour un célibataire habitué à son autonomie :

— Manuel, attention, vous passez devant la fenêtre… Manuel ne sifflotez pas, ça peut s’entendre d’en bas.

Dévouement féminin, toujours envahissant, toujours un peu gâché dans la pratique par ses aspects tatillons. Manuel toutefois n’oubliait pas que ce dévouement venait aussi d’être héroïque ; et Manuel, lui, n’estimait pas l’avoir été. Humble, non, ce n’était pas son genre, mais contrit, il s’en voulait, et il souffrait encore bien davantage d’une effrayante diminutio capitis. Il n’était plus rien. Rien qu’un fugitif sans ressources, sans domicile, sans métier. Rien qu’un homme de trente-sept ans dont la situation ne rachetait plus sa différence d’âge avec une fille de vingt-deux ans à qui désormais il ne pouvait offrir que l’exil, la gêne et la médiocrité. Ce genre de regrets rend agressif et, dans la tradition masculine, s’épanche sans ménagement, transmuté en aigres considérations sur la méchanceté de l’univers. Que Manuel fût un grand blessé — comme elle-même —, qu’il ne pût être son infirmier comme elle était son infirmière, Maria le savait. Qu’il eût une foule de petits travers, que malgré la consigne il ne se retînt pas de fumer, qu’il ronflât, qu’il fût gourmand, qu’il sifflotât en réfléchissant, peu importait : les petits travers, ça rend simple et vivant.

Le plus difficile à supporter, chez lui, c’était son manque d’humour ; c’était surtout son côté docte d’ancien prof et son côté doctrinaire de tribun privé de public. Foi pour foi, Maria honorait la sienne : chaude et gratuite et dont à tout moment il risquait de devenir un martyr. Il pouvait être longuement intéressant, puis assommant, surtout quand il débitait des morceaux de bravoure, quand il les essayait sur elle, pour s’entendre, bien plus que pour être entendu. Il ne cessait de ressasser sa déconvenue, d’étirer des analyses, de réviser le passé :

— Voyez-vous, Maria, nous étions minoritaires et nous aurions dû nous douter que vos amis… Enfin, je veux dire : nous aurions dû nous douter que la démocratie chrétienne allait rallier l’autre camp. Si c’était à refaire, je ne serais plus partisan d’assumer le pouvoir pour transformer une société en respectant une légalité dont ne se sont pas embarrassés les militaires.

Le plus souvent la suite lui rentrait dans la bouche, pour mitonner silencieusement dans sa tête. Puis ça ressortait un peu plus tard, sous la forme d’une autre tirade sans lien apparent avec la précédente : pure réflexion sonore poussée dehors par des réflexions muettes :

— En somme, Maria, nous donnons le spectacle d’un pays envahi par sa propre armée. Quelle leçon ! Si les soldats n’ont plus pour rôle de défendre les frontières, mais les privilèges d’un petit nombre, l’insurrection partout va devenir sainte…

Il lui arrivait d’ailleurs de s’arrêter, de murmurer : « Je vous rase ! » Mais il recommençait. Pour le ramener à elle, Maria devait le regarder d’une certaine façon. Il cédait assez vite à ce guet de la tendresse et, dans un sourire ambigu, son visage rajeunissait soudain, ressuscitait ce beau brun qui, du moins, n’affichait jamais ce visage grave, cette satisfaction dérisoire à quoi peu de notables échappent dès qu’ils assument une charge dans l’État.

*

Et le soir revenait, interrompant ce tête à tête, tout de même un peu étouffant. Le grattage libérateur, Maria l’attendait comme Manuel : il n’y a pas d’amour qui n’ait besoin de se mettre en récréation. Pourtant cette petite heure entre le potage et le dessert, Olivier l’employait — pour autant que l’ambassade ait reçu de vraies informations — à réviser les nouvelles farouchement orientées de la radio. Elles étaient désastreuses. Toute résistance semblait avoir cessé. Le pays retentissait de bottes, se transformait en annexe des casernes ou des prisons. Tous les partis avaient disparu. Le grand jeu des chancelleries, c’était de compter les morts, de se lancer des chiffres, variant du simple au décuple.

Olivier, prudent, ne faisait pas de commentaires, laissant ce soin au sénateur qui, bien sûr, s’indignait en sucrant son café. La tragédie aussi a ses temps forts et ses temps faibles. Mort possible, mais vivant, retiré du drame, honteux d’être un acteur devenu spectateur, Manuel finissait par baisser le nez dans son assiette. On parlait d’autre chose. Puis, tandis qu’Olivier, revenant à l’essentiel, parlait des craintes de Fidelia — dont le mari était compromis — ou faisait le point sur les tractations de l’ambassade en faveur des réfugiés, les femmes se levaient, glissaient vers la cuisine, plongeaient dans l’eau de vaisselle et dans les confidences.

Загрузка...