III

La canonnade s’est tue ; les avions ont regagné leurs bases, livrant le ciel aux hélicoptères de surveillance qui, par moments, battaient de l’air à point fixe comme le font les tiercelets en train de scruter le sol pour y découvrir une proie. Eux-mêmes un peu plus tard, quand les étoiles se sont allumées, clignant jaune, autour de leurs feux de position, clignant vert, ils ont renoncé, ils se sont enfoncés dans la nuit parsemée de détonations lointaines, de plus en plus espacées ; et l’on aurait pu croire que tout était réglé si des salves, sèches et bien groupées, n’avaient de minute en minute aussi longuement épouvanté l’écho.

Dans l’ombre de ce réduit où règne une odeur indéfinissable, Manuel écoute la respiration de Maria qui dort, tout habillée, assommée par les barbituriques. Rien d’autre dans le silence depuis qu’ont cessé les bruits d’eau, furtifs et tardifs, de leurs hôtes. Rien d’autre, sauf des craquements infimes et, sur une note, quelque chose de plus mince, de plus étouffé qu’un chicotement de souris. Manuel, pour s’abstraire d’insolubles problèmes, s’attarde à celui-là et finit par comprendre. L’odeur ! Crotte et plume mêlées, c’est une odeur d’oiseau. La période des nids est terminée, mais les moineaux, pépiant menu dans leur sommeil, tiédissent sous les solives au duvet des reposoirs.

Manuel serre les dents. Ils s’envoleront demain, les moineaux, ou bien ils grifferont joyeusement les gouttières où les mâles à tête noire grimperont sur de rousses femelles. Paix aux oiseaux, malheur aux hommes ! Combien d’amis se sont comme lui cachés où ils ont pu ? Combien d’autres, cahotés sur les plateaux des ramasseurs, ont depuis deux jours été déversés dans les fosses communes, comme Jorge et Carmen pour leur nuit de noces ? Manuel n’y coupera pas : une fois encore la scène du massacre repasse devant ses yeux…

Alerte et bien graissée, roulant sur ses bons gros pneus, l’AML a ouvert le feu : en six rafales, en six secondes, fumant à peine, oscillant de gauche à droite, de droite à gauche, les tubes d’acier ont fauché le cortège. Arturo, prêt à crier vivat, Arturo qui levait le bras en signe d’amitié, qui n’a pas pensé à lever les deux, qui les aurait sans doute levés en vain, car lever les deux bras signifie qu’on se rend, donc qu’on se reconnaît coupable et dans la férocité de l’action un engin léger, nettoyeur de rues, n’a ni le temps ni les moyens de s’encombrer de prisonniers… Arturo est tombé le premier, en équerre, la colonne vertébrale cassée. José, que les Pacheco surnommaient José Coquelicot, s’est affaissé sur les genoux, puis sur le nez, comme Alfonso, comme tous les autres, criblés de balles dans le dos, et c’est seulement au dernier instant que de cette masse compacte, s’abattant dans un seul sens avec la rapidité d’un jeu de cartes mis à plat par une chiquenaude, s’est dégagée une forme blanche couronnée de fleurs d’oranger et qui, déjà, basculait pour s’étaler, inerte, dans un bouillonnement de tulle.

Ay, Jésus ! Que lástima ! a hurlé toute la rue, pourtant bâillonnée de volets.

L’engin, stoppant net, a eu comme un sursaut. Puis il est reparti doucement, il s’est arrêté à un mètre des corps si bien hachés qu’il n’en sortait pas le moindre gémissement. Le capot s’est ouvert, laissant passer jusqu’à hauteur de ceinture une jeune recrue, métis aux fortes pommettes, aux cheveux presque ras, qui s’est mis à vomir sur le blindage avant qu’un ordre rauque ne le rappelle dans l’habitacle. Capot rabattu, l’engin est resté immobile durant deux minutes, comme si l’équipage guettait les réactions des riverains ou s’interrogeait sur les conséquences de sa méprise ou, plus simplement, rendait compte par radio. Puis les pneus se sont mis à tourner à l’envers. N’osant pas rouler sur le charnier d’où le sang, par filets, commençait à ruisseler vers les caniveaux, l’AML a reculé ; elle a cherché, elle a trouvé une brèche dans la file des voitures ; elle a contourné l’obstacle en passant sur le trottoir.

C’est alors que Maria s’est échappée, courant vers ses morts. Elle ne criait pas. Elle avait seulement le visage figé, les yeux exorbités, comme un spectateur qui sort d’un film d’épouvante. Arrivée sur place, elle a tourné trois fois sur elle-même, hébétée, cherchant du regard ces témoins invisibles, terrifiés, collés aux interstices des persiennes. Puis elle a considéré son père qui gisait sur le dos les bras en croix, sa belle-mère affalée sur le ventre et les deux filles de Mireya emmêlées l’une dans l’autre et dont les cheveux noirs glissaient toujours sur des robes roses largement ocellées de pourpre. Elle ne s’est pas agenouillée. Elle s’est seulement signée. Puis comme Manuel la rejoignait, elle a balbutié à cet homme qui n’est même pas vraiment son fiancé :

— Je n’ai plus que vous.

Et peu après, d’une voix plus ferme, mais glacée :

— Ne vous inquiétez pas : il n’y a pas de blessés.

En effet, il n’y avait pas de blessés sauf la mariée, à vrai dire agonisante, dont la main fraîchement baguée raclait encore le sol de ses ongles laqués. Quand la main s’est immobilisée, Maria, penchée sur sa demi-sœur, enfant gâtée du second lit, lui a retiré son alliance qu’elle a mise à son doigt en murmurant :

— Vous vous rappelez les derniers mots de la bénédiction nuptiale ? Et donne-leur à tous deux, Père très saint, la joie de parvenir un jour dans Ton royaume ! Vous voyez, Manuel : ils ont été très vite exaucés.

*

Assis sur l’étroit matelas pneumatique contigu à celui de la dormeuse, Manuel se palpe machinalement le ventre sans trouver l’origine d’un faible point de côté. Ce ton étrange, confirmé par une démarche de somnambule, Maria ne s’en est pas encore départie. C’est en état de choc, avec une incroyable indifférence envers les usages comme envers le danger, qu’elle s’est lancée dans une quête acharnée, répétant :

— Je n’ai plus que vous. Il faut d’abord que je vous mette en sûreté.

En sûreté ?… Mais où, dans une ville quadrillée par les soldats encerclant d’inapprochables îlots de résistance ? Il n’était pas question de rallier qui que ce soit, où que ce soit, de se faire tuer inutilement. Il n’était plus question d’aller se terrer dans un appartement de fonction immanquablement devenu souricière, ni de franchir les barrages interdisant l’accès de la province. Le studio de Maria, petite secrétaire sans nom, sans activité partisane, pouvait offrir un havre provisoire. Mais au bout d’une demi-heure de marche en zigzag à travers des arbres tronçonnés, des cadavres à tête auréolée par de rondes flaques rouges, des morceaux de bitume fendus, des trous de bombes d’où jaillissaient les flammes verdâtres des conduites de gaz crevées, l’immeuble de Maria, flanquant celui d’un syndicat, s’est révélé cerné par les carabiniers jouant au casse-pipe sur tout ce qui bougeait derrière les carreaux.

— Quittez-moi, voyons ! a dit Manuel. De toute façon je n’irai pas loin. Et je n’ai pas le droit de vous…

— Notre seule chance, c’est une ambassade ! a dit Maria, rebroussant chemin.

Quelle ambassade ? À quelle adresse ? On peut être familier d’une capitale sans s’être jamais préoccupé de ce détail. Ah, comme un homme devient vite un petit garçon perdu ! Comme le courage politique est différent du courage physique ! Comme il devenait pitoyable, ce dirigeant habitué à remettre ses pas dans ses pas, à répéter des discours, à prévoir des horaires et pris au dépourvu par l’urgence de survivre ! Une ambassade, oui. Mais ces édifices, où flottent des pavillons qui semblent vouloir épuiser les combinaisons de couleurs, sont pour la plupart rassemblés vers le centre : ce centre sur qui l’assaillant portait son principal effort, où grouillait la troupe en train d’investir les derniers bastions des défenseurs du régime. Et comment, au surplus, ne pas mettre en doute la sympathie de certaines légations, comment ne pas craindre que, devant les autres, n’ait déjà été mis en place un cordon policier ?

— La France ! a dit Maria. C’est l’ambassade la plus proche et elle se trouve dans un quartier résidentiel.

Elle a pris le bras de Manuel, pensant qu’ainsi « conjugalisé » ce notoire célibataire attirerait moins l’attention. C’était miracle pourtant qu’il n’eût pas encore été identifié par les occupants de ces jeeps qui, à intervalles réguliers, passaient en trombe, lançant d’impérieux avis :

— Rentrez chez vous, bon Dieu !

Mais le pantalon rayé de Manuel, son nœud noir de cérémonie, comme la robe de soie verte et les gants de Maria plaidaient en leur faveur. Faites riches, vous paraîtrez innocents ! Ces gens bien mis, surpris loin de chez eux par les événements et qui ne rasaient pas les murs, qui ne cherchaient pas à se dissimuler, qui se hâtaient apparemment vers les beaux quartiers, c’étaient peut-être des imprudents, mais pas des rouges. Un long et grinçant coup de frein, bloquant une camionnette bâchée de toile léopard, allait en faire la démonstration. Vers qui le sous-lieutenant assis près du chauffeur pointait-il donc le doigt ?

— Ne courez pas, surtout ! a dit Maria.

Elle avait raison. L’officier n’en voulait qu’à deux jeunes gens qui, derrière eux, se sont trouvés rapidement enveloppés de baïonnettes, fouillés, frappés, embarqués : deux ouvriers sortant d’une imprimerie, hésitants, effrayés, dignes de tous les soupçons, ne serait-ce que pour leurs bleus de chauffe, leurs barbes à la Castro et leurs mains noircies par cette encre grasse d’un emploi si souvent subversif.

*

Encore deux cents mètres. Encore cent… Manuel et Maria ont évité de justesse une rafle organisée par une compagnie de fusiliers marins (pourquoi eux ?) galopant à la file indienne et fonctionnant comme ces filets dont les pêcheurs ferment la boucle avant de relever le poisson. Ils ont dû sauter par-dessus un pylône abattu qui encombrait le passage de ferraille tordue et dont les fils, encore sous tension, faisaient pétiller de violets courts-circuits.

— Nous arrivons, Manuel !

Aux abords du parc que jouxtait l’ambassade il n’y avait point de dégâts. Les résidences cossues, les hôtels particuliers, les immeubles de luxe à hauteur limitée, à terrasses bordées de caissons fleuris, bénéficiaient d’une tout autre atmosphère, d’un contrôle bien moins strict que celui des faubourgs. Là, les carabiniers se faisaient discrets ! La plupart des contrevents demeuraient entrebâillés. Il en sortait des airs martiaux diffusés en permanence entre les communiqués, des roulades, des gammes exécutées sur de hauts tabourets par de studieuses demoiselles, de joyeuses exclamations lancées par leurs parents. D’une façade à l’autre, parmi les claquements d’une forêt de drapeaux, ça ricochait sur marbre ou travertin :

— Il est mort ! Il est mort !

L’espace d’une seconde, on apercevait l’éclair de diamant d’une oreille ou, dans un profil poudré, une bouche de corail aux dents de pur émail qui s’écartaient pour faire participer à l’allégresse générale la bonne amie du quatrième :

— Vous entendez, Julia ? Dieu soit loué ! Il est mort !

Applaudissements en guise de glas. Huées posthumes en l’honneur du disparu. Bravos pour les ordonnateurs de sa pompe funèbre. Ni Manuel ni Maria n’ont douté un instant de l’identité du défunt. Ni lui ni elle ne l’ont nommé davantage. Manuel a grondé :

— Au moins, lui, il a su mourir.

Cependant à cinquante mètres, à l’angle des deux rues encadrant le flanc ouest du parc et face au boulevard de l’Union, béait le portail de l’ambassade surplombé de l’étendard tricolore ; et à l’entrée se campait un gaillard au torse carré, au crin foncé, agitant fiévreusement la main comme s’il voulait faire signe à quelqu’un de se presser. Maria a retenu Manuel, prêt à se lancer et qui disait pour la dernière fois avec peu de conviction :

— Quittez-moi maintenant, Maria, je vous en prie…

— Attendez ! il se passe quelque chose.

Encore un coup elle avait raison. Débouchant coudes au corps du boulevard de l’Union, un homme a traversé comme une flèche, s’est jeté dans l’ambassade. Mais un autre a suivi, plus âgé, visiblement épuisé, tanguant sur de mauvaises jambes :

— Attilio ! s’est écrié Manuel, si fort que le grand brun, le repérant, s’est retourné pour étendre le bras et répéter, avec insistance, un geste circulaire difficile à interpréter.

Au même instant, hélas ! claquait un coup de revolver : Attilio Jachal, ce député du Sud, partisan passionné de la réforme agraire, boulait comme un lapin, et ses poursuivants, surgissant à leur tour, se faisaient un devoir de bourrer le mourant de coups de bottes, tandis qu’arrivant au pas cadencé une section entière prenait position au carrefour. La situation devenait désespérée :

— Vous voyez ce qui m’attend, a dit Manuel.

Mais Maria avait déjà entraîné son proscrit en sens inverse, sans hâte et proposant :

— Doucement ! Nous allons essayer d’entrer dans le parc.

— Ils le fouilleront ! a dit Manuel.

— Derrière la cascade il y a une grotte. Quand j’étais enfant, une fois, en jouant à cache-cache, je m’y suis blottie, toute mouillée, mais introuvable. L’essentiel, c’est de gagner du temps. Un jour ou deux, peut-être. Sur le coup les vainqueurs sont ivres de vengeance ; ensuite ils se dégrisent.

— Croyez-vous ? Je crains que ceux-ci ne soient des monstres froids.

De toute façon l’entrée du parc, côté ouest, située plus loin que le carrefour, devenait inaccessible. Pour atteindre le parc, côté est, il fallait faire le tour en espérant que la grille fût ouverte ou en prenant le risque d’escalader le haut mur où s’accotaient les serres :

— Au besoin je vous ferai la courte échelle, a dit Maria.

Un kilomètre de mieux, ce n’était pas une affaire, malgré une lassitude, une déception croissantes et le sentiment qu’à force de compter sur lui on devient plutôt la victime du hasard. Les échos de la bataille paraissaient s’affaiblir. Les colonnes de fumée, virant au mauve, se diluaient, se mélangeaient pour former une vaste nappe commune où s’arrondissait un soleil flou, auteur d’ombres molles au bas des réverbères. Sur un rythme ternaire, des résidences entières — à l’exception des loges et des mansardes — fêtaient maintenant les bonnes nouvelles en battant de la casserole, sans pour autant priver les maîtresses de maison de tous leurs ustensiles comme l’attestaient de belles odeurs de cuisine.

— Sous les plaques d’égout, a dit Maria, il y a des échelles de fer. Au pis aller, vous pourrez…

Elle n’a pas terminé sa phrase. Une jeune fille en polo et short blancs, raquette en main, venait de crocheter du 82 au 86, piaulant :

— Tant pis ! J’y vais, Jaime m’attend.

À la corne du parc les séquoias à tronc roux, les eucalyptus à feuilles bleuâtres retouchées de vieux rose, les araucarias aux branches flexueuses tout hérissées d’écailles, les cèdres gris brochant sur de pâles sycomores, les pins garnis de cônes serrés englués de résine blanche ont allongé leurs branches au-dessus du trottoir où, plus loin, un paulownia aux larges feuilles semait des gousses à moitié écossées par les pieds des passants. Prenant grand soin de tenir la bordure pour masquer son ami, Maria allait, sans paraître souffrir du bonheur insolent des oiseaux vivant pourtant sur la même planète. Le mur défilait, aveugle, donc protecteur :

— Entendez-vous ? Le portillon tinte, donc le parc est ouvert, a dit Maria.

Pour se contredire aussitôt :

— Le portillon tinte trop. J’ai peur qu’on ferme.

On fermait en effet ; et s’écoulait vers les villas riveraines un petit flux de nurses, de grand-mères satisfaites d’avoir pu, quand même, assurer à leurs mioches le sable quotidien ou pousser du landau à travers ces plantes rares dont le nom figure sur des écriteaux, comme celui des promeneuses sur leurs cartes de visite. Deux d’entre elles frôlèrent Manuel sans s’étonner de voir, bien qu’il n’y eût pas de vent, ce monsieur allumer une cigarette, nez au mur et battant le briquet à l’intérieur de sa veste.

— Manuel ! a dit Maria.

Non, le hasard ne se lasse pas toujours. Dernier sorti, voici le grand brun de tout à l’heure qui s’approche à grandes enjambées. Tranquille, mais lorgnant les villas, il avance en balançant les bras. Il s’arrête, il feint l’étonnement :

— Mes bons amis, si je m’attendais à vous trouver là !

Il tend la main, il ajoute très bas :

— Vite, suivez-moi, nous n’avons pas une minute à perdre.

Lui aussi va longer l’enceinte en prenant grand soin de masquer Manuel ; il parle d’abondance, il dit n’importe quoi ; il confie aux échos son regret de n’avoir pu trouver un quatrième au bridge ; il propose un petit whisky ou, mieux, un coup-de-balai, le cocktail qui fait fureur dans la bonne société ; il pivote, il tourne à angle droit et, Manuel dans son dos, il traverse la rue comme un gué ; il pique droit sur une maison basse en forme de L posée sur un gazon où s’arme la férocité bonasse d’un yucca. Premier tour de clef : il ouvre la grille. Il suit une file de dalles, il grimpe trois marches. Second tour de clef : il ouvre la porte. Il s’efface devant Manuel et Maria qui se retrouvent effondrés sur les fauteuils-sacs d’une salle commune meublée avec la sommaire élégance qu’impose aux gens de la Carrière la brièveté de leurs affectations ; et le voilà enfin qui s’incline, qui s’explique :

— Excusez-moi, monsieur le Sénateur. Je me présente : Olivier Legarneau, attaché culturel. Je ne m’étais pas trompé : c’était bien vous. Mais je me demandais si vous aviez compris mon geste. Le jardin de l’ambassade communique avec le parc, et les carabiniers, bien sûr, le savent. Seule solution : traverser avant eux, pour vous rejoindre. Vous ne pouvez plus vous réfugier à l’ambassade, d’ailleurs bondée. On verra plus tard. En attendant, comme par bonheur pour vous j’habite ici, faites-moi la grâce d’en profiter.

Un murmure lui répond : Comment vous remercier ? C’est peu pour reconnaître la générosité d’un homme à qui l’on doit la liberté et, peut-être, la vie ; mais au terme d’une errance au dénouement inespéré, Manuel n’a plus de voix, plus de ressort. Maria non plus, du reste : ayant atteint son but elle craque, elle pleure silencieusement. Olivier a glissé vers la fenêtre, écarté le rideau : le léger sifflement qui passe entre ses dents n’a rien de rassurant.

— Bigre ! dit-il. Ils ne se contentent pas de fermer le parc, ils disposent des sentinelles tout autour. En voilà une qui se visse sur le trottoir juste en face de nous. Il faudra faire très attention. Nous ne sommes pas couverts, ici, par le privilège de l’extra-territorialité : une perquisition n’est pas exclue.

Saturés d’inquiétude, recrus de fatigue, Manuel et Maria réagissent à peine. Ils en sont arrivés au point où un abri, même précaire, permet au moins de reprendre souffle, de reprendre espoir. Maria — qui, après tout, n’est pas en cause — se trouve désormais coincée. Mais ne sait-elle pas que, si elle réussissait à partir, tout retour lui serait interdit ? Et Manuel, qui ne l’ignore pas davantage, avouerait-il qu’au regret de l’avoir entraînée dans l’aventure se mêle autant de consolation ?

— De toute façon, continue Olivier, les voisins, les visiteurs, la femme de ménage, mon petit garçon ne doivent pas soupçonner votre présence. Cette maison est entièrement de plain-pied et n’a qu’un faux grenier où un précédent locataire avait installé, contre le pignon, un petit laboratoire de photo. On y accède par un escalier électrique escamotable. Vous tiendrez à peine debout, vous y serez très mal à l’aise, mais nous n’avons pas le choix.

Au-dehors les talons d’une escouade sonnent sur le macadam. Un cri de femme brutalisée, une bordée de jurons ne laissent aucun doute :

— Ils ont fait des prisonniers dans le parc, dit Olivier.

Et sans transition :

— La seule personne à mettre au courant, ce sera ma femme, Selma, qui travaille avec moi à l’ambassade… Mais ne l’attendons pas : montons !

*

Maria vient de se retourner en poussant un gémissement sourd : elle ne sera pas de sitôt libérée de ses cauchemars. Encore est-ce un moindre mal : au début, faute de veiller ses morts, elle voulait veiller son deuil. Il a fallu la supplier, lui tendre les comprimés, le verre, la faire boire, la faire avaler, l’apaiser en lui tenant la main jusqu’à ce qu’elle s’assoupisse, parcourue de soubresauts et la respiration coupée de minute en minute par ces reniflements saccadés qui, chez les enfants, prolongent les sanglots. C’est avant de sombrer tout à fait qu’elle a dit, tout à trac :

— Vous savez, Manuel, j’étais loin d’être d’accord avec vous. Vos amis ont commis bien des fautes. Mais vos ennemis sont si abominables qu’au moins, maintenant, je sais avec qui je suis.

Le tube de gardénal fait une bosse dans la poche du gilet de Manuel : sans doute devrait-il aussi en user. Mais sait-on ce qui peut advenir ? S’il est vrai que la trappe du couloir, nantie de son escalier pliant, est peu décelable, que vaudrait cette cache en cas de fouille poussée ? Comme la sentinelle, qui dans la fraîcheur nocturne bat de la semelle, en face, Manuel se sent de garde…

De garde inutile en vérité : en cas d’irruption que pourrait-il faire ? N’est-il pas plutôt de faction contre lui-même, rachetant ce fuyard humilié qui errait dans la ville, qui n’a pas eu la force de refuser le dévouement d’une fille aujourd’hui condamnée à partager son sort ? S’il est vivant, c’est grâce à elle : parce qu’elle l’a traîné jusqu’ici. Je n’ai plus que vous, Manuel. La réciproque est vraie, il peut répondre : je n’ai plus que vous, Maria. Seul, il se serait probablement rendu. Seul, il eût sans doute préféré faire partie des victimes. Pour qui sert une cause, le choix de lui survivre, même s’il est raisonnable, n’est certes pas glorieux. Manuel l’éprouve et cette gêne en rejoint d’autres… Qui vous aime vous détourne souvent de votre rôle : il l’a craint longtemps. Qui vous sauve acquiert des droits sur vous : comment y résister ? Et comment résister à l’envahissement des images : celle de Maria renfilant l’alliance de sa sœur, celle de Maria baissant les yeux au moment de gagner ce réduit, sans faire remarquer que Manuel n’était pas son mari, qu’il n’était pas son amant, qu’elle et lui allaient devoir durant des heures, durant des jours, souffles et chaleurs mêlés, s’allonger côte à côte…

Sur trois notes aiguës sonnent trois heures au couvent voisin ; puis sur trois notes graves l’église voisine les répète, assourdies. Les paupières de Manuel sont devenues plus lourdes. C’est le militant qui, en lui, veillera le dernier, enfoncé dans un état crépusculaire où sa conscience devient simplette et lui rabâche des envolées d’estrade : Nous ne voulions que le bonheur du peuple, nous ne méritions pas tant de haine. Une voix mince reprend : Vous avez commis bien des fautes. Le militant riposte : Les fautes des uns ont-elles jamais légitimé les crimes des autres ? Mais la question restera sans réponse. L’aphasie envahit l’orateur. L’angoisse du lendemain, le souci lancinant de son innocence, le pas de la sentinelle, l’odeur d’oiseau peu à peu s’atténuent, s’effacent : Manuel dort enfin, sans savoir que sa main droite a rejoint la main gauche de Maria.

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