XIII

C’est Maria qui, au petit matin, s’est écriée :

— Tout va bien. Jamais nous n’avons été plus exposés…

Et c’est vrai. Même si la perquisition ne doit pas se reproduire, reste que l’attention, la malveillance sont attirées sur cette maison. Reste que, si la police enquêtait sur elle, Maria serait bien empêchée de dire où et pourquoi elle avait un moment disparu. Et puis il y a le téléphone dont l’insistance ressemble à une surveillance : il a déjà sonné six fois, mettant à l’épreuve les nerfs de Maria, obligée de répondre d’une voix neutre, ancillaire, que non, ce n’est pas Mme Legarneau, partie pour plusieurs jours à la campagne, qui est au bout du fil ; que non, ce n’est pas non plus Fidelia, malade, mais Maria, sa remplaçante, trop nouvelle pour en savoir davantage.

Elle ne ment pas. Où sont les Legarneau ? Combien de temps vont-ils rester absents ? Mystère. Vont-ils d’ailleurs pouvoir rentrer ? Et s’ils ne rentrent pas que vaudra ce refuge ? Là, ce n’est plus un mystère. Ce sera la fin de l’aventure. Mais sans doute s’habitue-t-on au pire. Le recours contre l’insupportable vient de son excès même, au-delà de quoi, si nous sommes en vie, c’est ce miracle qui prime. Mais qu’a-t-il donc Manuel ? L’air détendu, il fredonne — faux, du reste — en compulsant ses notes. Mais qu’a-t-elle donc, Maria ? Elle a osé s’esclaffer lorsque à la télévision — livrant une fois de plus leurs visages à des millions d’amis silencieux, mais aussi à des milliers de délateurs possibles —, l’annonceur a fourni la liste de vingt citoyens déclarés apatrides et de onze autres réputés hors-la-loi. Quand il a ajouté que les primes de capture allaient être triplées, elle a même frisé la plaisanterie de mauvais goût :

— C’est trop peu ! Mais si vous poussez jusqu’au milliard…

Peu après elle a resserré d’un cran la ceinture de Manuel en lui expliquant que, Selma faisant son marché le samedi matin et n’ayant donc pu s’y rendre, il n’y avait plus rien sur les claies nickelées du réfrigérateur. Puis elle s’est mise à danser devant le buffet, toute rose et disant qu’après tout c’était très bien comme ça, qu’il restait du lait en poudre, du sucre et de la farine, qu’on mangerait de la galette avec des olives et des anchois, puisqu’il restait aussi sur la planchette, au-dessous du bar, les amuse-gueules de l’apéritif.

Journée étrange. Apparemment c’est dans la tête de Manuel et surtout dans la tête de Maria qu’il s’est passé quelque chose : depuis l’heure où trois monstres, au-dessous d’eux, leur démontraient, par victime interposée, que le bonheur, parfois, c’est une urgence. Certes, de temps à autre, Maria a eu des remords :

— Nous blaguons et cette pauvre Fidelia, en ce moment…

Elle a eu des chutes de paupières, des crispations fugitives. Mais pour l’essentiel, c’est une autre Maria, la vraie, que Manuel a vue brusquement sortir du noir — comme en sortaient jadis, en bout de Semaine sainte, les statues voilées des églises dont le vicaire retirait la housse. Vraiment ressuscitée, vivante, jeunette, fleurissant l’air d’yeux lumineux, elle s’est mise à babiller des choses, à proposer des énigmes, des charades, des jeux de veillée :

— Une pythonisse avait prédit à Cicéron qu’il vivrait jusqu’en l’an 43 avant Jésus-Christ ? Est-ce vrai, Manuel ?

Il a plongé :

— Ma foi, ça semble bien être la bonne date…

— En effet, a dit Maria. Mais vous croyez qu’une pythonisse, 43 ans avant Jésus-Christ, pouvait dater un événement en fonction de l’ère chrétienne ?

Et celle-ci et celle-là… Maria en a bien débité une dizaine, en préparant ses galettes, en les glissant au four, en les servant très chaudes et, ma foi, comestibles. Elle tournait dans la pièce, elle faisait voler de la jupe. Elle était devant Manuel, elle était derrière lui, elle lui bandait les yeux de ses deux mains, en demandant :

— Qui est-ce ?

Et Manuel, se retournant, découvrait accroché au dos de la chaise le grand pantin de Vic le fixant de ses prunelles noires faites de deux boutons de bottine. Bien sûr, très vite, elle s’est retrouvée sur ses genoux, étouffée par deux bras enroulés comme boa sur gazelle. Elle s’en est dégagée, essoufflée, au terme d’un baiser qui fleurait l’anchois et, considérant un Manuel rembruni, elle a dit :

— Allons, Manuel ! Quand la loi redevient celle de la jungle, c’est un honneur que d’être déclaré hors-la-loi.

Redevenue sérieuse, elle a disputé sur le choix d’un pays d’accueil, le souhaitant de langue espagnole afin de leur permettre à tous deux de se retrouver, elle secrétaire, lui professeur comme jadis :

— Le Mexique ! a dit Manuel, rêveur. J’ai un ami à Acapuncta au pied de la Sierra de Nayarit. Je suis allé le voir une fois à l’occasion d’un congrès d’enseignants.

Maria a répété le nom : Acapuncta, comme elle aurait murmuré : Sésame ! Elle ne semblait plus douter de l’avenir, mais s’inquiéter de ce qu’il serait dans le quotidien. Elle a cherché à savoir si Manuel se sentait le droit de vivre en personne privée, d’abandonner une cause pour laquelle il s’était si longtemps battu :

— Vous ferez ce que vous voudrez, Manuel, bien entendu…

La nuit est tombée, elle parlait toujours. C’est seulement vers dix heures qu’elle s’est un peu engourdie ou, plus exactement, qu’elle a confié aux silences le soin de prolonger de petites phrases. Elle commençait à se frotter les paupières quand celle-ci est tombée :

— Deux enfants, voulez-vous ?

Des enfants ? Manuel n’y avait guère songé. Il ne niait pas la dette que, pour l’avoir reçue, tout vivant contracte avec la vie. Mais la donner, pour ceux qui ont consacré la leur à l’exaltation d’une autre vie, promise à tous, c’est une moindre urgence. Ils n’ont pas hâte de se reproduire, de contraindre des êtres à perpétuer un monde qu’ils condamnent. N’ayant pas été fils, mais plutôt frère dans la chaleur du nombre, Manuel pourtant se savait incomplet, se ressentait seul, en hésitant toutefois à décider si d’être privé de famille cela rend plus faible ou plus fort. La famille, seul endroit où le sang de chacun circule dans les autres ! Que Maria lui en fît… peut-être ! On verrait. Deux enfants, pourquoi pas ? Un pour chacun de ces jeunes seins pointant sous le corsage de Maria, qui précisait :

— Fille ou garçon, peu importe ! Mais plutôt qu’un appartement, une maison pour les mettre dedans…

— Je vous en prie, Maria ! a dit alors le « père ».

— Quoi donc, Manuel ?

— Ne brûlons pas la première étape.

Double sourire : évidemment les enfants, ça se met d’abord dans une mère. Maria a soutenu le regard luisant de Manuel. Avant de murmurer :

— Il est tard, Manuel. Je vais me coucher.

*

Elle dort en bas, dans la chambre d’ami, devenue chambre de bonne : c’est sa place, il faut que tout soit plausible ; et c’est tout de même moins gênant pour elle que le réduit.

Elle dort, seule, tandis qu’en haut Manuel veille et se tourne et se retourne, comme lorsqu’elle était près de lui sur le matelas pneumatique parallèle au sien, tentante et respectée. Il n’aurait sans doute pas dû appuyer devant elle sur le bouton électrique de l’escalier. Il aurait dû la suivre…

Il aurait dû. Il n’a pas osé. Sa gaucherie, il en est bien conscient, c’est celle d’un orphelin encaserné à l’Assistance, au régiment, à Normale, puis au milieu de ses propres élèves, de ses camarades, de ses collègues ; c’est celle d’un homme de trente-sept ans qui n’a du sexe opposé que des souvenirs éparpillés en des chambres d’hôtel. L’espèce jeune fille lui est parfaitement inconnue. Même insigne, un homme sur ce chapitre peut être insignifiant.

Manuel se relève, va brosser d’un sourcil les bords de l’œilleton. La nuit est du noir sale des vieux papiers carbone et, comme eux, toute piquetée. Ne brillent vraiment que les plus grosses étoiles et, notamment, Canopus, en plein sud. On distingue à peine, au-dessous, ce point rougeâtre qui n’a sans doute pas de nom sur les cartes du ciel et que, petite fille, Maria avait adopté en l’honorant du nom de sa mère défunte : Emis.

— Elle vous regarde ! a dit Maria, un soir.

Mièvrerie ? C’est vite dit. Au début il s’en agaçait fort. Il a changé d’avis. Il aurait plutôt besoin maintenant de ces petites fraîcheurs. Il pourrait répondre oui à la question que lui posait Maria en sortant de l’hôpital :

— Êtes-vous capable d’oublier le sénateur ? Pour moi, c’est important.

Ce jour-là, elle portait une robe grise avec une ceinture, un col et des poignets grenat. Appuyée sur deux cannes, elle poussait devant elle son gros pied plâtré couvert de graffitis bleus, noirs, verts ou rouges : les signatures de ses amies. Elle venait de dire tout à trac, parce que Manuel regardait ses cheveux :

— Eh oui, je suis rousse, ma mère était irlandaise ! Ça explique aussi le reste…

Ni son père ni sa belle-mère n’étaient venus la chercher et ceci expliquait encore quelque chose. Mais lui, Manuel, était là, séchant froidement pour elle une séance du Sénat et il savait déjà qu’il n’entamait pas une simple aventure ; et elle le savait si bien, elle aussi, que cinq minutes plus tard, dans la voiture même dont la roue lui était passée sur la cheville et qui la ramenait à son studio, elle allait avouer, avec cette voix pointue dont elle use pour le trait :

— Il faut vous rendre compte, Manuel, de ce qui nous arrive : nous n’avons rien de commun, sauf l’envie de le vivre ensemble.

Rien de commun ? C’était à voir. Une jeunesse tronquée, une revanche à prendre, l’appétit d’autrui, le respect de ses moyens associé à un certain mépris de ses intérêts, ce ne sont pas de négligeables affinités. Même caractère, même gabarit : ainsi s’accrochent les êtres et les wagons, sans souci de ce qu’ils transportent, mais seulement de ce qui les entraîne dans la passion comme dans le mouvement.

Un mouvement, oui : c’est bien à quoi ils ont tous deux, d’abord, essayé de résister. La loyauté de Maria peut friser l’insolence. Plus disponible, en principe, elle a toujours été rare. Elle ne relançait pas. Elle se laissait rejoindre, heureuse, rieuse, mais sans pitié :

— Enfin, Manuel, vous êtes socialiste et athée. Moi, je suis croyante et pas du bout des lèvres, sachez-le : un vrai poisson dans l’eau bénite.

*

Manuel revient vers son matelas, s’y recouche. Aimer un être en estimant que ce qui le fait vivre est une infirmité, il ne l’aurait pas cru possible. Surtout à ce moment-là ! Dans l’assaut — encore légal — que subissaient les siens, l’église, l’église de Maria, longtemps réticente, venait de prendre parti : contre eux. Auprès de Maria, par moments, il se faisait l’effet d’un transfuge ; puis se prenait à espérer que le transfuge, ce serait elle ; qu’un jour, avec sa robe, elle dépouillerait ses convictions. Qui m’aime me suive ! Toute vérité le proclame et c’est la plus récente qui devrait l’emporter.

Manuel se retourne sur le flanc gauche, parce que sur le flanc droit, au bout de cinq minutes, renaît ce point de côté — sans doute un point de colite — qu’il néglige depuis des semaines. Pourquoi n’a-t-il pas rompu ? L’explication n’est pas claire ; et le plus stupéfiant sans doute est que ce soit au bidonville de San Juan, là même où sur son propre terrain elle lui faisait offense, que Maria ait gagné la partie. Elle avait encore ce jour-là sa robe grise à parements grenat. Après une réunion en plein air, Manuel s’en allait, escorté d’enfants guenilleux, pataugeant dans la boue parsemée de détritus ; et soudain elle est sortie d’une cahute, assemblage vingt fois recloué de tôle, de contre-plaqué, de carton, le tout honoré d’une fenêtre réduite à un carré de plastique et d’une porte faite d’un panneau publicitaire célébrant, à l’envers, les mérites de Matsushita Electric Industrial.

— Maria ! ont crié les enfants, l’entourant aussitôt d’une double couronne de loques et de sourires.

— Maria ! Qu’est-ce que vous faites ici ? a dit Manuel, d’une voix sourde, partagé entre l’estime et la colère.

Ce qu’elle faisait dans cette cabane dont elle sortait, un tablier replié sur le bras et l’insigne des Marthes épinglé près de l’épaule, ce qu’elle faisait dans ce bidonville dont tous les gosses paraissaient la connaître, c’était facile à deviner ; et ceci expliquait du même coup pourquoi, sans raison, sans même prétendre les réserver à sa famille, Maria lui refusait depuis deux mois certaines soirées de semaine et des dimanches entiers qu’il s’ingéniait pourtant de son côté à libérer pour elle. Qu’elle parût contrariée ne changeait rien à la chose. Secrète, elle secourait son prochain sous la bannière d’une œuvre dont la spécialité n’était point, hélas ! de lui enseigner ses droits. Mais Maria n’était pas du genre à rester court :

— Excusez-moi, a-t-elle dit, si je ne suis pas allée vous entendre. Nous prospectons la même clientèle, mais moi je fais du porte à porte. J’ai là six enfants, dont la mère accouche d’un septième… Vous rentrez, je suppose ?

Elle lui a pris le bras et c’est seulement plus loin, quand ils ont été seuls, qu’il a osé contre-attaquer :

— Si je comprends bien, vous faites ici, bénévolement, ce que vous avez refusé de faire chez vos parents.

— N’est bénévole que ce qui est volontaire, a dit Maria.

Et pesant sur son coude pour ralentir sa marche, un peu trop saccadée :

— Je vous en prie, ne me faites pas de discours. Vous allez me dire qu’on n’assure pas la justice en pratiquant, au coup par coup, la charité. Je fais de l’aide sociale. Et alors ? C’est un vice ?

— Non, a dit Manuel, un petit nombre de chrétiens se sont aperçus que travailler pour leur ciel, c’était bien égoïste et qu’il fallait peut-être sur cette terre non pas seulement secourir son prochain, mais refuser l’enfer des autres. Malheureusement vous ne savez pas que les démons sont des hommes d’une certaine espèce…

— Bref, a repris Maria, c’est la motivation qui vous hérisse, parce que ce n’est pas la vôtre… En ce moment, vous vous sentez séparé de moi et vous le supportez mal.

— C’est vrai, a reconnu Manuel. Si vous étiez ma femme, je le supporterais mieux.

*

Il croyait s’être recouché ; il est debout près de la trappe, hésitant à appuyer sur le bouton. Le ronronnement du moteur ne fait guère plus de bruit que celui d’un frigo, mais il ne faut pas que Maria se réveille trop tôt. La claustration, la déchéance, l’incertitude, le danger qui peut maintenant le séparer d’elle bien plus radicalement qu’une foi différente, cela aussi il le supporterait mieux si…

N’a-t-elle pas accepté d’avance ? Pour nous, ce sera quand vous voudrez, Manuel… Il est vrai que la phrase était écrite en travers du carton d’invitation au mariage de sa sœur. Mais si un padre est nécessaire, autant envoyer tout de suite un nouveau carton à la Junte ! Où la mort rôde, l’amour peut-il attendre ? Que Maria en décide ! Il n’y a qu’à presser sur ce bouton. L’escalier n’a que douze marches et dans le couloir, à gauche, il suffit de huit pas. Il poussera la porte. Il dira…

Déclic. Le moteur ronronne. Pourtant Manuel peut le jurer : il n’a pas avancé la main. Il l’a laissée dans la poche de son pyjama : un pyjama d’Olivier, trop grand pour lui, retourné aux poignets comme aux chevilles.

Le moteur ronronne, la trappe s’abaisse et par l’ouverture qui s’agrandit pénètre une lumière discrète, bleutée, qui n’est pas celle du plafonnier, mais celle de l’applique située au fond du couloir, là où il fait un coude vers la salle de bains. Il faut vingt secondes pour que l’escalier se déploie. D’abord apparaît un tableau cubiste : deux cloisons fuyant vers une troisième en étirant des triangles d’ombre. Puis le tableau devient surréaliste : une tête pénètre dans le cadre, suivie par deux épaules et une interminable chemise de nuit brodée d’un S à hauteur de sein et descendant tout droit jusqu’à cette rangée de dix orteils ongulés d’onyx pâle, au ras desquels vient se mettre en place la dernière marche. D’ordinaire quand l’escalier touche, il y a dans la mécanique, jusqu’alors silencieuse, une pièce de métal qui se met à frémir. Ponctuelle, la pièce de métal frémit.

— Vous descendiez ? dit Maria.

— Vous montiez ? dit Manuel.

*

Toute la nuit l’escalier va rester béant ; et ce ne sera pas une précaution en cas d’alerte, mais un oubli.

Manuel a rejoint Maria, il l’a prise dans ses bras ; il l’emporte vers la chambre d’ami. S’il flageole un peu, ce n’est pas qu’elle soit lourde, c’est qu’il a le trac, qu’il se souvient de la « Marthe » aux édifiants travaux. La naïveté n’est pas toujours là où on l’attendrait : en fait de simplicité Maria peut lui en remontrer. Elle n’a jamais été la fille des consentements partiels, des jeux de main, du dépeçage de linge au bout de quoi les ingénues éventuellement succombent. Mais le refus de l’occasion exalte la décision. Au pied du lit elle se redresse, elle remue de rondes épaules sous les brides minces retenant la grande cloche de linon qui l’entoure. Elle murmure :

— Frère Laurent n’est pas au rendez-vous… Tant pis ! nous nous passerons de lui. Ce que je vous offre, je ne peux pas plus longtemps me le refuser.

Si le ton n’est pas solennel, la comparaison véronaise — qu’elle utilise pour la seconde fois — et l’alliance de sa sœur toujours fichée à son doigt suggèrent que pour elle il s’agit tout de même bien d’une nuit sacramentelle. Mais aussitôt, d’un geste vif la passant par-dessus sa tête, elle dépouille cette longue chemise qui tombe, précédant le pyjama de Manuel dont elle dénoue elle-même le cordon. Une fille nue, encore debout, considère un garçon nu, encore debout. Ils s’étonnent, souriants : lui de la trouver si chair et si statue, elle de découvrir cet animal velu tout ficelé de muscles. L’innocence les gagne, ils sont à peine gênés : lui d’être déjà vigoureusement armé, elle d’abandonner le rempart et de crier en somme au soldat : Ville ouverte ! Ils sont tout de même à court de mots, à court de gestes et c’est encore Maria qui s’allonge la première. Les voici côte à côte. Les voilà face à face. Adam et Ève, une fois de plus, font ce qu’il faut. Un tu tout neuf fleurit dans la bouche de Maria :

— Tu me fais mal.

Elle ne le répétera pas. On se trompe sur le feu que gardent les vestales : ce peut être le leur. Presque aussitôt la grâce s’empare de Maria ; elle commence à tanguer d’une tempe à l’autre, à user du privilège — plutôt rare — des filles immédiatement douées pour le plaisir ; et de pauses en reprises l’atteignant davantage, elle chante sa partie dans le choral à deux souffles au point de s’en ébahir :

— Eh bien ! dit-elle enfin.

Si toute femme la vit, à son heure, la maja desnuda est rarement parfaite et, reprenant haleine, Manuel parcourt encore des yeux ce corps embroussaillé de roux, aux attaches un peu fortes, à la peau piquetée de son, mais tendue sur une jeunesse sans plis, sans bourrelets, sans souvenirs. Son regard remonte vers un visage où luisent des prunelles vertes et des lèvres humides, entrouvertes sur de petites dents très blanches et très serrées. Un soleil de cheveux s’étale, se disperse, rayonne sur l’oreiller, semble éclairer la pièce. C’est une autre chaleur qui maintenant, tous deux, les envahit : celle de la tendresse.

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