Seul depuis la veille au soir, sans aucune possibilité de sortir du réduit, Manuel pourrait se croire revenu à l’âge de treize ans lorsqu’à l’orphelinat il écopa de trois jours de cellule de discipline pour avoir rendu une rédaction dont le pieux sujet, traité chaque année — Exprimez les sentiments que vous inspire l’œuvre de charité dont vous êtes ici le pupille —, n’avait mérité à ses yeux que deux pages blanches barrées d’une courte phrase : Et si c’était mon droit ? La différence entre l’enfant et lui, il est vrai — et cette différence le ronge —, c’est que, sous ce toit, sa reconnaissance est bien due ; qu’il est et qu’il n’est pas dans son droit ; que sa résolution a quelque chose d’abusif pour ses hôtes.
En bas s’affaire Selma restée chez elle, ce jeudi, pour garder Vic et pour ouvrir la porte à Maria. Bien qu’elle ait encore quelques jours devant elle, le va-et-vient de ses talons-aiguilles, accompagné de courtes galopades, ne laisse aucun doute sur ce qu’elle fait : allant d’une pièce à l’autre, elle collecte de quoi remplir une première malle, avec l’aide excitée de son gamin qui vient de dire de sa petite voix pointue, en passant sous la trappe :
— C’est tout de même drôle ! Elle est restée juste un soir, Maria, et tu la laisses déjà prendre un congé.
— Elle est allée chercher ses affaires, a répondu Selma.
— De toute façon pour une semaine tu crois que c’était la peine ?
Manuel accuse le coup ; c’est en effet une course contre la montre et Maria n’est toujours pas là. Une main sur le ventre, palpant l’endroit sensible, il rumine. Mieux vaut en somme qu’il croupisse dans son trou. La veille, jusqu’à minuit, en face des Legarneau, aussi inquiets que lui et s’efforçant pourtant de trouver des motifs au non-retour de Maria, quelle tête de pénitent, encagoulé d’angoisse, il a pu leur offrir ! Le moindre regard lui semblait chargé à balle ; et il l’en remerciait, saisi d’une horreur de lui-même, d’une de ces envies de quitter sa peau qui mènent tout droit au saut dans la rivière et à quoi il n’aurait jamais cru, lui, si bardé de convictions, qu’il pût se laisser aller.
Il était même si bas en allant se coucher que la réaction n’a pas tardé. La colère a suivi, fruste, allumée soudain par un détail. Une bagarre de moineaux, se disputant l’abri sous les solives, lui a rappelé que ces innocents — envahisseurs des cinq parties du monde — étaient venus d’Europe avec les colons. Avec les colons, moins pacifiques et qui ont fait régner le fer, le feu, le fouet sur cette terre, quatre cents ans plus tard livrée aux mêmes fureurs. Lucre, morgue, violence, en vérité le bel héritage ! Quelle naïveté que de vouloir convertir en douceur ce pays, d’avoir cru qu’en bêlant fraternité les moutons se rameuteraient sans alerter les loups ! Qui veut la fin veut les moyens. Si c’était à refaire, ce bavard de Manuel Alcovar, on lui fournirait d’autres armes, on lui apprendrait à se battre avec autre chose en main qu’un micro…
Dérivatif, au fond. Une partie de la nuit, sautant à l’œilleton au moindre bruit, imaginant le pire — car enfin Maria n’était pas assez folle pour braver le couvre-feu —, il s’est battu contre lui-même, il a essayé de se raisonner, estimant tantôt méritoire et tantôt offensant pour l’absente de retrouver son sang-froid. Au-dessous de lui dans la chambre d’où montait entre de longs silences une phrase étouffée, on ne dormait pas davantage. C’est seulement vers trois heures que Manuel n’a plus rien entendu. Une patrouille de routine venait de passer, en jeep, composée de quatre militaires pelotant une fille ivre qui riait aux éclats. Dans un ciel net, juste au ras de la masse noire d’un arbre, Ennis brillait faiblement au-dessous de Canopus. Lâche — ou sage —, Manuel a coup sur coup pris deux de ces comprimés de somnifère qu’une raie centrale permet de casser en deux et, les croquant au lieu de les avaler, a gardé dans la bouche cette bouillie âcre dont la salive n’arrivait plus à nettoyer ses dents.
Contre le sommeil, contre le réveil, sans rien savoir d’une phase intermédiaire, il lui semble s’être maintenu dans un état crépusculaire, un demi-rêve, où, de ville en ville — dans l’ordre exact et répétant le même discours, avec les variantes locales —, il a revécu la dernière campagne électorale au côté d’un silencieux chauffeur qui — seule anomalie — avait pris le visage de Maria. C’est en se demandant pourquoi elle comptait les bornes kilométriques en suédois, en, tva, tre, fyra, sur deux tons, l’un grave, l’autre aigu, qu’il s’est aperçu que les trois Legarneau faisaient leur gymnastique.
Pas de petit déjeuner. Pas de déjeuner, sans doute. Quand chaque tintement de quart d’heure au clocher voisin aggrave un affolant retard, ça ne devrait pas compter et pourtant, malgré ce qui lui renoue la gorge, les bruits de vaisselle ne lui permettent pas vraiment de mépriser sa faim. Il s’en veut. Aux moments pathétiques, comment un homme peut-il rester esclave de ses besoins ? D’ailleurs, quand il s’agit d’une fille comme Maria, comment peut-il rester aussi l’esclave de ses doutes ? C’est idiot, mais à force de fatiguer la supposition : Et si elle ne pouvait pas revenir ?… un verbe change, on finit par formuler l’alternative : Et si elle ne voulait pas revenir ? Après tout, abstraction faite des sentiments, ce ne serait pas déraisonnable. Compte tenu de ce que perd Maria, de ce qu’elle risque, le cousin que lui destinait sa famille serait bien plus avantageux. Sauf sous ce toit, quiconque jugerait froidement la situation ne pourrait la résumer que d’une façon : si Maria est ta chance, toi, tu n’es pas la sienne.
Tu n’es pas la sienne, non, mais presque aussitôt il se vérifie qu’elle est bien la tienne. Six petits coups de sonnette. C’est un code, récemment établi. Pour distinguer les gens de la maison des visiteurs — qui appuient plus ou moins longuement sur le bouton —, quatre coups serrés, c’est réservé à Olivier ; cinq, à Selma ; six, à Maria. Manuel s’est rué à l’œilleton : c’est bien Maria, tenant une valise à la main. Elle traverse le jardinet, accueillie par Vic qui gambade autour de sa jupe ; elle disparaît dans la maison.
Mais les choses se précipitent. La voix de Selma, qui doit hausser le ton à dessein, annonce la couleur :
— Non, ne m’expliquez rien. Le temps presse. Je file à l’ambassade avec le nécessaire. J’emmène Vic.
Pour édifier le gamin elle ne manque pas d’ajouter :
— D’ici ce soir, s’il vous plaît, faites-moi la salle à fond.
Elle ne mettra pas une minute pour se préparer, passer la grille et s’éloigner dans la voiture qui attendait le long du trottoir. Manuel est descendu aussitôt. Manuel tient déjà dans ses bras une Maria très lasse, aux traits tirés et qui croit encore nécessaire de s’excuser :
— Tu as dû te faire un sang d’encre. Je n’ai trouvé la clef que très tard…
Si Maria est là, c’est qu’elle a réussi. Comment ? C’est du détail. Sa présence seule importe, sa présence se fête. Manuel l’écoute à peine. Il la serre, il l’embrasse, il s’enflamme, il l’enlève comme au premier soir, il va la déposer sur son lit, il lui fait l’amour, il recommence et, tout haletant, se décide enfin à la laisser parler :
— C’est une chance que mon père ait eu le goût du geste, dit-elle. La petite dot de Carmen, il aurait pu tout aussi bien la lui remettre en un chèque. Il a préféré faire un petit paquet de bons du Trésor, d’obligations au porteur, qu’il comptait jeter sur la table, le soir, après le dessert ; et ça, je le savais. Mais à vingt-quatre heures près, je n’aurais plus rien trouvé. Figure-toi qu’en sortant, ce matin, de l’appartement je suis tombée nez à nez… Avec qui, je te le demande ? Devine un peu ! Avec Lila !
Lila, c’est un nom qui ne dit rien à Manuel. Maria, qui n’en revient pas de cette dernière embûche, se relève frémissante et, pour une fois, presque méprisante. Lila, c’est une cousine, une petite-fille de sa grand-tante Teresa et de son grand-oncle Ismael l’armurier, l’homme le plus riche de la famille. Lila a vingt-cinq ans, elle est divorcée, elle vit — dit-on — avec un capitaine au long cours : c’est elle qui, terrorisée, est sortie de l’église parce qu’elle avait mouillé sa culotte. Elle se trouve ainsi être la seule survivante, ses parents, restés surplace, n’ayant pas échappé au massacre.
Quand Maria est sortie — vers neuf heures, parce qu’à la réflexion elle avait préféré attendre que les gens de l’immeuble fussent partis au travail —, elle l’a trouvée, vêtue de noir et discutant avec Mme Gallo, très vieille voisine assurant d’ordinaire la chronique du quartier. Impossible de les éviter. Maria s’est dirigée, souriante, vers les deux femmes qui la regardaient avec des yeux exorbités, qui sont d’abord restées béantes comme devant un fantôme, puis ont crié ensemble :
— Maria ! Tu n’es pas morte ?
Mais quelle différence dans le ton et, plus encore, dans l’expression des visages ! Celui de l’octogénaire à langue trop longue, mais qui si souvent avait accueilli, consolé la petite fille, puis l’adolescente houspillée par Mme Pacheco, remerciait le ciel pour le miracle et rayonnait de compassion. Celui de Lila, décemment chagrinée, s’efforçait en vain de cacher une soupçonneuse déception.
— Mais où étais-tu ? disait la vieille dame. Sais-tu que demain les autorités devaient faire ouvrir l’appartement. J’en parlais justement avec ta cousine qui me demandait d’en être témoin… C’est incroyable ! Je sais bien, c’est affreux à dire, qu’il y a eu des centaines de victimes, qu’on les a ramassées en hâte sans les identifier, qu’on ne sait même pas où elles sont enterrées…
La cousine s’était mise à pleurer. Qu’elle pleurât sincèrement ses parents, nul doute. Mais elle ne cessait d’observer Maria, d’un œil aigu, à travers ses larmes. Une parente vous recherche avait dit la concierge. C’était vrai et il n’était pas difficile de comprendre pourquoi. Seule survivante, seule héritière ! La radio avait fait mention de « cette horrible méprise, exemple d’imprudence fatale, avertissement pour tous ceux qui négligent les consignes », mais elle n’y avait pas mêlé le nom de Manuel, par ailleurs farouchement recherché. Lila, elle-même, très marginale, ne devait pas avoir entendu parler de lui, pas plus que Mme Gallo, tenue à l’écart de toute confidence. Par précaution il fallait se résigner à mentir :
— Je sors de l’hôpital, a dit Maria. Je ne crois pas qu’il y ait eu d’autres blessés.
Paupières mouillées, voix funèbre : elle n’avait pas, hélas ! à se forcer. Pour éviter de nouvelles questions et, surtout, un lamento auquel pouvaient s’agréger quelques ménagères descendant faire leurs courses, elle a pris soin d’embrasser les deux femmes et s’est dégagée en murmurant :
— Excusez-moi, je reviendrai demain. Aujourd’hui j’ai de tristes démarches à faire…
Les mêmes que Lila, ont dû penser ces dames, et c’est ce qu’il faut. Des biens qu’elle abandonne, Maria n’est pas assez détachée pour admettre la rapacité de sa cousine. Elle n’est pas fâchée de laisser derrière elle un maquis d’inextricable légalité. Mme Gallo témoignera de sa survie. L’appartement continuera à pourrir durant des mois. On finira par trouver louche l’attitude d’une fille disparue, réapparue, puis définitivement escamotée. La chicane s’emparera de l’affaire, interminablement plaidée.
Maria s’excite là-dessus et Manuel lui découvre un travers, un reste de hargne possessive qui le surprend, mais dans un sens le rassure. N’a-t-elle pas cependant tout sacrifié pour lui ?
— Après les tueurs, les charognards : c’est dans l’ordre, dit-il négligemment. Il doit y avoir dans le pays, ces temps-ci, des milliers de coquins à l’affût d’aubaines abominables. Je t’en prie, parlons d’autre chose.
Il sourit. Elle sourit. C’est la même Maria qui l’a rattrapé par la manche, l’autre soir, qui l’a ramené, qui a fermé la grille et mis la clef dans sa poche en disant : Tu te préfères mort pourvu que je sois vivante. C’est généreux, Manuel, mais ce n’est pas le genre de générosité que je te demande. Moi, franchement, je ne mourrais pas volontiers si, à cette condition, tu devais me survivre. Deux moins un, en amour, c’est égal à zéro. Or c’est la même Maria qui, le lendemain, s’est exposée pour lui. Manuel saute sur ses pieds et claironne :
— Ce n’est pas tout ça, mais je n’ai rien mangé depuis hier soir. Je casserais bien la croûte.
Il fait la grimace, s’immobilise un instant et porte la main à son ventre.
— Qu’as-tu ? dit Maria.
— Rien, dit Manuel. C’est mon point de colite. Quand je m’inquiète, il prospère.
Maria fronce un peu les sourcils, mais sans plus. Ce n’est pas le moment de faire les douillets, de se tracasser pour de petits maux, d’agacer la Providence. Avec bien moins de raisons d’en être les victimes, leurs parents, leurs amis, Attilio, Fidelia et tant d’autres ont succombé dans la tourmente. Pas eux. Voilà trois semaines, Maria n’aurait pas donné cher de leurs chances et pourtant ils ont échappé à tout. Dans trois ou quatre jours, ils auront passé la frontière. Dans huit, ils seront au Mexique. Ils y souffriront toute la vie de leurs souvenirs. Mais ils s’y installeront, ils y travailleront, ils s’y marieront, ils y auront une fille et un garçon…
Manuel a pris Maria par la main pour la mener à la cuisine. Elle s’assied à côté de lui. Elle coupe du pain, deux tranches de viande froide, avec une joie grave, retenue. Ses yeux brillent, voilés de cils qui battent. N’est-ce pas Manuel lui-même qui disait, voilà peu : On ne se taille pas du paradis dans l’enfer.