V

Menue, tournant la tête de tous côtés, sûrement inquiète, mais laissant sur son visage lisse paraître par instants un sourire de défi, Fidelia trottine.

Les ordres de Madame sont de promener Vic. Elle le promène. Elle l’a longuement arrêté devant le puma qui, la queue de travers et travaillant des crocs, s’acharnait sur un cuisseau de bœuf. Elle lui a fait remarquer que cette bête avait de la chance de manger tous les jours de la viande.

Un enfant a besoin de leçons de choses et Fidelia a décidé de revenir du zoo par le quartier bas. Passer d’un monde à l’autre n’exige pas de commentaires. Il y a les gens d’en dessous : fourmis courant d’un trou à l’autre en transportant des choses. Il y a les gens d’en dessus, campés sur leurs terrasses et observant cette foule ramenée à la raison par ces braves petits soldats postés à tous les coins de rues et dont la mitraillette fait partie de la hanche, comme le dos rond et l’air soumis des passants font partie du bon ordre. Cette foule maigre qui baisse la voix pour dire les choses les plus innocentes, qui n’ose plus se resserrer, mais va par petits paquets, bien surveillés, lorgner les éventaires en se contentant le plus souvent d’écarter les narines au-dessus des victuailles, c’est un spectacle plus rassurant que celui des cortèges compacts hérissés de drapeaux qui, voilà un mois, descendaient encore l’avenue de l’indépendance vers la place de la Liberté. Tout va bien. Enfin tout va mieux. Là-haut, des dizaines de silhouettes attestent qu’on prend le thé, jumelles en main, pour contempler d’aventure la brève opération de nettoyage d’une patrouille enfonçant à coups de crosse la porte d’un suspect…

Balade instructive et sans danger. Fidelia sans doute est une métisse, de bronze et de jais, enveloppée dans une méchante petite robe jaune à raies brunes. Mais elle donne la main à Vic, en se tenant légèrement derrière lui. Elle conduit son petit monsieur en prenant soin qu’il la précède. Qui s’y tromperait ? Tenant de son père, Vic, à huit ans, en paraît onze : il est d’un rose recuit et sommairement vêtu d’un jean coupé à mi-cuisse, d’un polo à l’effigie de Juan Llapel, le célèbre avant-centre. Mais ses bonnes chaussures, son bracelet-montre font foi de sa qualité. Au surplus, tenant de sa mère, il est blond — plus paille que lin — et il a les yeux bleus — plus myosotis que pervenche.

Hur mycket är klockan ? demande-t-il.

C’est un jeu. Fils d’un Angevin et d’une Dalécarlienne, il a quatre langues dans la bouche : le français paternel, le suédois maternel, un anglais sommaire — bafouillé à Ottawa, à Delhi, derniers postes des Legarneau — et un rudiment d’espagnol assaisonné de vocables étranges empruntés aux précédents idiomes et vaguement hispanisés. Fidelia, à qui ce don des langues inspire une sorte de respect, doit répondre dans son dialecte natal que Vic est en train de défricher.

Cette fois elle n’en aura pas le temps. Le discret bourdonnement de la foule s’éteint, son piétinement s’accélère pour la disperser. Qui braille ? Une très belle queue s’allonge devant un magasin dont quatre policiers sont en train d’extraire deux courtes femmes au teint foncé, aux cheveux plantés à mi-front et qui osent contester le prix du poisson. On les embarque, déjà muettes, et la queue se rabat contre le mur, peureuse, rigide, alignée comme une série de bâtons sur un cahier d’enfant, pour laisser passer ce blondinet escorté par une fidèle servante :

Que han hecho, estas ninas ? dit Vic, passant à l’espagnol.

Fidelia prend son temps. Il est préférable de s’éloigner, de tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de fournir à la petite classe un vague début d’explication :

— Elles sont pauvres, dit-elle enfin. Elles trouvent que c’est trop cher.

— Et alors ? dit Vic. Maman s’en plaint aussi.

— On peut le dire chez soi, rétorque Fidelia. Pas dehors : ça devient de la politique.

L’avenue remonte. Fidelia allonge le pas, cherchant ses mots :

— Les pauvres, ces temps derniers, ont voulu se débarrasser des riches. Maintenant, tu comprends, c’est le contraire.

— Hé ! dit Vic, superbe de logique. On ne peut tout de même pas arrêter tous les pauvres. Qui est-ce qui travaillerait pour les riches ?

Fidelia rouvre la bouche, hésite et finalement se tait. On ne sait jamais : un enfant a vite fait de trahir une confidence, et la plus anodine, en ce moment, peut coûter cher. Surtout dans sa situation. La pente devient raide : elle souffle un peu, elle se voûte, elle se recroqueville si bien que l’épaule de Vic lui arrive presque au menton. Oui, mieux vaut ne rien dire. Mieux vaut ne rien voir, ne rien savoir.

Elle aurait pourtant bien envie de poser des questions. Elle l’a encore remarqué tout à l’heure, avant de sortir : la maison sentait le tabac et pourtant ni M. ni Mme Legarneau n’ont jamais fumé devant elle. La chemise qui séchait sur la corde à linge, dans la cour, était beaucoup trop étroite pour Monsieur et la culotte, pincée par deux épingles de plastique, n’était pas l’une de celles de Madame. Depuis quelques jours d’ailleurs le réfrigérateur est anormalement plein. Il est hors de question de recevoir quiconque, le soir, de braver le couvre-feu ; et si Madame a voulu faire des provisions de sécurité, comment malgré son travail, malgré son état, a-t-elle pu s’imposer les queues que cela suppose ?

— Nous y voilà, dit Fidelia.

D’un quartier à l’autre, passé le raidillon, la coupure est brutale. Les arbres du parc pointent ; les jardins s’élargissent, gardés par des chiens gras, aux abois graves, ou hantés par des chats bien fourrés ; les toits chapeautent largement des pavillons que les pick-up transforment pour la plupart en grandes boîtes à musique déversant par les fenêtres ouvertes un salmis de doubles croches. Pourtant Fidelia sursaute et Vic lui-même s’arrête, médusé. D’une rue adjacente débouche une colonne de gamins, coûteusement affublés, qui en indiens, qui en carabiniers, qui en David Crockett, mais tous armés de fusils de plastique moulé. Ils sont une douzaine, encadrant six prisonniers d’âges divers aux mains croisées sur la tête. Ils piquent droit sur le mur d’enceinte, ils bandent les yeux des condamnés avec leurs mouchoirs, les collent contre la maçonnerie et se regroupent devant eux pour former un peloton d’exécution. Le chef s’écarte : ce n’est pas le plus grand, mais le porteur de la plus belle panoplie qui lui confère le grade de général.

— Vous ne pourriez pas jouer à autre chose, non ? proteste la sentinelle la plus proche.

— Feu ! crie le chef, abattant le bras avec conviction.

Douze bouches crachent une rafale d’onomatopées. Les victimes tombent, avec prudence d’abord, puis en prenant soin, une fois à terre, de paraître très mortes, de s’étaler les bras en croix, les jambes en équerre, de retenir leur respiration, tandis que le chef, six fois, crie Pan ! en leur appuyant sur la tempe un revolver à bouchon. Mais bientôt elles n’y tiennent plus ; elles ressuscitent en criant :

— Maintenant on change ! C’est toujours nous, les fusillés.

Fidelia, indignée, a déjà entraîné Vic, atteint la grille, sorti sa clef. Ayant levé les yeux — et de nouveau sursauté —, elle va laisser tomber son trousseau, le ramasser, s’offrir une quinte de toux avant d’ouvrir. Ainsi le coin du rideau aura le temps de retomber et l’ombre entrevue celui de disparaître.

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