Dans le jardin, sur un rosier remontant il y avait trois roses tardives, fragiles comme sa joie.
Habituant du même coup le voisinage à la présence d’une nouvelle bonne dans la maison des Legarneau, Maria étendait du linge. Elle venait de poser huit pinces le long d’un drap sous le poids duquel s’incurvait le cordeau quand, arrivant au pas cadencé, la section de relève, anormalement gonflée, s’arrêta pile à la hauteur de la grille. Un instant médusée, sciée en deux par une crampe d’estomac et laissant le vent gonfler cette lourde voile qui s’égouttait sur ses chaussons, Maria prit sur elle. Rompant avec la raideur quotidienne qui faisait de cette relève une parade destinée à l’édification des riverains, le galonné de service venait de lui adresser un superbe clin d’œil. Elle répondit d’un petit geste de la main. Bonne affaire ! Pour ne pas être en reste le sergent salua, et la propriétaire de la villa contiguë, une matrone enfarinée, qui justement louchait par-dessus la clôture, en parut ébaubie.
Talonnant ferme, la section marquait le pas. La sentinelle la plus proche pivotait, repartait en angle droit, lançait huit fois la jambe en l’air en traversant la chaussée, pivotait de nouveau, prenait la file sans être remplacée.
— Adelante, de frente ! cria le sergent.
Maria s’avança davantage et osa même ouvrir le portillon sans toutefois s’aventurer sur le trottoir. À gauche il n’y avait plus aucun factionnaire au pied du mur d’enceinte et à droite les autres rejoignaient un par un la section qui, de relais en relais, disparut au bout de la rue, massive, dans un balancement de hanches et de fusils. À l’évidence, on supprimait le cordon, on rouvrait le parc. Maria rentra sans hâte, pour enfiler plus vivement le couloir. L’escalier était déjà déplié : Manuel avait eu la même idée qu’elle. Il était monté quatre à quatre jusqu’à son observatoire ; il en redescendait, secouant la tête :
— Non, dit-il, ils ont évacué les abords du parc, mais on aperçoit toujours une dizaine de casques autour du jardin de l’ambassade. Nous ne pouvons pas la rejoindre… Quelle heure est-il ?
— Onze heures et demie, dit Maria. Mon pauvre chéri, il va falloir que tu regrimpes : les Legarneau peuvent arriver d’un moment à l’autre.
Double soupir. Tendu, résistant, les retenant comme un élastique, s’étirait entre eux ce regard des amants obligés de se séparer.
— Je vais regretter leur absence, dit Manuel. Depuis trois jours nous vivions presque normalement.
— Ne le regrette pas trop, dit Maria. Nous allions oublier ce que nous sommes, et l’important, tu le sais bien, c’est ce que nous serons.
Elle étendait la main ; elle montrait ce visage lisse, masqué de douceur résolue, dont elle avait sans doute appris l’usage en maternant les enfants des autres. Ce que nous serons… Un futur incertain ne rembourse pas d’un ardent présent et, pour y faire allusion, la voix de Maria avait manqué de moelleux. Manuel se méprit et, remontant de trois marches, fit doucement :
— Excuse-moi, Maria, je ne voudrais pas que tu sois fâchée d’un bavardage un peu vif.
— Fâchée de quoi, Manuel ?
Elle eut ce rire léger qui manque aux hommes si souvent alourdis par l’importance qu’ils donnent à leurs propos :
— Tu veux parler de notre petite discussion de ce matin ? Mais chéri, nous en avons eu, nous en aurons sûrement d’autres. Toi et moi, c’est une réussite qui n’a vraiment rien à voir avec l’ordre du monde.
— Crois-tu ! reprit Manuel. J’ai l’impression que si l’ordre du monde, ces temps-ci, nous convenait mieux, je ne serais pas obligé d’aller me tapir dans mon trou.
Elle mit deux doigts sur sa bouche pour le faire taire et en même temps lui envoyer un baiser. Puis tandis qu’il franchissait la trappe, elle s’en fut, tortillant de la cheville droite, restée faible, inspecter chaque pièce pour rendre à qui de droit une maison exemplaire.
Lui, là-haut, retrouvant son matelas pneumatique, privé de son jumeau, allumait nerveusement une cigarette, s’en repentait, l’éteignait en l’écrasant sur une solive.
Que s’étaient-ils donc dit, au saut du lit, sortant de cette fureur douce avec laquelle, une fois de plus, ils avaient célébré leur réveil. Et pourquoi ? Au bout de soixante-douze heures de fête continue on peut avoir soudain envie de marquer le coup, de laisser une mouche tomber dans le sirop. C’était aussi bête que ça… Voyons ! Maria, qui mettait sa culotte, se moquait gentiment d’elle-même, disait qu’elle se sentait comme un bernard-l’ermite sorti de sa coquille. Un bernard-l’ermite, oui, parce qu’il enfouit où il peut — dans un vieux murex vide, dans une troque — la moitié basse, la moitié molle et toujours en danger de son corps. Aveu tranquille. Aveu doublé d’un autre : elle aimait sa coquille, un peu rigide, mais solide : bref, ce genre de vie qu’il devait comprendre mieux que personne, lui qui…
Eh bien, non ! Comparaison refusée. Voilà où les choses s’étaient mises à dériver. Sur une descente de lit, en si simple appareil, engager un débat sur la croyance et sur la conviction, mettre en balance leurs mérites, leurs effets respectifs, il faut le faire ! Et l’échange final, en sa justesse, n’en était que plus cocasse :
— Enfin, Maria, puisqu’elle l’a racheté, paraît-il, pourquoi la Rédemption n’a-t-elle pas du même coup extirpé de ce monde la misère et l’oppression ?
— Et pourquoi, Manuel, vos amis peuvent-ils devenir féroces, même entre eux, pour imposer leur recette du bonheur ?
Stupéfaite et la bouche ouverte, comme si le mot bonheur lui restait collé au palais, Maria avait coupé court pour filer à la cuisine et en revenir, folâtre, disant qu’Allah était grand, qu’on entrait dans le Ramadan, qu’hormis du thé — et encore, en rationnant le sucre — elle ne pouvait plus rien offrir, qu’elle songeait sérieusement à se rendre au souk le plus proche…
Sans le coup de fil de Selma elle aurait pris ce risque. Mâchouillant sa cigarette éteinte, Manuel reniflait l’odeur pour lui désormais familière des moineaux, écoutait leurs pépiements, leurs petites disputes griffues, réfléchissait. Parce que l’amour, ça vient du hasard et qu’il faut du temps pour que cette idée en nous s’abolisse, un homme de cette fichue race, dite sérieuse, même lorsqu’il est comblé, n’admet pas son nouveau personnage sans quelque appréhension. Depuis trois jours, avec ce sens aigu, prémonitoire, des chances menacées, Manuel se répétait : « Au moins, j’aurai eu ça », et en même temps : « Mais ça, c’est quoi ? »
Qu’est-ce que ça vaut ? Quand il recouvre tout, l’amour s’étonne d’avoir à se comporter de la même manière que chez ceux où il ne recouvre rien. N’est-il pas tout spécial ? Peut-il accepter de dépendre d’un taux de testostérone ? Voilà bien la chanson : Je voudrais te faire autre chose, témoignant de ce que tu m’es… Or, venu de la foire aux passantes des vies de célibataire, Manuel II, c’était bien le même homme, aux mêmes gestes, faisant le même office que Manuel I. Le seul cousin qu’il se connût — un boutonneux coureur — avait là-dessus un mot affreux :
— La fille-boyau et la fille-tabernacle, crois-moi, ce sont des sœurs jumelles.
Que ce fût une ânerie, doublée d’une offense à l’espèce, Manuel n’en avait jamais douté. Mais traînait encore en lui un peu de cette méfiance pour « le domaine privé » que dans le parti même nombre de camarades professaient au nom de la célèbre apostrophe : les amoureux sont de mauvaises recrues pour la révolution, si proche d’ailleurs de celle de saint Paul : l’homme sans femme s’occupe mieux des affaires de Dieu.
Des imbéciles, ce sont des imbéciles, et moi, tout le premier ! grognait Manuel, entre ses dents. Pauvre type ! As-tu perdu toute éloquence en te découvrant doué pour la gémination ? Tu te souviens d’Attilio, mort devant toi ? Il avait, lui aussi, une femme adorable : quand l’a saisi le chiffre deux, il a mis des semaines à s’en remettre ; il arborait un petit sourire gêné quand on le félicitait. Te voilà aussi embarrassé que lui, aussi bêtement digne devant ce grand rassemblement de prépositions : en, pour, par, avec, sans compter les locutions prépositives dont tu parlais jadis dans ton cours de grammaire, à cause de, à côté de, autour de, d’après, en face de et vingt autres, toutes suivies du prénom-pronom Toi. Quelle affaire ! Tu as besoin de te disculper d’être heureux. Tu as besoin d’en trouver chez d’autres de bons exemples.
Une demi-heure plus tard, il y songeait encore. Une portière claqua juste au moment où il marmonnait :
— Ce qui te gêne le plus, ce ne serait pas par hasard de vivre une lune de miel au moment où tant d’autres vivent une lune de fiel ?
Ankylosé, il s’étira, s’avança vers l’œilleton. Olivier et Selma traversaient le jardin, mais Vic n’était pas avec eux.
Cinq minutes plus tard le signal habituel libérait Manuel qui se retrouva dans la grande salle près de Maria, en éprouvant la curieuse impression d’intervertir les rôles et de recevoir des visiteurs trimbalant leurs valises. Selma, du reste, semblait très embarrassée de son ventre et, plus encore, des nouvelles qu’elle apportait comme des précisions fournies entre-temps par Maria sur ce qui s’était réellement passé dans la maison. D’un même geste du bras encerclant leurs deux femmes, les deux hommes n’éprouvaient pas moins de confusion :
— Tout compte fait, avoua Selma, je ne regrette pas de quitter ce pays.
— Ne craignez rien, fit aussitôt Olivier, voyant blanchir Maria. Le patron vient de m’avertir que j’étais déclaré persona non grata et que nous avions dix jours pour regagner la France. Mais il pense avoir les moyens de vous faire partir auparavant. C’est même pour ça que nous avons laissé Vic à l’ambassade : il fallait que je m’entretienne avec vous pour lui donner, dans l’heure, une réponse.
— Ne t’affole pas, dit Manuel, serrant plus fortement Maria contre lui.
Le tutoiement fit sourire Selma. Maria vacillait, comme si la maison s’était envolée au-dessus d’elle et, maintenant, consentait à redescendre.
— Je vais vous étonner, reprit Olivier, mais pour se donner bonne conscience et du même coup blâmer une répression qu’ils estiment excessive, les Américains, discrètement contactés, acceptent de vous prendre en charge.
— Les Américains ! fit Maria.
Le toit se soulevait de nouveau. Sans se faire plus d’illusions qu’elle, sans regarder Manuel, Olivier insistait :
— Ils sont les seuls à pouvoir le faire. La Junte qui, elle-même, a intérêt à ne pas trop se vanter de leur aide, protestera furieusement, après coup, mais n’osera jamais intercepter une voiture ni un hélicoptère battant à leurs couleurs. N’oubliez pas que leur flotte croise au large…
— Je vois ! dit Manuel, faiblement.
Il était au supplice et, une main toujours crispée sur l’épaule de Maria, l’autre lui voilant le visage, il essayait de donner le change, de ne pas refuser séance tenante un dénouement qui libérait ses hôtes :
— Je sais ce que je vous dois, reprit-il enfin, mais vraiment même pour le reconnaître, même pour sauver celle-ci…
— Décidez en conscience, dit Olivier — aussi figé que sa femme. Pour tout vous dire, je dois ajouter que la Junte, vous croyant réfugié à l’ambassade, nous a fait une incroyable proposition : livrez-nous le sénateur et nous laissons partir tous ceux qui restent encore bloqués chez vous. Nous avons évidemment refusé.
— C’eût été pour moi plus honorable, balbutia Manuel, et pourtant je vous jure qu’en ce moment je n’ai aucune envie de faire le bravache.
Les lèvres de Maria remuèrent, mais il n’en sortit rien.
— Condamner un peuple, sauver un individu, reprit Manuel, c’est vraiment le comble de l’hypocrisie. Je vous remercie, Olivier, de l’intention. Mais je ne peux pas être complice d’un geste de propagande. Que penserait-on de moi ?
Entre quatre regards le débat devenait intense : ce fut Selma qui, la première, ne put en supporter davantage :
— Ne les torture pas. Dis-leur…
— Oui, fit Olivier, il y a une autre solution, mais beaucoup plus risquée : celle du passeur. On nous a parlé d’une filière. Plusieurs des vôtres y ont eu recours pour gagner la frontière. Nul ne sait s’ils sont arrivés à bon port. Si vous êtes reconnu, vous pouvez être trahi car vous valez très cher ; et de toute façon cela exige de disposer d’une somme que nous ne pouvons pas vous avancer et qu’il faudrait pourtant trouver d’urgence.
— Je préfère de beaucoup le passeur, dit Manuel, avec une désinvolture appliquée. Mais je dois avouer que ce que j’ai sur moi me permet tout juste d’acheter des cigarettes et que je ne me vois pas en train de retirer de l’argent à ma banque.
Lâchant Maria, il avança vers la fenêtre dont les rideaux étaient imprudemment restés ouverts ; il tira sur le cordon, puis se retourna, soulevant les bras pour les laisser retomber avec résignation :
— Permettez-moi d’attendre votre départ. Ensuite il ne me restera plus qu’à demander asile à ce bon Prelato.
— Non ! dit Maria, sortant de sa torpeur. Il nous reste une chance. Demain jeudi, dès neuf heures, je descendrai en ville.