Vraiment, est-ce le moment ? Les combats font rage et Maria prie. Elle est peut-être même la seule qui, dans cette église, soit tout à fait recueillie. Manuel ne saurait dire s’il en est plus touché que vexé. Une fille qui prie pour lui, donc qui pense à lui, quand il est absent, même si c’est agaçant, à tout prendre ça reste attendrissant. Mais une fille qui prie pour lui, à côté de lui, qu’est-ce à dire ? Quel besoin, en ce cas, d’illusion ? Il y a là, pour Manuel, quelque chose d’incompréhensible, de frustrant, comme si sa présence était infirmée au bénéfice d’une autre, censée faire le pont (c’est l’expression de Maria) entre deux êtres qu’en ce moment rien ne sépare. Il y a là de quoi ressusciter cette impression de mésalliance mentale, qu’il ne se félicite pas toujours d’avoir surmontée, et, pour mieux dire, cette hostilité dont il n’aurait jamais cru, voilà peu, qu’elle pût non seulement tolérer, mais aiguillonner la passion. Le vieil argument lui brûle les lèvres : Enfin, Maria ! Si Dieu existait, il ne pourrait être que justice ; il ne saurait accorder à chacun autre chose que son droit ; il refuserait toute prière, toute pression, comme contraires à l’ordre du monde…
Mais vraiment, est-ce le moment aussi de philosopher ? Elle est, Maria, d’une beauté frémissante dans cette robe verte sur quoi retombent ses étonnants cheveux de cuivre. On ne peut lui en vouloir d’avoir profité de l’occasion pour présenter aux siens l’homme avec qui, peut-être, elle imitera sa demi-sœur. On ne peut lui en vouloir de cet aveu public qui a eu autant de peine à triompher de ses propres réticences que de celles de son invité, ni du courage qu’il lui a fallu pour l’imposer à certains, ni de la joie qu’elle affiche sans s’inquiéter des circonstances. Si Manuel est mal à l’aise, il ne l’ignore pas : c’est d’abord à lui-même qu’il en a. S’il piétine sur place, c’est qu’il se sent coupable d’inutilité, d’absence, de bonheur personnel. Impossible d’interpréter les crépitements, proches ou lointains, de la bataille. Impossible, à partir d’une église où s’embrouillent les échos, de deviner sur quoi, sur qui l’on tire et même seulement où ça se passe.
Par moments, il semble que ce soit au centre de la ville ; et à d’autres, beaucoup plus à l’ouest, du côté des faubourgs. Mais l’affrontement même est incertain. L’armée entière est-elle en train de mettre le peuple à genoux ? Ou bien des régiments rebelles sont-ils aux prises avec des unités fidèles ? Aux coups de feu isolés répondent de longues rafales d’armes automatiques, noyées dans une sorte de grand roulement sourd ; et les passages d’avions tissent sur l’ensemble de telles traînées de tonnerre qu’en devient inaudible la voix de l’officiant sans cesse obligé d’arrêter, puis de reprendre son homélie. Les mains se malaxant l’une l’autre, la tête virant à gauche, la tête virant à droite, comme s’il craignait de voir forcer les portes, le voilà, ce petit gros, qui essuie un front moite, le voilà qui abandonne :
— J’abrège, mes enfants, en vous souhaitant, à vous comme à vos familles, de vivre dans une entente dont notre malheureux pays en ces heures difficiles ne donne guère l’exemple…
Interrompu par une déflagration puissante, il tressaille et, de sa couperose, le sang soudain se retire au point de ne plus laisser qu’une tache violacée sur chacune de ses pommettes. Dans le quartier même une bombe vient d’exploser ou un immeuble de sauter. On entend tomber du verre ; et le lustre central, dont tintent les pendeloques, oscille sur son filin. Tout le monde se retourne : Lila, une cousine de la mariée, n’a pu retenir un cri ; elle tremble, accrochée à son prie-Dieu ; et aussitôt, livide, honteuse de ce qui a mouillé sa robe, elle gagne l’allée centrale ; elle y fait, face à l’autel, une vague génuflexion ; elle s’enfuit sur la pointe des pieds.
— On aurait dû remettre la cérémonie, souffle Manuel, profitant d’une accalmie.
Maria sursaute ; puis, revenue sur terre, elle pose une main sur celle de Manuel agrippée au prie-Dieu :
— Impossible ! murmure-t-elle. La moitié de la famille est venue de province.
— Si j’avais su, ce matin ! dit Manuel, pour lui-même.
S’il avait su, s’il ne s’était pas couché à minuit, s’il ne s’était pas réveillé tard, s’il n’avait pas réservé cette journée, s’il n’habitait pas seul, s’il avait écouté la radio, il ne serait pas venu ; il ne serait pas là dans une église, pour la première fois depuis sa sortie de l’orphelinat, à faire piètre figure au milieu d’une noce, alors que se joue, à l’improviste, une partie dont dépend son sort. Autour de lui ce ne sont que moues navrées ou sourires en coin de bouche. Ces Garcia et ces Pacheco, ces gens dont il connaît à peine une douzaine par leur nom, il les a rencontrés, il les a harangués par milliers dans les meetings où ils vociféraient pour ou contre lui. Ce qui se passe dehors se passe aussi dedans, au sein même des deux clans qui sont en train de s’unir, et Manuel le voit bien : tandis que baissent les yeux ceux qui le trouvaient hier décoratif et qui aujourd’hui l’estiment compromettant, les autres ne cessent de le fusiller du regard.
Cependant le padre entame la lecture du premier des textes choisis par les fiancés pour « personnaliser » leur mariage : c’est un extrait du Cantique des cantiques qu’il récite recto tono comme un communiqué :
— Voici mon bien-aimé qui vient ! Il escalade les montagnes, il franchit les collines…
Une nouvelle accalmie — toute relative — va lui permettre d’aller jusqu’au bout dans l’inattention générale. Sur la centaine de parents ou d’amis qui ont dû recevoir des cartons, il en manque plus de la moitié et, sur le peu de travées qu’ils occupent, les présents ne sont pas répartis au hasard. Certes, de chaque côté du transept, ce sont les mêmes employés, les mêmes artisans. Mais si les uns paraissent candidement endimanchés, les autres affichent un certain souci d’élégance, pointent le menton d’une manière qui sent son boutiquier. Le plus curieux, pourtant, c’est la double écoute. Chacun fait semblant de suivre l’office, se comporte comme son voisin, sans cesser de tendre l’oreille aux nouvelles qui se transmettent de bouche à tempe et dont, ici ou là, l’origine est un transistor, emporté par quelques assistants. Le fil qui descend le long du cou de l’oncle José, on pourrait à la rigueur le prendre pour celui d’un sonotone si ses lèvres ne bougeaient pas à l’intention d’Elena, tantôt pressée contre lui, tantôt rejetée vers la tante Beatriz qui se livre au même manège dès qu’elle est informée. Mais Arturo, le camionneur, dont la bouille commence à s’épanouir, ne cache pas son poste ; il le tient serré entre veste et coude ; il tourne sans cesse la molette pour assurer la glane ; il fait des signes, il fait des mines avec une heureuse insolence.
— Il y avait un mariage à Cana en Galilée et la mère de Jésus était là et Jésus aussi avait été invité avec ses disciples, récite le padre qui lit maintenant l’Évangile selon saint Jean sans pouvoir retenir le tremblement qui agite ses mains.
— Que les bons citoyens pavoisent ! Et que les autres soient avertis : pour chaque soldat abattu nous fusillerons cinq des leurs ! déclame le transistor d’Arturo qui, se trompant de bouton, a sans le vouloir augmenté le volume.
Le padre, suspendant sa lecture, regarde fixement le coupable en branlant du chef. Arturo, gonflant le torse, se fige pieusement, enfonce son menton dans ses bajoues que bleuit une barbe pourtant fraîchement rasée. Le marmottement sacré reprend :
— Or, on manqua de vin…
Nul ne saisira rien de la suite qui s’estompe dans un vacarme assourdissant. La mitrailleuse lourde entre en jeu, elle-même dominée par le canon qui doit déboucher à zéro car le tir ne précède l’éclatement de l’obus que d’une fraction de seconde. Une rumeur s’amplifie, faite de cris, d’écroulements, de heurts de ferraille et, de nouveau, il grêle du verre. Il en grêle dans la nef même qu’une balle perdue vient de traverser, d’un vitrail à l’autre. Un éclat de couleur pourpre — un morceau de la robe de saint Pierre — est tombé aux pieds d’Alfonso, le frère d’Arturo. Il le ramasse, il l’examine, le fait passer de main en main. Les hommes font le gros dos ; les femmes s’agitent, la tête renversée vers les voûtes, les doigts crispés sur l’épaule de leurs maris :
— Ce n’est plus possible, ça devient dangereux ! clame Mireya, la longue et maigre femme d’Alfonso.
— L’armée le répète depuis une heure : rentrez chez vous, nous ne répondons de rien ni de personne ! renchérit Alfonso.
— Encore faut-il pouvoir arriver chez soi ! la rue sera moins sûre que l’église, dit Arturo également à haute voix.
Sans attendre, Mireya empoigne ses deux filles dont les mêmes cheveux noirs coulent sur les mêmes robes roses et, les tirant par le bras, descend le bas-côté dans un triple froufrou de soie. Alfonso et son frère balancent, puis lui emboîtent le pas, ainsi que deux cousines qui vont tremper l’index dans le bénitier accroché au dernier pilier et se signent mécaniquement. Mais la porte, à peine ouverte, est vivement rabattue sur un cliquetis de chenilles qu’accompagnent un puissant halètement de moteurs et des ordres indistincts rugis au porte-voix. Le groupe reflue, penaud, hésite à remonter et finalement chacun regagne sa place. La panique a été évitée de justesse et les fiancés, qui étaient sur le point de renoncer, qui consultaient leurs parents indécis, font de nouveau face à l’autel. Une sirène hurle quelque part. Y a-t-il donc des pompiers chargés d’éteindre les incendies au fur et à mesure que les bombes les allument ? Le padre reprend d’une voix blanche :
— Jorge et Carmen, vous avez écouté la parole de Dieu qui a révélé aux hommes le sens de l’amour. Vous allez vous engager l’un envers l’autre. Est-ce librement et sans…
Le canon redouble ; les explosions se succèdent ; les avions ne cessent plus de passer, leurs vagues d’assaut font trembler l’édifice au long duquel remontent les tanks lourds. Nul ne saisira rien du bredouillement de Jorge ni de celui de Carmen qui louchent vers le vitrail troué et se ressaisissent pour ânonner quelque chose. Mariage de sourds ! Si la cérémonie continue, c’est que chacun peut se référer à la brochure liturgique. Luttant en vain contre les décibels, questions et réponses alternent, au jugé. Un bout de phrase perce tout de même, que le padre a été obligé de crier :
— Et maintenant en présence de Dieu, échangez vos consentements.
Mais le Carmen, veux-tu être ma femme ? comme le Jorge, veux-tu être mon mari ? et les deux oui rituels ne se devineront qu’au mouvement des lèvres, comme les serments qui suivent ne se devineront qu’au mouvement des mains, si nerveuses que les nouveaux époux auront le plus grand mal à enfoncer l’alliance au doigt de leur conjoint. José vient de retirer l’écouteur fiché dans son oreille ; il fait un geste d’impuissance dont Manuel souffre aussitôt.
Si les amis de José, qui sont aussi les siens, ont cessé d’émettre, si leur poste s’est tu, c’est que l’adversaire s’en est emparé. Il suffit pour en avoir confirmation de regarder Arturo. Son transistor collé sur la joue maintenant, il jubile sans vergogne, il lève triomphalement un pouce. Manuel, qui n’a aucune chance de se faire comprendre autrement tant le bruit est intense, tire son agenda de sa poche, fait coulisser le crayon miniature et sur la première page venue griffonne :
— Maria, la situation devient grave. Ma place n’est pas ici.
Il rougit. Si sa place n’est pas dans cette église, qu’attend-il pour s’en aller ? Pourquoi demande-t-il son avis à une fille qui de toute façon le retiendra ?
Elle prie de nouveau, les yeux clos, et il n’est pas difficile d’imaginer ce qu’elle dit : Tout amour vient de Vous, Seigneur. Si je m’étonne d’aimer celui-ci, qui Vous ignore, je ne puis me le reprocher sans Vous le reprocher à Vous-même. En ces heures tragiques, je Vous le recommande… Manuel, qui tient toujours ouvert son agenda, se sent de nouveau gagné par cette hostilité tendre qui chaque fois le déconcerte. Maria n’a jamais dit : Je prie Dieu qu’il vous éclaire. Il ne le supporterait pas. Mais il n’a jamais lui-même essayé de la convaincre : elle ne le supporterait pas non plus. Un léger coup de coude avertit Maria qui rouvre les yeux et secoue si violemment la tête que sa mise en plis se sépare en deux. Elle s’empare du carnet, du crayon ; elle répond :
— Inutile ! Savez-vous seulement où aller ? D’ailleurs c’est fini, nous allons sortir ensemble.
Elle relève le nez, Maria. Elle sourit avec application. Des taches vertes, des taches roses, des taches bleues, mouvantes, brochant les unes sur les autres comme les ronds de lumière que le plein midi va plaquer sous les arbres, apparaissent sur la paroi nord. Au milieu il y a une tache blanche qui correspond au trou du vitrail. Si l’ombre des piliers devient plus tranchée, la nef s’inonde de clarté : c’est l’heure où chaque jour le soleil, contournant un immeuble de rapport, atteint l’église et y diffuse de l’arc-en-ciel. Trêve fugitive ! Le padre, tourné vers l’harmonium, s’aperçoit que l’organiste s’est éclipsé sans que nul n’y prenne garde. Il reste la bouche ouverte sur les premières notes du cantique d’actions de grâces ; il les ravale d’un air contrarié ; il enchaîne, bras étendus, paumes en cloche au-dessus du jeune couple qui s’incline décemment — encore que la mariée, d’un tour de cou, soit en train de consulter la montre-bracelet de son mari. La première phrase, lancée au lustre, passe majestueusement :
— Père très saint, Tu as créé l’homme et la femme pour que, dans l’unité de la chair et du cœur, ils forment ensemble…
Le reste, implorant la bienveillance céleste, replonge dans la fureur des hommes. Devinant bien que le padre a expédié l’essentiel, qu’après la bénédiction il n’y aura ni messe ni défilé, la noce s’agite. Les femmes ramassent leurs sacs à main, les hommes frottent leurs pantalons, une demoiselle d’honneur renfile de longs gants. Enfin le padre, laissant tomber les bras, martèle la formule finale :
— Et donne-leur à tous deux, Père très saint, la joie de parvenir un jour dans Ton royaume par le Christ, notre Seigneur !
— Amen ! répondent quelques voix, tandis que l’assistance, déjà, racle des pieds sur les dalles.
C’est au trot que les mariés sont allés signer le registre dans la sacristie ; c’est au trot qu’ils ont rejoint leurs familles agglutinées sur le parvis et qui disputent sur le parti à prendre. La rue, où les chenilles ont laissé leurs empreintes, est pour l’instant étrangement déserte et comme gardée par deux files de voitures rangées contre les trottoirs. Entre ses maisons grises, inégales, où le béton récent l’emporte sur la vieille pierre et que dominent des cheminées d’usines, la chaussée, d’un bout à l’autre, est vide. Un autobus a été abandonné en double file et, seul être vivant, un chien divague en reniflant des angles de portes. La plupart des boutiques de ce quartier petit-bourgeois ont baissé leurs rideaux de fer ; les autres semblent désaffectées. Partout des volets fermés, des stores tirés aveuglent les façades où flottent, de-ci, de-là, quelques prudents drapeaux. Jusqu’alors assourdi par les murs de l’église, le drame qui se joue alentour assaille librement les tympans. Mais la grande odeur de roussi, d’huile chaude, les colonnes de fumée qui montent au-dessus des toits et l’incompréhensible ballet des appareils fonçant dans tous les sens ne permettent pas de situer plus précisément les zones d’affrontement. Arturo s’époumone :
— Vous ne vous figurez pas que nous allons traverser la ville en cortège ? Tous les rassemblements sont interdits.
— Le restaurant n’est pas loin, crie José.
— Et s’il est fermé ? gémit Elena.
— C’est un risque à courir ! De toute façon, une mariée dans ses voiles, ça se voit : Carmen sera notre protection ! lance le vieux Fernando Pacheco, patriarche impavide, poussant dans le dos sa petite-fille beaucoup moins rassurée.
L’argument a du poids et les Pacheco entraînent finalement les Garcia derrière Carmen qui marche comme sur des œufs. Manuel, demeuré à l’écart, agite la main pour dire adieu à ses futurs parents dont quelques-uns seulement lui rendent la politesse. Il n’a pas cillé en constatant que son chauffeur ne l’attendait plus au volant de la voiture à cocarde dont il n’est plus de toute façon question de se servir. Il compte les drapeaux. Il s’exclame :
— Regardez ! Il y a tout de même un type assez courageux pour avoir mis le sien en berne.
— Venez ! supplie Maria, accrochée à son bras.
Si la mariée est une sauvegarde, elle l’est aussi pour Manuel bien qu’il soit, lui, exactement, le contraire. Il le sait. Il tente en vain de repousser Maria qui, d’une secousse, lui fait descendre une marche, puis une autre. Le voici sur le trottoir. Le voilà sur le bord de la chaussée, entre une Chrysler et une Toyota, à trente mètres du cortège qui s’éloigne, moutonnant, piétinant sur quatre-vingts talons. Mais Arturo, qui s’est retourné, beugle rageusement :
— Ah non, pas de rouge avec nous ! Allez au diable !
Il continue à marcher, la tête dévissée d’un demi-tour. Il jette encore :
— Et toi, idiote, lâche ce salaud ! Il est sur la liste noire. Tu seras veuve avant la noce…
Le vrombissement d’une nouvelle escadrille, dont les ombres remontent l’avenue, l’oblige à recoller au groupe qui, lui, la redescend et dont l’arrière-garde, bravement composée d’hommes, s’abrite derrière les femmes trottinant dans le sillage de Carmen, leur drapeau blanc. S’il y en a parmi les fuyards pour penser que la passion politique devrait se taire au sein des familles, s’il y a des protestations — et c’est probable, car José, sans ralentir, gesticule au flanc d’Arturo —, Maria n’en saura rien. Elle est dans les bras de Manuel, le menton coincé dans son cou, mélangeant du cheveu roux à du cheveu brun. Elle bégaie :
— Je reste avec vous, Manuel…
Et sans penser qu’elle le paralyse, que les minutes comptent :
— Sauvez-vous, Manuel, sauvez-vous !
Elle est si désemparée, si proche de s’effondrer que Manuel n’ose pas se dégager ni aggraver son cas en avouant qu’il est aussi démuni qu’elle, qu’il n’a pas la moindre idée de ce qu’il doit, de ce qu’il peut faire, qu’il n’a prévu aucune défaite, aucun refuge, qu’il n’y songe même pas, qu’il se hait de son impuissance, qu’il la ressent comme une défection. Immobile, les yeux fermés, il savoure amèrement le ridicule de la situation. L’abominable Manuel Alcovar, responsable de haut niveau, tribun abhorré par l’opposition comme par les militaires et dont la photo a si souvent traîné dans les journaux, il est là, mon général ! Il est là, bien reconnaissable, debout, en pleine rue, contre une fille. À la merci de la première patrouille…
Manuel rouvre les yeux, Manuel les écarquille, mais garde assez de présence d’esprit pour pratiquer soudain un bouche à bouche qui empêchera au moins Maria de crier. Elle n’a pas tardé : la voici justement, la patrouille ! Débouchant d’une rue latérale et roulant sur des pneus crantés, s’avance un engin léger, une de ces AML exportées par Panhard dans toute l’Amérique du Sud et qui dans le tintamarre général peut sembler silencieuse. Elle passe, toussotant un gaz roussâtre, avec cette lenteur de rhinocéros encorné de ferraille qu’ont les petits blindés. Honte au sergent, honte à l’équipage qui n’ont pas reconnu l’ennemi ! L’engin s’éloigne, sans s’inquiéter de ce couple d’amoureux assez inconscients pour se mignoter en public au cœur d’une insurrection.
Mais les canons de ses mitrailleuses coaxiales virent de concert, s’abaissent de quelques degrés, se pointent sur le rassemblement interdit qui grouille, là-bas, au fond de l’avenue. Que peuvent-ils penser, les occupants de l’AML ? Comment croiraient-ils qu’il s’agit d’une noce ? De l’arrière — et ça le grand-père, poussant la mariée devant le cortège, ne l’a pas prévu —, ils n’aperçoivent forcément qu’un groupe d’hommes, comme il s’en forme des dizaines dans les faubourgs : un groupe en quête d’armes ou chargé de quelque sabotage ou cherchant à rallier d’autres bandes pour s’opposer au putsch et que les militaires ont reçu consigne de neutraliser par tous les moyens. Pas d’erreur possible ! Si ces gens détalent, c’est qu’ils n’ont pas la conscience tranquille. Voyez, au surplus, voyez cet insensé qui lève un bras tandis que ses camarades, affolés, galopent de plus belle. Quand on veut se rendre, on s’arrête. Quand on veut se rendre, on lève les deux bras et non un seul que termine une main à moitié ouverte ou plutôt un poing mal fermé. Un poing ? Provocation pure et simple ! L’AML accélère, fonce sur les fuyards et, à cinquante mètres, ouvre le feu.