VI

À fleur de toit que rend sonore la frappe incessante des gouttes, il pleut sans que rien n’en paraisse dans ce réduit au poutrage si sec et pourtant animé par cette eau qui glisse sur la tuile, qui cascade menu avant d’aller glouglouter plus bas dans le chéneau. Pour Maria ce serait plutôt l’inverse : c’est en dedans qu’elle se sent fondre. Encore heureux qu’elle ait pour se donner contenance mission d’achever le pull de laine blanche commencé par Selma à l’intention de son fils. Ses coudes, ses grosses aiguilles de plastique forment un hérisson défensif : contre Manuel, très encombré de son corps et qui se replie et qui se déplie et qui palpe une pelote et qui touche une épaule en grognant :

— Je ne supporte plus cette cage. Il y a deux bicyclettes dans le garage : j’irais bien faire un tour avec vous !

— Auriez-vous assez de la vie ? dit Maria.

Pur encouragement : elle aussi se risquerait volontiers dans la rue. Un refuge, quand le danger presse, on s’y recroqueville avec soulagement ; mais très vite on s’y sent frustré de sa vie. Si pour ses ennemis Manuel a disparu, il ne l’est pas moins à ses propres yeux. Ce réduit est devenu prison : une prison paradoxalement destinée à lui éviter la véritable, à lui conserver la liberté à condition de ne plus s’en servir.

Encore dolente et s’en voulant de l’être et s’en voulant de penser qu’elle pourrait cesser de l’être, Maria tricote de plus belle, s’embrouille dans ses mailles, ses regrets, ses espoirs. Ses morts l’ont pourchassée toute la nuit, ramenant avec eux une coupable stupeur. Comment a-t-elle pu les abandonner, comment a-t-elle pu renoncer à leur rendre les derniers devoirs pour suivre Manuel ? Comment peut-elle s’avouer qu’en épargnant celui-ci, celui-ci seulement, l’abominable hasard lui a fait comme une grâce ?

— Maria ! murmure Manuel dont la main, lentement, redescendue le long du bras de Maria, cherche maintenant à dénouer sa ceinture.

Maria se rétracte, mais ne se formalise pas. Est-ce sa faute si la promiscuité devient l’insistante occasion du désir ? Est-ce sa faute si dans l’absolue défaite, annulant vingt ans d’âpres efforts qu’il a pu croire un moment victorieux, Manuel cherche où il peut sa revanche ? Elle a penché la tête contre la sienne. Il ne faut pas qu’il se figure qu’on lui résiste parce qu’il est diminué, alors que tout au contraire il semble plus accessible à une fille depuis trois mois soucieuse de n’avoir rien ajouté — si même elle n’a rien ôté — à la dimension d’une vie publique. Il ne faut pas qu’il se figure qu’on est si glorieuse de ce que du reste il ignore et qui a tant étonné Selma, quand il a fallu lui avouer, confuse, que les pilules proposées — avec la même confusion — n’étaient pas nécessaires. Certes, sans se donner trop de prix, on ne s’en donne pas trop peu ; on préférerait ne pas céder, pour la première fois, à la surprise. Mais ne comprend-il pas, Manuel, qu’on veut respecter son chagrin, qu’on s’interdit de réincarner Carmen, qu’on se punit ?

— Excusez-moi, dit Maria, détournant la main qui s’égarait.

*

Manuel s’est soulevé, s’est écarté, patient, mais frémissant de ce qui lui court dans le sang. Il s’est mis à genoux devant l’espèce d’œilleton qu’il a pratiqué dans le toit, côté rue, en déposant un panneau du doublage et en relevant une tuile dont il a calé le talon avec un bout de bois. C’est l’observatoire qui lui permet de savoir qui entre, qui sort, d’assister au passage des rondes quand retentit leur pas cadencé, de surveiller la relève des factionnaires, les sorties et les rentrées des riverains aux heures prévues par le couvre-feu. Souvent il ne va chercher là qu’un prétexte à se servir de ses yeux, à disposer de la longueur du regard, plus libre que lui-même, tandis qu’en fait c’est son personnage qu’il espionne, qu’il décrit à mi-voix. Cette fois, il murmure :

— Je me méfie des romantiques, Maria, et je crois que chacun se doit de se conserver pour sa cause. Mais quand on a tout perdu, sauf soi-même, on n’aime pas sa sécurité. J’ai honte de ne rien faire, j’ai honte de ne rien subir.

Une minute plus tard il reprend :

— D’ailleurs toi aussi tu penses que nous n’avons pas droit au bonheur.

Il attend, il souffle encore :

— Autour de nous c’est l’enfer. On ne se taille pas un paradis dans l’enfer.

— Chut ! fait Maria.

Elle a remarqué que Manuel venait de la tutoyer. Les commentaires — et Dieu sait s’il en débite toujours ! — , cela le soulage, mais il faut les arrêter tout de suite quand il hausse le ton. La pluie semble avoir cessé : son bruit fluide a fait place à un jeu de sautillements, de griffades légères. Manuel, qui observe les alentours, constate :

— C’est curieux, la voiture des Legarneau reste rangée contre le trottoir. Fidelia a au moins une heure de retard.

Il revient s’allonger sous l’étroite lucarne de verre teinté par où ne pénètre — côté jardin — qu’une lumière pourprée propice aux manipulations photographiques. Les plâtres de la cloison, le peignoir qu’a emprunté Maria, le chandail de Vic en sont comme teints en rose. Devant lui Maria est enfoncée dans ces cheveux que l’étroitesse du réduit transforme en tête de loup et dont il doit retirer chaque matin quelques toiles d’araignée. Manuel se tourne et se retourne sur les bosses d’air du matelas pneumatique. Il réfléchit, il sifflote, il plisse les yeux, il prend des notes sur son petit carnet dans la pénombre. Enfin montent des éclats de voix confus, moins riches apparemment d’explications que de lamentations. Une porte bat. Une voiture démarre. Un aspirateur se met en marche.

Pas pour longtemps ; un preste froufrou d’ailes dénonce l’envol des moineaux égratigneurs de zinc, donc l’approche d’un visiteur. Manuel, qui continuait d’écrire, se contente de tendre l’oreille. L’aspirateur apparemment est échangé contre un balai. Un pas d’homme tantôt sec (il marche sur le parquet), tantôt feutré (il marche sur du tapis) fait la navette dans la salle commune, puis dans le couloir où des chocs sur les plinthes, mêlés à des propos obscurs, révèlent que Fidelia discute en continuant son ménage. Peu à peu la conversation, ponctuée de gémissements, devient plus nette ; il y revient sans cesse le nom d’un certain Pablo. Enfin voilà, franchement audibles, Fidelia et son interlocuteur piétinant sous la trappe :

— Moi, dit l’homme, je retourne au village et je te conseille d’en faire autant.

— Pour vivre de quoi ? rétorque Fidelia. J’ai deux gamines à nourrir et je ne vais pas laisser Pablo seul dans son trou.

— Ne bougez pas, Manuel ! chuchote Maria.

Trop tard. Manuel rampe déjà vers la trappe séparée du plafond par un faible interstice qu’il a aussi un peu bricolé : l’encoche laisserait difficilement passer une allumette, mais elle permet quand même de distinguer une tache noire, qui est une fanchon, se détachant sur la tache jaune d’une robe à proximité d’une tache gris clair, probablement un fond de casquette appartenant au propriétaire des deux bras qui gesticulent alentour. Mais Manuel n’en verra pas davantage : il a oublié de retenir sa respiration et, le nez au ras du sol, il inhale d’un coup tant de poussière qu’il ne peut retenir un éternuement :

— Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? fait le visiteur.

Le silence qui suit, figeant les uns et les autres, leur apprendra au moins qu’ils partagent la même frousse.

— Ce doit être le chat, dit Fidelia, au bout d’une minute.

Le ton n’est pas celui de la conviction et il ne saurait l’être, car il n’y a pas de chat dans la maison. Des souliers craquent. On s’éloigne :

— Tout compte fait, dit encore Fidelia dont la voix s’estompe, je griffonne un mot pour Madame et je m’en vais. Il faut que j’essaie de voir Pablo…

*

Midi : Fidelia n’a pas reparu. L’escalier s’est déplié sans le moindre grincement grâce à l’huile de voiture trouvée dans le garage et dont Manuel a oint ses articulations. La première chose qui saute aux yeux dans la cuisine, c’est une feuille de papier quadrillé arrachée au livre de comptes et qui se trouve épinglée sur le rideau à fleurs. Pas de scrupules ! Si les cinq lignes tracées au crayon bleu, d’une écriture torse, collant les mots, sans points, sans virgules, sans signature, ne leur sont pas destinées, elles intéressent au moins autant les reclus que le vrai destinataire. Sans même bouger les lèvres ils déchiffrent ensemble :

Madame mon frère arrive Pablo dont je vous ai dit qu’il n’était pas rentré a bien été arrêté avec d’autres camarades on croit qu’il est à la prison centrale pardonnez moi je laisse tout en plan je meurs d’inquiétude j’y vais voir.

— Pour nous c’est plutôt rassurant, avoue Maria. Si Fidelia se doute de notre présence, elle a de bonnes raisons pour ne pas la trahir.

— Oui, dit Manuel, mais si les enquêteurs, après le mari, veulent entendre la femme, ils peuvent l’interroger assez méchamment pour lui faire lâcher le morceau.

L’œil aux aguets, il glisse vers le living et stoppe aussitôt sur le pas de la porte : Fidelia, en partant, a refermé les fenêtres, mais n’a pas tiré les rideaux. Par bonheur il recommence à pleuvoir : il n’y a personne dans les jardins proches. Reste la sentinelle plantée le long du mur du parc et qui s’est déportée sur sa gauche pour s’abriter sous le paulownia. Seule solution : ramper sur le parquet pour atteindre les cordons de tirage. L’opération a quelque chose de si cocasse que Maria ne peut s’empêcher de rire.

*

L’enjeu, c’était l’accès au poste. Manuel vient de tourner le bouton et les premières images vont tout de suite le punir. Rafle dans une filature, rafle dans les docks, rafle dans un centre agraire : aussi brutales les unes que les autres et cyniquement filmées pour que nul n’en ignore.

— En ville comme à la campagne, commente allègrement l’annonceur, l’armée poursuit la recherche des suspects.

Poussés à coups de crosse dans les reins, les suspects, en bleus, en poncho, en complet veston, basculent à plat ventre sur les plateaux des camions, tandis que leur marchent dessus de jeunes recrues dont le visage poupin disparaît à moitié sous le casque à bride et qui vont, le doigt sur la gâchette, s’accoter aux ridelles. Les spectateurs, gâtés, auront même droit à une fournée de femmes pilonnées de la même façon par leurs gardes, égrillards, ceux-là, et rigolant ferme, mitraillettes braquées sur les fonds de culotte qui apparaissent sous des jupes retroussées. Mais l’annonceur enchaîne :

— Maintenant, voyons le gros gibier.

L’écran papillote. Un premier portrait passe à l’envers. On le retourne, si mal cadré qu’il se trouve coupé en deux :

— L’épuration a dû sévir parmi les techniciens, dit Manuel.

Enfin défilent des visages piquetés de barbe, percés d’yeux caves, offerts de face, puis de profil selon les meilleures traditions de l’identité judiciaire. Chacun, bien sûr, a droit à son couplet :

— Celui-ci, hein ! vous le reconnaissez ? J’entends d’ici gronder les ménagères dont il était l’ennemi public. L’affreux Valverde, le grand patron de la pénurie, où croyez-vous qu’on l’ait trouvé ? Je vous le donne en mille ! Il se cachait sous le lit d’une prostituée.

— Voilà des gens qui connaissent leurs classiques, dit Manuel. Machiavel, déjà, recommandait de déshonorer l’adversaire.

Mais ce n’est rien, le meilleur arrive. Un quidam à visage aplati prend le relais, proclame que trop d’affreux ont pu se soustraire au châtiment, que les débusquer est un devoir national, d’ailleurs très bien récompensé :

— Un demi-million de prime ! Vous me direz que ces gens-là vont encore une fois nous coûter cher, mais au moins ce sera la dernière. Regardez bien. Le client du jour…

Panne. L’écran devient noir. Il y passe une cavalcade de points, de traits, de zigzags accompagnés d’éructations confuses. Et puis soudain Maria s’écrie : « Non ! » Le client du jour est en face d’elle ; le client du jour est à côté d’elle et le vrai regarde son double.

— Ohé, Manuel Alcovar, chante le poste, où êtes-vous donc ? Que dites-vous donc ? Seriez-vous devenu aphone ? C’est curieux, je ne vous entends plus.

En effet le son est coupé ; l’ébouriffé qui en plein air harangue on ne sait qui, ouvre la bouche, la referme, lance un bras en l’air, semble se mimer lui-même, Démosthène ridicule au pays du silence. Le quidam exulte :

— Eh bien quoi, Sénateur ! Vous me faites penser à votre petit copain qu’on avait surnommé le rossignol de la Révolution. Pour le bonheur de la canaille celui-là, aussi, soufflait du vent. Mais couic, le rossignol a ravalé ses doubles croches ! Les oreilles nous bourdonnent encore, Alcovar, de vos appels à l’émeute, et bientôt, soyez-en sûr, nous prendrons soin de vos cordes vocales.

*

Fin de l’émission qui, en capitales noires sur fond de drapeau national, répète son titre : AIDEZ-NOUS. Le titre s’efface pour livrer l’écran à l’intermède publicitaire qui précède les Actualités. Manuel va les regarder jusqu’au bout sans piper. Hors du monde, relié à lui par ce qu’ont décidé d’en montrer les maîtres du jour, il est le prisonnier de cette boîte à le dénoncer comme il l’est de cette boîte à le cacher où la première fait en vain son office, ressassé par d’innombrables autres. Il est un peu blanc, mais sous un sourire satisfait. Oui, satisfait. On le menace, donc il existe encore. L’information coule sur lui comme la pluie sur la pelouse. Acclamations, déclamations de commande, enfants à bouquets, pucelles honorées de baisers officiels, bons vieillards exprimant leur joie patriotique, ambassadeur expliquant que son pays est le seizième qui reconnaît la Junte, grand-messe à la cathédrale où le cardinal va chercher à la porte le général-président entouré de douze autres étoilés plus ou moins ministres de quelque chose. Manuel réagit enfin :

— Douze généraux, douze apôtres, le compte y est ! Quel beau peloton pour fusiller Jésus, ce factieux ! murmure-t-il, jetant un coup d’œil à Maria, fort gênée.

Mais aussitôt il change de ton :

— Vous avez reconnu le bout de film qu’ils ont truqué ? C’est un extrait du discours que j’ai prononcé le jour où nous nous sommes connus.

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