XIX

La pièce qui cerne ce lit n’a vraiment plus de dimensions dans la pénombre où tantôt elle se rétrécit à la longueur de petits gestes de soignante et tantôt s’ouvre, s’étend aux profondeurs de la nuit quand Manuel soulève un instant les paupières, pour un bref regard qui ne regarde rien, qui semble venir d’ailleurs et pénétrer en lui.

A-t-il compris ? Le rendez-vous du passeur, Maria ne lui en a pas parlé ; il ne sait pas que c’est pour dimanche ; il peut croire qu’il lui reste six jours pour guérir. Il n’a eu qu’un moment de révolte au bout d’une nuit atroce où il a eu le courage de ne pas se trahir, de ne pas desserrer les dents. Essayant de descendre il s’est mis à jurer comme un charretier et c’est en l’entendant que Maria s’est précipitée. Il avait boulé dans l’escalier. Elle l’a trouvé au bas des marches, crispé, brûlant, se tenant le ventre, cherchant en vain à faire bonne figure en insultant son mal :

— Saleté de carcasse ! C’est elle maintenant qui me trahit.

Mais il s’est tu très vite et n’a rouvert la bouche que pour s’excuser, au-dessus de la cuvette, de donner un si vilain spectacle. Évidemment Maria lui a laissé son lit. Il n’était pas question de le remonter là-haut, de le réinstaller sur le matelas pneumatique qu’elle a au contraire descendu pour son propre usage. S’il faut l’utiliser, à bout de fatigue, le moindre gémissement la remettra sur ses pieds.

Manuel du reste ne gémit pas. Un homme peut se montrer douillet quand on lui retire une écharde et se raidir devant la vraie souffrance s’il s’aperçoit qu’elle fait écho, qu’elle devient intolérable à ses proches. Maria se souvient trop bien de la fin de son grand-père qui durant des années agaça tout le monde en pleurnichant sur ses rhumatismes et dans les derniers mois de sa vie se laissa ronger sans une plainte par un cancer de la gorge, rendant silence pour silence à ceux qui ne pouvaient plus que le panser de sourires.

Maria a longtemps hésité. Si elle était dans cet état, elle entendrait l’assumer. Un combattant comme Manuel (ou alors elle s’est fait beaucoup d’illusions à son sujet) ne doit avoir aucune estime pour l’aveuglement des grands malades si souvent entretenu par la lâcheté de leur entourage. Mais il a peut-être décidé de se taire, pour dissimuler la tension, pour ménager une Maria désarmée, incapable de prévenir quiconque, obligée d’attendre toute la journée — six cents minutes — l’arrivée des Legarneau. Et s’il avait raison ? La seule remarque qu’il se soit accordée — Eh bien, chérie ! Comme crise de foie, elle est carabinée —, ce n’était pas un ballon d’essai. À supposer que ce fût un propos fait pour donner le change, il l’a lâché d’un ton assez naturel pour ébranler une autre conviction. Après tout seul un médecin peut trancher la question.

Maria se recroqueville. Elle n’a pas le droit de s’en conter, de croire au miracle — ni d’ailleurs à la fatalité. Sa grâce à elle, c’est de pouvoir maîtriser, mépriser l’émotion qui lui pique les yeux devant ce grand corps qui lui faisait, voilà peu, violemment l’amour et dont le ventre est devenu si fragile qu’il ne supporte même plus le poids des couvertures. Pour faire face, elle ne peut se permettre que des sentiments forts, qu’il faut eux-mêmes contenir. Ils sont ce qu’ils sont, ils l’aident. Qui la blâmerait de cette fureur possessive de paysan qu’on arrache à son champ, d’assiégé dont on force la ville ? La haine l’accompagne, bizarrement aiguillée par le souvenir d’une récente émission écologique réclamant des mesures de protection en faveur des vigognes. Oui, en faveur des vigognes, et c’était, ô dérision ! un colonel qui demandait grâce pour elles : un pourchasseur de militants, espèce humaine sans intérêt pour lui bien qu’en voie d’extinction dans ce pays.

Mais voici que Manuel se contracte et recommence à rendre. Ces vomissements verts, suivis de longs hoquets, ce sont d’autres symptômes. Mais ce sont aussi pour Manuel, dont s’altèrent les traits, des humiliations répétées. Maria lui essuie la bouche, va vider la cuvette, revient sur des chaussons muets. Ne sait-il donc pas qu’une Marthe s’honore de soins rebutants ? Ne sait-il donc pas qu’elle est à la fois Marthe et Marie : celle qui a choisi les deux parts ? C’est elle qui se sent coupable et qui souffle :

— Mon Dieu ! Dire que je n’ai rien à te donner !

— Mon médicament, c’est toi ! murmure Manuel, exténué et dont la tête s’enfonce dans l’oreiller.

Quelque part dans la maison s’activent les talons de Selma. Olivier téléphone derrière la cloison. Vic demande où est Maria, pourquoi elle ne s’occupe pas de lui. Si proche d’eux, qui de toute façon iront bientôt loin d’elle vivre leur quotidien, elle n’a jusqu’ici petitement souhaité que d’en connaître un semblable. Mais est-ce là son lot ? Et surtout est-ce celui de Manuel ? Il disait quand il glosait : cette société a perdu le pouvoir de se donner un sens. À défaut de cette autre dont il rêvait, à défaut de Dieu qui seul excuserait celle-ci, l’amour pour lui serait-il suffisant ?

C’est un cri silencieux sur une note aiguë qui vibre en elle et se prolonge dans ces régions trop hautes où l’air nous devient rare, où s’emmêlent la prière et la malédiction. Déjà elle en retombe, Maria, navrée de modestie, pour observer cette veine bleue qui bat au cou de Manuel. Il suffit ! Elle est là, elle est prête. Quoi qu’il advienne, elle demeure avec lui.

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