CHAPITRE XI QUI APPARTIENT AUX PLUS BEAUX DE MA CARRIÈRE[6]

La sirène d’une voiture de police retentit dans le silence de la nuit. Sûr que la maman Inidschier a prévenu la Poule. Fallait s’y attendre.

— Vite ! lancé-je au Gravos, lequel s’éponge le visage avec du papier hygiénique qu’il pique dans les restaurants afin d’emporter les reliefs (non de ses repas car il n’y a pas plus de reliefs dans l’assiette du Gros que sur un court de tennis) des voisins de table.

Il pige et se hisse dans la Land-Erneau-Rover. Me voici au volant. Manœuvre rapide. Je l’arrache de l’impasse tragique (comme l’écriront les baveux de demain) et m’engage dans la rue des Frères Paul Kenny (surnommé le Malin, parce qu’il est de Malines). A l’instant précis, la Volkswagen à phare tournant de la police se présente. Je lui fous mes loupiotes en grand et j’appuie sur la girolle. La bagnole flicarde freine pour se laisser croiser. Doit y avoir tempête sous les crânes des trois poulagas se trouvant à son bord. Il y a bulle puisqu’il y a cons, et au bout d’un assez bref conciliabule, deux flics sortent de la tire cependant que le troisième opère une époustouflante volte-capot, histoire de nous courser.

— J’ai idée qu’on n’est pas encore au plumard, soupire l’Endommagé.

* * *

Il n’est rien de plus fastidieux qu’une poursuite en voitures, la comtesse de Sussmela me le disait encore pas plus tard que naguère. Fastidieux pour qui la visionne dans son fauteuil de cinématographe, fastidieux aussi pour ceux qui l’exécutent. Foncer, le pied au plancher, éviter les embûches de Noël et les autres tout en gardant un œil dans son vadérétroviseur (Satanas), prendre des virages à la corde, suer du dos, se cogner le front au pare-brise à cause des freinages en catastrophe, ah, Dieu, quelle corvée.

Et puis, quoi, merde, comme me le disait le comte de Sussmela, une Disney-Land-Rover n’est point l’engin adéquat pour accomplir pareille performance. J’en fais vite la remarque, et Bérurier-le-Preux plus encore que moi, lui qui n’a pas le privilège de pouvoir se cramponner au volant et qui accomplit un mouvement d’essuie-glaces sur la vitesse 3, sacrant pis qu’à Reims, jurant pis une barre de cour d’assisses, saignant pis que les abattoirs de Chicago et tout ça…

Le policier arrière possède un joli brin de conduite. En plus, il a l’avantage de sa sirène, de son phare tournant et du prestige indiscutable de son uniforme.

Béru qui le mate tant mal que bien par la vitre me dit :

— Faudrait trouver d’urgence un terrain de camping, pac’qu’ ce zob à roulettes est en train de balancer un message radio à ses congénés et on va voir se pointer une vraie tribu d’marchands de frites dans moins d’pas longtemps.

Je réfléchis et réponds :

— Gros, c’était dans quel bouquin que j’ai fait le coup du virage lors d’une poursuite ?

— M’en rappelle plus, et comme j’y étais pas, tu peux le ritéérer, et pis t’sais comme les lecteurs sont glands ; à preuve, t’en as qui lisent l’Figaro tous les jours de leur vie sans aperc’voir qu’c’est l’même et qu’a qu’la date qui change…

Fortifié par la pertinente assertion, il ne me reste plus que de trouver un beau virage propice à mes desseins animés. Ce virage doit être arrondi et non à angle droit, se trouver à proximité de voies latérales et, de préférence, dans une zone mal éclairée.

Le concours de circonstances se propose juste comme je quitte le boulevard Lumumba pour m’engager dans l’avenue du Zaïre. Une rue en pente ascendante, qui, au bout de trois cents mètres, tourne sur la droite.

Je champignonne à fond la caisse.

— Ouvre ta portière et prépare-toi, gars !

Je fais de même grâce à ma main gauche que tu peux pas t’imaginer ce qu’elle m’est utile dans ces occasions-là. En plus, je coupe toutes les loupiotes de la tire. Je roule les derniers mètres à borgnon. Et puis j’arrête le contact et saute de la Landeau-Roverte. Le Béru agit pareil. Notre grosse tire s’immobilise à la fin de la courbe.

Une vieille dame insomniaque, accoudée à sa fenêtre, s’apprête à contempler un très bel accident, dont j’espère qu’il sera corporel le moins possible, n’ayant rien d’autre que de la sympathie à l’endroit de notre poursuivant.

Il se pointe.

Ses phares dansent.

Balaient un immeuble vétuste agrémenté d’un buste de vieillarde. Puis illuminent l’arrière de la Cleveland-Rover. Et alors, le conducteur flamand se dit textuellement ceci :

— Mais… un, deux, trois… c’est la voiture que je course… un, deux, trois… et elle est arrêtée… un, deux, trois… si je ne freine pas je vais la percuter… un, deux, trois… alors freinons !

Et pile comme son pied droit passe de la grisante pédale d’accélération à la sécurisante pédale du frein, voilà-t-il pas qu’il emplâtre notre grosse pompe en force.

Vraoum ! comme il est écrit dans les sarabandes dessinées. Mais en énormes caractères à languettes. Il se passe ceci, mais très vite :

Le pare-brise de la voiture policière éclate, la grande vitre arrière de la Glande-Rover aussi. Le policier, sous l’impact, est projeté en avant (arche !). Il pénètre comme une fusée dans le gros véhicule télescopé, le traverse de part en part, achève de trajecter contre le pare-brise de la Flandre-Rover, extrêmement résistant, puisqu’il a eu la médaille de la Résistance interprétée par le général de Gaulle.

Le flic s’effondre sur la banquette. Il est sonné, meurtri, mais impec. Tu parles à ce point Flamand, qu’est-ce qu’il risquait ?

Ne subsiste dans son esprit contusionné que la notion de devoir. Alors il se redresse, s’assied au volant, démarre et disparaît en zigzaguant, ne s’étant point rendu compte de ce qui venait de se passer, étant en train de se dire que « ben mon vieux, il a eu de la chance de ne pas passer à travers son pare-brise après un coup de frein pareil ! ».

On se regarde, Béru et moi.

Comme Saint-Cygne, on n’en croit pas nos Saëns. Depuis sa fenêtre, l’ancienne jeune dame nous interpelle (à gateaux) :

— J’ai bien cru qu’allait avoir un accident, alléï ! déclare-t-elle.

* * *

Béru prend son petit déjeuner, bizarrement frugal ce matin, puisqu’au lieu du briquefaste bourguignon de d’habitude, comme il dit, il se contente de tremper quelques croissants dans un bol empli de calvados. Il commence par avoir la frime en compote, le pauvre biquet. Sa bouille ressemble à la fois que Laurent Dauthuile s’est fait allonger par Mickey Laurent.

— L’pourri d’c’te noye m’a rectifié mon rât’lier, explique-t-il. J’peux plus m’espliquer su’d du solide, maint’nant, tant tell’ment j’souff du clape. Si j’te disais que ces croissants m’paraissent plus fermes qu’du poteau-feu d’cantine…

— Quand tout ça sera terminate, la Sécurité te paiera un dentier grand luxe, à deux étages, mec. Trente-deux pièces de chez Manufrance.

— Des dentiers, soupire l’édenté, j’y passe ma garde de vie, dès qu’j’aye un moment d’lib’. Mon dentiss’, faudrait qu’je l’aye à temps complet, comm’ le docteur Ménestrel qui soignait l’papa Pétain.

Il boit son bol de calva, comme toi un bol de cacao.

— L’maréchal, mon père l’aimait bien vu qu’y s’occupait énormément beaucoup d’la famille, ce pauv’ vieux.

— Oui, admets-je, c’était le maréchal des logis. Mais ce n’est point sa vie édifiante que je suis venu évoquer à ton chevet…

Je tire la clé 44 de ma poche de pyjama.

— Grâce à ceci, on a fait un pas en avant vers le dénouement, et deux pas de plus en arrière dans le mystère…

— T’as tubé au Vieux, lui dire que tu l’avais ?

— Non.

— Tud’vrais. Pisque le coffiot est à son blaze, maint’nant qu’on a la clé, c’est p’t-êt’ plus la peine qu’on craque la banque, si ?

— Valable, j’admets.

Et je demande le numéro du Vulnérable. Il fait un temps de goret, de l’autre côté de la fenêtre. La lance tombe dru. On entend le bruit moutonnant de la circulation. Et puis, dans le couloir, le zonzon feutré d’un aspirateur bien élevé.

Sonnerie. Connerie. Tonnerie (l’orage au désespoir). J’ai mon Seigneur le souverain Poncif en ligne. Toujours là, jamais content.

— C’est « encore » vous !

Gentil, non ? Il s’étonne toujours que ses éminents collaborateurs ne soient pas tombés plus vite au champ d’honneur, le vieux homard. Leur persistance à être semble l’intriguer, voire même l’importuner.

— Pour un instant seulement, monsieur le directeur, mais si je vous importune, je peux vous rappeler l’année prochaine ?

Le vent de fronde qu’il me sent souffler décoiffe sa calvitie intégrale.

— Que d’esprit, San-Antonio ! fait-il, radouci. Qu’aviez-vous de neuf à m’apprendre ? Oh, enchaîne-t-il, sans me laisser le temps, comme vous l’exigiez, j’ai contacté mes amis de Bruxelles. Ils feront leur possible pour ne pas trop vous importuner, à condition, toutefois, que vous y mettiez un peu du vôtre.

Y mettre du mien !

J’évoque en éclair la séance de cette nuit, chez Jef Inidschier, son plongeon dans la piscine, et les deux chourineurs dans leur Holland-Rêver, et la poursuite avec le flic…

Y mettre du mien !

— Je vais retourner à Bruges faire de la dentelle, riposté-je.

Cette fois, le Vieux, c’est Verdun : on ne passe pas !

— Dites donc, San-Antonio, je vous trouve bien hargneux en ce moment ?

Loin de me calmer, sa réprimande m’enrogne :

— J’ai pas l’habitude d’enquêter avec une canne blanche, monsieur le directeur. Travailler pour quelqu’un qui a une banane dans l’oreille, croyez-moi, c’est pas de la tarte !

Il a un couic, comme une poule qui vient d’avaler une pièce de cinquante centimes, l’ayant confondue avec un grain de blé.

— Que me bayez-vous avec cette histoire de banane ?

Je raconte, comme si je m’adressais à LUI et non à lui :

— C’est un type qui en rencontre un autre. Il lui dit : « Vous avez une banane dans l’oreille ? » Et l’autre répond : « Parlez plus fort, j’ai une banane dans l’oreille. » En ce moment, sauf votre respect, vous avez une banane dans l’oreille, monsieur le directeur !

— Tu me pompes ! lance Bérurier, c’est mécolle qu’j’t’ l’ai dit !

Docile, j’ajoute :

— Cette comparaison est de Bérurier, monsieur le directeur.

— Fumier ! grommelle l’Enfoirure qui n’s’attendait pas.

Le Vieux, oh ! la la ! le combien qu’il déteste cet outrepassement aux règles du respect envers l’ordre établi ! Tu sais qu’il nous révoquerait aussi sec, comme deux édiles de Nantes défraîchis s’il s’écoutait ? Mais il ne peut pas s’écouter… Puisqu’il a une banane dans l’oreille !

— Trêve de calembredaines, San-Antonio, qu’aviez-vous à me dire ?

— Qu’à la suite de circonstances assez tumultueuses, je suis en possession de la clé numéro 44, monsieur le directeur.

Je pouvais escompter une explosion de joie, du moins un simple pétard mouillé de satisfaction.

Fume ! Fume ! Fume !

C’est du belge !

— Cela doit pouvoir vous simplifier l’opération, répond-il simplement.

— Ce coffre est loué à votre nom, monsieur le…

— Vous me l’avez déjà dit !

— Je pensais que, dès lors…

— Ne pensez pas, agissez !

Et tu parles qu’elle s’empresse de raccrocher là-dessus, l’Horreur en décomposition ! Le « raccrochage téléphonique » est devenu pour Pépère un second langage qu’il parle couramment.

— Dans le cul ? conclut Alexandre-Benoît Bérurier.

Découragé, je me dépose dans un fauteuil. Béru se remplit un second bol de calva. Il est beau, dans son plumard luxueux, pas rasé, tuméfié, vêtu d’un simple maillot de corps à très larges mailles au travers desquelles foisonnent ses poils d’orang-outang.

Ses belles épaules graciles comme des tiges de baobabs géants ont des balancements ramesques de galères en tempête. Il écoute la voix grasse de son âme. Des nostalgies paraissent naviguer sur la mer rouge de ses prunelles.

Puis il soupire :

— Bon, on va le lui vider, son coffiot de chiasse, à ce vieux con, puisque y a qu’comme ça qu’y nous foutra la paix !

Je caresse la petite clé d’acier. 44, c’est son nom, à cette jolie.

— A quelle heure tu dis qu’y dépaquette, le chef de service ?

Je chope sa pensée en marche.

— Dix heures un quart, Gros.

Les sortilèges de l’existence, toujours biseautée, la gueuse. Qu’une perfidie n’attend pas l’autre. Traqueneuse, comme point ! Qui pouvait laisser prévoir — et à qui ? — que les intestins bien réglés du sieur Van De Boo seraient un jour au centre de mes préoccupations ? O mon Dieu très cher, que tes desseins et tes dessins sont donc infinis, même s’ils s’inscrivent sur du papier hygiénique.

— Si tu voudras qu’j’t’ dise, déclare Bérurier en rabattant ses couvrantes jusqu’aux genoux pour se plus aisément gratter le sous-burnes, si tu le voudras vraiment, j’te vas résumancer la chose. On a la clé du coffre. On sait l’à quelle heure qu’le chef quitte ses écrans de contrôle. Et t’es pote av’c la gonzesse qui débagoule leur chierie d’mécanique. Si a’c ces trois zéléments on n’parvient pas en finale, c’est qu’y commence à y avoir de la moisissure dans nos caberlots !

Ayant dit et s’étant désendémangé cette sorte de zone franche séparant l’emmanchure de son sexe de son rectum, il laisse retomber la masse tripartite chargée d’assurer ses postérités postérieures et va uriner dans le lavabo de sa salle de bains par économie de gestes.

Dehors, l’orage gronde. Des trombes d’eau se déversent sur les toitures dorées de la Place Royale.

Le jour, au lieu de s’éclaircir, s’assombrit.

Mais la lumière monte dans mon esprit.

J’entrevois, Je vois. Je prévois.

Hymne à la vie.

A l’intelligence.

A San-Antonio, quoi !

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