CHAPITRE VIII AUQUEL IL NE FAUT PAS CHANGER UNE VIRGULE

La cabine téléphonique sent la frite plusieurs fois pétée. Sur les parois perforées, de jolis dessins représentent des pafs flamands agrémentés de leurs burnes dont certaines sont exprimées avec leurs poils, ce qui te prouve que la fameuse Ecole Flamande verse à son tour dans l’hyperréalisme. Ces peintures rupestres comportent des commentaires dans la langue de Van Eyck qu’il m’est impossible de te traduire car ma polyglottie ne va pas au-delà de l’albanais.

Le Vieux m’a écouté sans piper, sans même respirer, eus-je pu croire. Et à présent, c’est lui qui parle :

— San-Antonio, mon cher petit (qu’est-ce qui va m’arriver sur le crâne !), il me faut absolument le contenu du coffre 44. Vous devez arriver à vos fins avec le seul concours de Bérurier !

Un seau d’eau froide en pleine poire ne me suffoquerait point davantage.

Comment veut-il que j’opère, ce tordu ? C’est comme si on essayait de faire pousser des cheveux sur son crâne de marbre rose, le con ! A deux, craquer la forteresse ! Même dans Tintin, y z’oseraient pas !

— Patron, si l’on touche à un coffre dont le numéro n’a pas été programmé depuis le standard du haut, tout se déclenche !

— Eh bien il faudra le faire programmer, mon cher.

— Je n’y avais pas pensé, ricané-je. Et la clé ? Pour prendre l’empreinte de cette clé unique, je dois une première fois faire neutraliser le coffre.

Il s’enrogne.

— Ecoutez, mon garçon, ça fait partie de votre besogne.

C’est tellement énorme, tellement impudent, tellement intersidérant que je ne trouve rien à objecter.

Toujours les mêmes qui se font tuer, quoi ! Leurs seuls droits c’est de dire qu’ils ne trouvent pas ça normal et qu’on pourrait peut-être réviser la vie des cons un jour. En attendant, leur devoir est d’obéir. Tu peux rechigner à condition d’exécuter.

— Si vous me disiez au moins ce que vous avez après ce coffre 44, ça m’éclairerait.

— Je ne le pense pas.

— Vous croyez préférable d’entretenir ces cachotteries ?

— Un secret n’est pas une cachotterie, San-Antonio.

Et piaf, il rebignote le turlu, que j’en reste comme un haltérophile qui se croyait très fort mais qui vient de découvrir que ses haltères sont en chocolat et qu’en fait il ne soulèverait pas deux fromages de Hollande à la fois.

Bougre d’enfoirure, va ! Il n’a pas rouscaillé en apprenant que ses amis Prince m’avaient laissé quimper, par contre, il lui paraît très normal qu’on s’empare de Fort Knox, le Gonflé et moi, juste en usant de notre charme et d’un tournevis…


Béru, qui a achevé sa troisième platée de frites, commence de s’en séparer par émissions gazeuses répétées, tout en chargeant outrancieusement la dame d’un gros mecton chauve. Il s’agit d’une accorte personne dodue et frisée qui ne se sent plus d’être ainsi agressée des orbites par un tel séducteur. Elle en trémousse du fion sur la moleskine, Ninette.

— Si j’habiterais ce patelin, soupire Sa Majesté, j’y frais des malheurs. Des malheurs, t’entends ?

Je carme la douloureuse et entraîne mon pote jusqu’à la bagnole. L’œillade déchirante qu’il décoche à la dame du cocu balaie le plancher comme une traîne de mariée.

A présent, nach Bruxelles, cocher ! Et fessa !

* * *

La pension de famille où s’alcoolise Fayol est réservée à des marins sans retraite, à des putes eczémateuses et à des poètes, car elle se situe entre l’asile de nuit et l’hôtel de passe pour manars yougoslaves sans permis. C’est sombre, ça malodore, ça s’anéantit dans le tanin de l’humanité. Une résignation totale, libérée de tout sursaut, rend ce lieu évasif et purgateux.

Béru salue la taulière, une ivrognesse en fichu, avec un peigne garni de strass dans ses tifs huileux et une bouche entartrée par la vinasse.

— Ça va, là-haut ? il demande d’un ton dégagé.

La cancrelate émet un grognement propice à toutes les interprétations, et nous nous engageons dans un escalier plus branlant que la denture d’un boxeur octogénaire.

Le Gravos pousse une porte.

L’odeur me bouscule et je faille tomber à la renverse. Ça fouette la vomissure, la chierie, le pipi et l’alcool répandu, plus d’incertains remugles qui, actualité faisant loi, ne sont plus à l’ordre du jour !

Le Gros tâtonne pour l’électrac.

— J’ai idée qu’y s’est répandu dans ses toiles, le frère ! marmonne le Casanova des friteries.

Fectivement, le gars Fayol est en piteuse posture. Il pend à demi de son lit, les bras ballants, la tête dolente. Des flaques nauséabondes cernent son grabat. J’ai déjà confronté mon sens olfactif à de sales odeurs, mais une comme celle qui règne ici, j’avais encore jamais respiré. Un qui viole une sépulture, il a l’impression de folâtrer par les monts d’Auvergne à côté de moi présentement.

Pas gêné le moins du monde, car il évolue dans la sanie comme un louveteau en forêt, le Gravos redresse le malheureux et lui tapote les joues.

— Eh ben, mon Mignard, lui dit-il, comment t’est-ce douille houx doux ? Véru vouel Saint-Cloud ou pas des mieux ?

Mais son ton engageant ne circonvient pas l’inanimation du pauvre Fayol.

— T’es sûr qu’il n’est pas out ? m’inquiété-je.

Bérurier lui palpe la cage à serin.

— Cézigue ? Penses-tu ! Il a le poule d’Eddy Merdsk…

Je domine ma répugnance pour vérifier. C’est vrai, le guignol du drôle continue son petit bonhomme de chemin. Mais comme un métronome quand tu files le poids tout en bas du balancier. Si le grand Eddy avait le palpitant qui traîne les pieds aussi lamentablement, il se ferait battre par le premier écureuil en cage venu.

Je soulève la paupière crapauteuse et fais la moue devant cette rétine jaunasse.

— C’est pas Byzance, Gros. Il faut lui refaire une santé d’urgence. File à la première pharmacie de garde et dit qu’un pote à toi est dans le coaltar pour avoir trop biberonné. A ton retour, soigne-le énergiquement. Dès qu’il aura repris conscience, raconte-lui ce qui s’est passé et demande-lui s’il connaît un gros mec barbu qui roule en Porsche blanche. Tâche d’être persuasif.

Le Mammouth conserve un regard angélique et même évangélique pour me répondre :

— J’ferai t’au mieux, espère.

— Surtout ne le rendors plus à la picole car il y resterait.

— Et alors, qu’est-ce j’en doive fiche ?

— File-lui le traczir. Quand il sera au courant de l’assassinat de l’Anglais et des attentats dont nous fûmes victimes, il n’aura qu’une idée : s’évaporer. D’ailleurs, fais-lui remarquer qu’en le placardant dans ce palace tu lui as peut-être sauvé la vie.

— Toi-même, personnellement, tu vas z’où ?

— Z’où le devoir m’appelle, mon Mignon. J’ai hâte d’en terminer avec cette purée de gogues. Elle sent vachement le faisandé, notre histoire.

Et je renfile l’air empuanti de la misérable chambrette.

* * *

C’est un vaste de clapier de douze étages où doivent exister et proliférer une belle centaine de foyers entre des cloisons arachnéennes.

Ça se trouve dans un quartier modeste où s’obstinent encore quelques maisons basses, mais que la prolifération du béton asphyxie car elles sont drôlement pâlottes.

Les Sambrémeuze (c’est le blaze de famille à Gertrude) crèchent au 69 B virgule 18. Le dedans de l’immeuble est dans les tons vert d’eau, et l’ascenseur de tôle est sobrement décoré d’une bite grande commak, qu’on se demande si nos amis belges seraient pas aussi dégueulasses que nous et même pire, j’crois bien.

A l’étage B virgule 18, ça se présente comme dans un pénitencier, en moins joyeux. Au-dessus de chaque cellule, le numéro de celle-ci est éclairé par une petite veilleuse du plus heureux effet.

Partout, la télé surchauffe. En ce moment, c’est, comme en France : des gens qui causent d’eux à d’autres qui ne les écoutent pas parce qu’ils préparent ce qu’ils vont raconter à leur propos dès que le jacteur fera relâche pour s’humidifier la menteuse. Tu connais ? Les gonziers en lice parlent du fameux tunnel sous la Belgique qui permettrait d’aller de Paris à Amsterdam sans passer par le royaume du roi Boudin. Ça fait cent vingt-huit ans qu’il en est question. Les crédits sont votés, mais y a les marchands de cartes postales belges qui mettent leur veto rapport que cette réalisation les conduirait à la ruine.

Bien, tout ça, parfait…

Je frappe au numéro 69.

J’demande pas Mam’zelle Angèle, mais Mam’zelle Gertrude au mec pantouflé et gileté de laine qui vient m’ouvrir, tenant son bénouse à deux mains, pas qu’il choit, car il a les bretelles sur les talons pareilles à une queue bifide. Selon ce que je pense, de lui voir en plus des lunettes sur le front, je déduis que messire Papa se trouvait aux gogues, à lire son journal en efforçant de l’entraille.

— Faut toujours que c’est moi que je me dérange avec cette bon Dieu de conne, m’explique-t-il. Entre, sais-tu, tu la trouveras dans sa chambre avec Marcellin.

Et Papa rengouffre dans les cagoinsses pour tenter de terminer ce qu’il avait commencé.

Moi, j’atterris dans une pièce à vivre, encombrée et fleurant le sur. La maman mate les débloqueurs télévisés depuis un fauteuil d’osier qui prend de la gîte. C’est une personne assez finie pour son âge, munie d’un appareil acoustique qui ne doit pas fonctionner, ou du moins insuffisamment, car ma venue ne la fait pas tressaillir.

Fort des recommandations paternelles, je traverse le séjour pour frapper à l’une des deux portes le concluant. Comme on ne me répond pas, je frappe à la deuxième. Me semble qu’on y joue une nouvelle version de Cris et Chuchotements. Mais il ne m’est point répondu d’entrer, alors j’entre.

Me trouve nez à raie avec un fessier masculin souligné d’un slip dans les tons bleu rêve. Un pantalon tombé compose le premier étage de la fusée, le dernier jouant à la lime folingue. La gente Gertrude est en train de se faire embroquer comme une reine au bord de son canapé-lit.

Ne s’est même pas déchaussée et ses mules mordorées sont comme les extrémités fléchues des aiguilles d’une montre indiquant dix heures un quart (sa jambe gauche forme un angle droit).

Elle profère des exhortations syncopées, pareilles à celles que je lui ai arrachées lorsque je me trouvais dans la position de Marcellin. La scène est pour moi une leçon de modestie. Ce derrière allant et venant constitue une sorte de projection de moi-même et son activité pistonnante me montre crûment la dérision de cette danse bestiale et si peu glorieuse lorsqu’elle est considérée de l’extérieur.

Marcellin fait « hanhanhan ». Puis il a un magnifique spasme qui lui permet de mettre sous presse et il s’exténue en beauté. Un léger temps mort lui permet de remettre de l’ordre dans ses idées. Après quoi, il débouche Gertrude pour en mettre dans sa toilette. Justement, la chambre de la pure jeune fille est pourvue d’un lavabo. Sans m’avoir encore vu (dans cet appartement, je me fais l’effet d’être le Passe-Muraille) le beau jeune homme aux cheveux carotte et à la carotte déconfite va se briquer Coquette au robinet. Il fourbit en conscience, comme une cuisinière lave une truite qu’elle vient de vider, soubresautant aimablement des noix pour que ses aumônières soient également de la fête, tout en chantant un petit air content de lui.

Gertrude, toujours allongée sur le divan, a laissé retomber ses jolies jambes. Un effet de perspective me donnerait à penser qu’elle a de la barbe, à découvrir ainsi la surface de son visage derrière la broussaille gastéropodée de son frifri ; mais je sais très bien qu’elle ne ressemble pas à Mme Soleil et que je ne suis que le jouet d’un angle farceur.

Pour dissiper cette impression pileuse, j’opère un léger mouvement avant. La môme en profite pour m’apercevoir. Elle se dresse brusquement, le rouge de la gêne au front.

— B’jour, balbutie-t-elle. Vous avez vu ?

— Très réussi, applaudis-je. C’est un coup franc et massif tel que le général Massu devait les aimer dans son jeune temps.

L’ablutionneur se retourne, le panoche enrubanné de mousse de savon. Il le tient à deux mains, ce qui est tout à son honneur. Avec cependant une certaine tendance à l’étirer, ce qui dénote de sa part un léger penchant à la tricherie.

— C’est Marcellin, me déclare Gertrude.

— Ravi, lancé-je au rouquemoute dont je constate seulement le strabisme plus que convergent. Je ne vous serre pas la main parce que les deux vôtres sont occupées, mais la cordialité y est, mon bon ami.

Ilopine (car il a des réserves) et entreprend de se polisher Mister Glandu avec la serviette-éponge achetée pour et qui tient tout droit, comme une sentinelle oubliée devant une porte moscovite pendant la retraite de Russie.

— Tu devrais refermer tes jambes, Trutrude, dis-je : ça produit un courant d’air.

Elle barricade son cloaque mondain avec cette fabuleuse docilité des connes en état de gêne.

— Navré de vous importuner, les amoureux, mais j’avais besoin de te parler, mignonne.

Elle acquiesce.

— Marcellin est mon cousin de Gand, déclare-t-elle, c’est pas mon amoureux.

— Pardonne ma méprise, l’homme est toujours enclin aux conclusions hâtives. Et sais-tu pourquoi, Trutrude ?

Elle répond que non en regardant à plusieurs reprises et alternativement côté cour, puis côté jardin.

— Parce que l’homme est un paresseux de l’esprit, Trutrude. Il va au plus pressé sans chercher à donner aux choses le prolongement qu’elles comportent.

— C’est bien vrai, que fait ma dindonne.

— L’homme voit des nuages au ciel et il croit à l’absence du soleil. Alors que, tu ne sais pas, Trutrude ? le soleil est simplement au-dessus des nuages. C’est pour tout pareil.

— Exactement, coasse la grenouille.

Marcellin a renfourné son outillage à loncher, et le voici redevenu cousin de Gand, bien honnête, très rouquin et plus loucheur que les deux tibias en croix sous la tête de mort d’un pavillon de corsaire[4].

Il attend, adossé au mur, les poings au bout des manches ; pas par belliquerie, mais parce qu’il ne saurait pas quoi fiche de ses mains.

— Trutrude jolie, murmuré-je en m’asseyant sur le divan copulatoire, quelque chose me fascine en toi, c’est le rayonnement de ton esprit. On devine, à te fréquenter quelque peu, que ce qui te rentre dans la tête une fois n’en sort plus jamais. A propos tu pourras aller faire tes ablutions dans trois minutes, je ne serai pas long. Je suis certain, ma Trutrude, que nous pourrions faire des expériences cérébro-spinales endémiques, toi et moi. Il y a dans ton toi second une considération obédiante qui concomite avec le mien. T’en rends-tu compte, mon enfant ?

— Beu… oui, bien sûr, répond-elle.

— Je ne te le fais pas dire ! La preuve ? Tu vas me la donner. Prenons ton travail par exemple.

Elle est ahurie, la chérie. La moulinette farcie, quasi nue en compagnie de cousin Marcellin, sous la photographie de sa défunte grand-mère et l’œil miséricordieux de sainte Gudule de Namur, vierge et (de ce fait) martyre. Et puis mon intrusion. Ma goguenardise aimable. Et ces questions saugrenues…

Le vrai instant baroque, quoi. T’as de la peine, une gentille connasse pas compliquée, d’assumer à la fois la honte et la surprise. Se garder le moule à farce fermaga en présence de deux messieurs qui t’ont carambolée l’un et l’autre et devoir subir la converse drôlement élaborée du plus intelligent en présence de celui que tu viens de découiller, ben, mon vieux, salut ! A la tienne !

Elle tente de faire front, mais je la sens éperdue.

— Gertrude, ma splendeur, ma merveille dont le cul est aussi expressif que la frimousse, je voudrais qu’en présence du cousin Marcellin, si gentil et bien chibré, tu répondes à ma question en moins de dix secondes. Non, je ne vais pas te demander la couleur du cheval alezan d’Albert Ier. Je vais me contenter de plonger dans ta vie professionnelle. Cousin Marcellin, soyez gentil, dites-moi un nombre de 0 à cinquante…

— Brzzz… gneuf… heurgggf… articule clairement le Gandin.

— 44 ? Vous dites 44 ? Soit. Prenons donc le 44 puisque vous le souhaitez, cousin. Trutrude, concentre-toi et en moins de 10 secondes, dis-moi le nom du type qui a loué le coffre 44 à la Banque Lisbrock.

Culotté, non ? Ou plutôt puéril. Je sais. Mais avec certains êtres, le mage Perlimpinpin passe pour Jésus-Christ.

J’ai pointé mon index droit contre son sein gauche. Ma prunelle irradiante lui donne à bronzer. Elle ramasse ses pensées, les enfonce dans sa mémoire. Je sens défiler des chiffres et des lettres, les chibres et les laides. Elle se récite des trucs… Elle murmure :

— Non… Godmichemann, c’est le 54…

Et puis ferme les yeux.

— Un prénom marrant, soupire mon médium… Achille… Oui : Achille. Ah !

Elle me largue le patronyme.

C’est à mon tour de faire « Ah ». Seulement « Ah ! ».

Je ne lui demande pas si elle est sûre d’elle : je sais qu’elle ne s’est pas trompée.

Car il est impossible qu’elle se soit trompée.

Le nom qu’elle vient de me donner, c’est celui du Vieux.

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