Médé, qui a une gueule caoutchouteuse, en profite pour faire la grimace. Quand il fait la grimace, c’est comme lorsqu’on est deux à tirer sur le masque de M. Marchais. Ça se tord, se tire-bouchonne, s’archigondole, fait peur et rire, guérit les hoquets.
Il jette les photos fraîches sur la table et déclare :
— L’enfant se présente mal.
Ce sera donc un siège !
Son frère s’évente avec l’un des clichés qu’il a extrait du lot.
— Ça, dit-il, ça ne fait pas partie du système de sécurité, hé ?
Il brandit le petit rectangle brillant. Je vois alors comme je te vois, le cul de Gertrude pris en perspective plongeante, ce qui est tout indiqué.
Je rigole :
— J’ai une alliée dans la place.
— C’est pas une gonzesse mais une contrebasse à cordes. Elle a un de ces proses, pardon ! Toi, au moins, tu perds pas ton temps.
Le vieux Médé tambourine le bord de la table de ses phalanges impatientées.
— Dites, les gars, c’est pas un numéro spécial de Lui qu’on est chargé de préparer !
Un vrai pion, cézigue. Sérieux, acharné. Il ne connaît que le turbin.
— Alors, votre diagnostic est très réservé, docteur ? demandé-je en désignant les photos.
— La pire chierie, déclare le praticien. Tout est automatisé par le système Gougnaffe à ondes courtes. Tu touches à peine une lourde, le plancher ou le plafond, que ça hurle au charron. Tu respires dans cette vérole de salle et c’est le bouzin. Bon, je sais ce que tu vas me dire : il faut neutraliser le centre de commande ? Seulement zob, mon frère, et re-zob ! Lorsque le dispositif est branché, automatiquement il est transféré de la banque à un P.C. privé de la Landon Shaffer’s qui monopolise tous les systèmes de la ville. On ne peut rien, absolument rien tenter sans intervenir au niveau du P.C. Et j’ai idée que l’endroit est un peu bien gardé, mes frères. Voilà pourquoi les copains angliches ont tous déclaré forfait.
Je réfléchis un brin.
— Quand la banque veut couper ou brancher le système, comment opère-t-elle, Médé ?
L’orfèvre hausse les épaules.
— Pour le brancher, elle peut le faire elle-même, et à tout moment. Mais pour le stopper, elle doit entrer en communication avec le central.
— De quelle manière ?
— Il existe un ou deux responsables par établissement. Ils ont un numéro de code ; bon, un numéro de code on peut arriver à le connaître ; mais le hic, ce sont les empreintes. Chaque fois, le préposé de la banque, pour demander le feu vert, appuie sur un tampon spécial qui, par une sorte de système Bélino, répercute ses empreintes au P.C. de la Landon Shaffer’s. Grâce à un ordinateur, lesdites empreintes obtiennent le O.K. Vous suivez ?
— Vachement calé, admiré-je.
— Du sans bavures.
Pauley continue de contempler le cul de Gertrude. Parfois, il me coule une œillade envieuse, à l’idée que j’en ai eu un instant la jouissance. Pour le moment, les choses de la chatte semblent le préoccuper davantage que celles de la sécurité bancaire.
Je file de fréquents regards à ma tocante, inquiet de l’absence prolongée de Bérurier.
— Dites, Médé…
— Mmmoui ?
— En somme, la seule manière d’opérer c’est pendant les heures d’ouverture, quand le système est débranché.
Il me cracherait, le vieux forban, d’à force qu’il me méprise.
— Enfin quoi, merde, vous pensez bien qu’un bijou pareil ne connaît pas de point mort ! La salle des coffres est toujours sous alarme, au moins partielle. Je ne vous cause pas seulement de la vidéo intérieure, mais aussi du blocage des coffres. A moins d’obtenir l’ouverture de chacun, depuis la centrale de la banque et de posséder chaque clé de compartiment, il n’est pas question de tripoter ces boîtes à sardines sans déclencher l’alerte et la fermeture automatique des grilles, ainsi que le blocage de l’ascenseur en prime. Tenez, par curiosité, prenez un marteau quand vous retournerez là-bas et donnez un seul coup sur une partie quelconque du local, plancher ou mur, et vous verrez ce patacaisse de merde !
Il m’agace avec son défaitisme, le vieux Médé.
— Bref, on doit déclarer forfait ? je lui demande avec humeur.
Mon ton rogue l’embue. Il renifle à plusieurs reprises, refait deux ou trois grimaces pour miroir déformant et laisse tomber :
— Faut voir.
Ayant lâché ces deux mots qui tiennent la porte entrebâillée à l’espoir, il reprend mes photos pour les passer en revue, grommelant de confuses imprécations lorsqu’il découvre de nouveaux détails aggravants.
Pauley murmure :
— Et encore, ici on est en Belgique ; le fin du fin, ça doit être à Londres. Tu peux compter que là-bas, ils l’ont fignolée princesse, leur vacherie, les locdus de la Landon Shaffer’s.
— Dans l’immédiat, déclaré-je, une chose est intéressante à découvrir : le P.C. de la boîte. Faut voir de quelle manière ça se goupille.
— Pour y aller, faut un motif hautement sérieux, ricane Médé ; tu me vois me pointer chez les bourriques de garde en leur disant : « Je viens faire un reportage pour Le Soir de Bruxelles » ?
— Je vais m’en occuper, interromps-je.
Le Médé m’enveloppe d’un de ces regards sentencieux qui lui permettent de visionner ses contemporains jusqu’au fond du slip.
— Vous pensez sérieusement pouvoir y arriver… collègue ?
— Sérieusement, oui.
— Vous avez un plan ?
— Cousu main.
— On peut savoir ?
— Volontiers…
Mais comme je m’apprête, des meuglements retentissent en provenance des régions limitrophes, à savoir — une audition attentive m’en informant — de la chambre voisine, qui est celle d’Alexandre-Benoît Bérurier.
Les cris articulés, inarticulés et désarticulés, tour à tour, ne faisant que croître, je me précipite afin d’y remédier. L’Amigo est un établissement de haut standinge ayant ma préférence à tous les autres hôtels de Bénéluxie et de Navarre.
La porte du Vaillant n’étant point close (je parle de celle qui fait communiquer nos deux chambres) il m’est aisé de rescousser. Et que trouvé-je ?
Je ne te le donne pas en mille car tu ne saurais où le mettre, mais te le dis en bloc, et si t’es pas suffisamment costaud, je t’aiderai à le charrier.
Bérurier, dépantalonné, mais chemisé, cravaté, vesté et chapeauté, se démène pour s’extraire d’une Japonaise à qui il a pratiqué la forme de calçage dont j’ai honoré, un peu plus tôt, la Gertrude de la banque. Il s’ébroue, la repousse à deux mains, mais la nature capricieuse les garde unis à la suite d’un double phénomène, de dilatation chez le mâle, de contraction chez la femelle. De même qu’il est impossible de déboucher certains flacons trop bien scellés, leur désunion semble absolument irréalisable. Le Gros fulmine dans un français entremêlé d’expressions patoises ; sa partenaire désespère en japonais moderne. Elle est toute menue, toute chétive, toute fripée, toute bridée et, dans son espèce de pyjama de soie, ressemble à un épouvantail de dessins animés. Elle couine pis qu’une reine d’Angleterre qu’on égorge. Elle se cramponne aux montants du plumard pendant que le Gros cherche à gagner le fond de la pièce. Mais, je te le redis une dernière fois, alors n’y reviens plus : ils sont soudés. Tu as déjà vu un couple de chiens dans cette sotte posture ? Imagine ce qu’elle peut fournir comme cocasserie lorsqu’elle concerne deux humains. Et quels ! Le cher Béru, avec sa prodigieuse bedaine et son pénis d’équidé. Le chapeau meurtri par le coït, comme une boîte de conserve dans une cour d’école communale. La trogne violacée. L’invective acerbe. La bave abondante. Il traite la dame nipponne de vieille carne. Il lui crie : « Lâche-moi, bourrique, que sinon j’te casse le pot ! ». Il la cigogne de droite à gauche et de gauche à droite, à lui en filer le vertigo. La bourre de coups de genoux dans l’estomac pour tenter de provoquer un relâchement de ses muscles chaglatiens. Et tout ça en vain. Cette jaune martyre a beau implorer Confucius, le Mikado de Noël, et des divinités encore plus recommandables, c’est comme si elle fumait du belge, vu que, précisément ça se passe à Bruxelles.
Mes potes, les Prince’s brothers, venus aux nouvelles meurent de marrade. Ils en oublient un instant l’opération impossible qui nous est confiée. Ils lancent des conseils au Gravos, lui recommandent d’aller sous la douche avec sa conquête, ou bien d’essayer un bain commun. Médé propose d’aller quérir une burette d’huile pour lubrifier les parties bloquées. Tout ça ponctué de hoquets, de pleurs, de claques sur les jambes.
Et v’là le Gros, décidé à tenter le tout pour le tout, qui se calme. L’énervement dilate les corps, tout comme la chaleur, puisqu’il est lui-même chaleur.
Non : la tronche froide.
Et puis l’eau froide idem, Pauley a raison.
On l’aide à se déshabiller l’hémisphère nord.
On désappe de même la Japonouille. Elle pleurniche, en anglais, que son mari va rentrer incessamment, la chercher, découvrir la triste vérité et qu’il courra chercher le sab de ses aïeux dans leur valise. Il ne s’en sépare jamais, et lui, l’honneur, pardon, il y tient un peu beaucoup ! Ne passe pas dessus ! Ce sera deux tronches sur la moquette.
Je la rassure. Si l’eau froide ne résout rien, on appellera un médecin.
Mais elle insurge.
— Ah que non ! Pas de scandale ! Silence ! L’honneur avant tout.
Bref, les v’là partis en trottinant malaisément jusqu’à la salle de bains.
Sa Majesté, toujours efforcée au calme, dit à la mère Butterfly de garder son self. Pas de panique ! C’est dans le froid de la raison qu’on puise les ressources salvatrices. Ils ne sont pas les premiers auxquels semblable mésaventure survient. Il va s’efforcer de songer à des trucs tristes pour dégoder, Alexandre-Benoît. Le décès de sa chère maman, la vie politique de Canuet, les enfants affamés du Bangladesh, son tiers provisionnel, les chansons de Sheila, tout ça… Les sujets ne manquent pas !
L’existence, il dit, Béru, ça ressemble à une tartine de merde dont on bouffe une bouchée chaque jour. Il pleure en actionnant les robicos de la douche, bien se préparer un dosage tiède.
Mais la flotte ne guérit rien, laisse le problème entier, de même que les sinistres évocations. Alors ses rognes lui remontent. Jamais plus il enfilera de Japonaise. L’Extrême-Orient, merci bien, c’est source de chieries et toutim ! Il ne baisera jamais plus à gauche que l’Italie. La Roumanie, à la rigueur, sœur latine qu’il admet dans le grand concert copulatoire. Lui, il tringlera en Occident, surtout. Les Ricaines aux frifris plus béants que des carrières. Ça oui. Avec elles tu risques pas de te coincer la tête haineuse dans l’étau ! C’est franc du collier, large comme des portes cochères. Praticable comme un pot de vaseline. Rien de comparable à ces obscures Extrême-Orientales, tout en pas de vis, recoins confus, détours de con, qu’à tel point t’aurais meilleur compte de loncher une araignée géante : la mygale est là, fourre-me !
— Bon, je dis à mon camarade syndiqué, vous devriez prendre un bon bain et écouter de la musique : y a rien de plus amollissant. Faut oublier votre situation, elle se dénouera toute seule.
— Oublier, oublier, t’as de la santé, tézigue, riposte l’Infâme. On voye que t’as jamais z’eu quarante-cinq kilos de Japonaise arrimés au bout de quéquette, merde ! Une guenon qui n’sait même pas brosser ! Bernique de pipe, macache d’estase. Tu parles d’un préservatif, cette grand-mère. Ah, ça m’apprendra de tremper au p’tit bonheur !
— Bon, je suis obligé de m’absenter. Si vous ne parvenez pas à vous désunir, il faudra appeler un docteur. C’est ce qu’on avait déjà été obligés de faire en Angleterre, je crois, tu te souviens ? Y a fallu une piquouze pour t’arracher à une pécore. Et pourtant elle n’était pas japonaise !
Là-dessus, je quitte mes imbriqués, ayant des besognes urgentes à accomplir.
Mon premier soin — comme il arrive qu’on exprime dans certaines circonstances moins tabulantes qu’icelles — est de me rendre dans une grande entreprise de huit cents mètres carrés virgule cinq de plancher (et de plafond par la même occasion) dans une construction en cours d’achèvement, où l’importante société que je dirige souhaiterait installer ses bureaux bruxellois. On s’empresse de me montrer dans la périphérie un épouvantable immeuble en ferraille et verre fumé qui est à l’architecture moderne ce que la tour de Pise est au fil à plomb. Tout le dernier étage est encore disponible. J’assure qu’il est apte à combler mes désirs et demande, avant de me décider, la permission de revenir visiter les lieux avec un technicien en vue de son aménagement. A quoi on me répond que comment donc et que je suis ici pratiquement chez moi déjà ; ce qui est gentil à eux, t’avoueras.
Me reste plus qu’à me présenter à la succursale belge de la Landon Shaffer’s. Un grand responsable (1 m 94) à gueule de tuberculeux fraîchement guéri et aux cheveux carotte, me reçoit. Il fume le cigare, m’en propose un que je décline car il est néerlandais, or je n’achète à la Hollande que son cacao et ses tulipes.
J’explique à M. Van Trather que j’appartiens à la Chmoldu Exciting Very Good Year, grosse firme d’Afrique du Sud pour l’exploitation des filons diamantifères. Nous allons nous implanter en Europe, à Bruxelles précisément. C’est là que seront stockés nos chers cailloux et nous avons besoin d’un système de protection inexpugnable, eu égard à la valeur énorme de la marchandise.
Le grand flamboyant égosille qu’en faisant appel à la Landon Shaffer’s, j’ai eu le nez creux. C’est Dieu qui a guidé mon choix et je ne pouvais pas mieux tomber. Je l’embarque séance tenante jusqu’à l’immeuble mentionné à l’étage au-dessus, où le promoteur me raccueille avec cent mille courbettes et des trémolos. Visite des lieux. Le grand rouquin palpe les murs, fait la moue, critique, note des trucs, se livre à des calculs sur la densité d’ ceci, le poids spécifique de cela, la membranure fourrageuse de tel matériau et le cylindrage baveur de tel autre ; tu vois ? Le promoteur commence à désespérer. Il clame la solidité de son clapier géant, vante la résistance de son verre sécurito-branlobalzamiqueur. Homme de tempérament pugnace, il va pas se laisser carboniser une affaire de cette importance par un grand branleur avec ses sonneries à la con. Alors il s’enrouge, véhème, abasourd tant qu’il peut, s’aidant de sa calvitie pour rougir plus totalement et de son gros bide pour déplacer un maximum d’air. Qu’à la fin, le rouillé prend peur et assure que, très bien, ils renforceront leur clafoutage de polyvalence et bon, ça ira parfaitement.
Ces palabres durent une plombe. Je finis par les arracher et je repars avec Van Trather.
— Mon cher monsieur, lui dis-je, en attendant que vous m’établissiez un projet sur plans, je dois, pour ma part, adresser à mes associés un rapport détaillé sur votre maison. Je sais : vous allez me donner de la documentation, mais j’aimerais me rendre compte de visu des garanties de sécurité offertes par votre honorable firme, je veux en connaître tous les arcanes pour pouvoir établir un descriptif parfait, car les diamantaires sont des gens méfiants et vétilleux, toujours sur le qui-vive.
Qu’à cela ne tienne. Il va tout me montrer pas plus tard que tout de suite, pour peu que j’aie encore une heure à lui consacrer.
Je l’ai.
Au bar de l’Amigo, Les Prince éclusent des crèmes de whisky qui vont leur coller la menteuse au palais. Faut pas craindre pour son cholestérol, ma vache ! Le père Médé ferait bien de se gaffer pour son diabète.
Mon arrivée les tire de la léthargie sirupeuse dans laquelle ils dérivent mollassement…
Pauley louche sur les jambes vertigineuses d’une jeune dame qui n’en est pas avare et les croise tellement haut que ses seins reposent sur chacun de ses genoux. Elle est brune, belle, putasse, roulée-main, et affublée d’un croquant amerloque (très amère loque) qui ne doit goder que pour l’Independance day, mais qui a les poches bourrées de dollars en dévaluance. Tu vois le genre ?
— T’as les tuyaux, mec ? questionne ledit Pauley qui a tout à fait oublié ma qualité de flic pour me considérer comme un éminent complice.
— Yes, monsieur. J’ai eu droit à la visite du Fort Knox de la Landon Shaffer’s et je peux t’assurer que c’est pas de la tarte. Personnel angliche, trié sur le volet. Six gonziers retraités du Yard, avec des frimes qui flanqueraient la maladie de Parkinson à des lions, je ne te dis que ça. Tu comprends que le P.C. de commande doit être leur meilleur élément publicitaire. Loin de le cacher, ils te le font visiter plus volontiers que le château de Chambord. Le cœur du centre en question est comme le poste de pilotage d’une capsule Apollo. Un seul gonzier s’y tient, enfermé derrière des grilles dont le plus petit barreau est gros comme ma cuisse. Tout autour est un poste de garde blindé, avec les matuches en armes, des signaux, des circuits d’alerte, une vraie débauche ! Pour pénétrer dans ce poste, tu dois avoir toute qualité et montrer ta bouille par un judas optique. A l’entrée, il y a un sas comme dans les aéroports, afin de détecter les flingues éventuels que tu trimbalerais, bref c’est de la toute haute protection. De plus, à la moindre alerte, le type qui est aux commandes peut, du pied, provoquer le verrouillage instantané de toutes les chambres fortes de Belgique équipées par la Landon Shaffer’s.
« Pour neutraliser ce blocage en catastrophe, on doit recourir ensuite à deux employés de la maison dont chacun possède une clé. Enfin, vous mordez le topo ? »
— Elle a une culotte bleue, soupire Pauley qui n’a cessé de visionner la femelle aux jambes surcroisées.
— Ça fait enfant de Marie, ricane son frelot.
Je les mate, médusé :
— Dites, les gars, si ce que je vous raconte ne vous intéresse pas, je peux vous le faire mettre en musique ?
— Vous bilez pas, fait Médé, je me gaffais bien du topo. Ce truc est signé pas de chance. Y a des limites à tout. On est des techniciens, pas des surhommmes. Pour ma part, je déclare forfait et je vais turluter à Justin Fayol, lui dire qu’il retire mon dossard de la compétition, t’es bien de l’avis, Pauley ?
— Et comment, répond monsieur Frère, j’ai pas envie de déguster du plomb dans une équipée de cette envergure. Un casse, je suis preneur quand il se présente normalement, mais j’suis pas bonnard pour aller désamorcer un champ de mines !
Un moment de navrance ruisselle à nos pieds, puis nous sommes distraits par un étrange cortège limité, je dois le préciser pour ôter de l’importance au terme, à deux personnes qui se suivent de très près. L’une, la première, est la Japonaise de Béru, la seconde, Béru soi-même. Elles sont toujours soudées l’une à l’autre de la manière qui fut décrite auparavant, mais sont parvenues à s’habiller malgré l’étrange cordon ombilical qui les jonctionne. Le Mastar a eu une idée diabo-menthe : il a emparé un petit guéridon, l’a recouvert d’un dessus de table aux longs plis tombants et l’a placé entre eux. Ils sont censés coltiner ce meuble grâce auquel on ne peut rien déceler du vilain tour que la perfide nature leur a joué.
Je me précipite, et hèle mon joyeux compère.
Il pile, forçant sa compagne à l’imiter, qu’hélas, si au moins elle pouvait continuer seule sa route !
— Toujours pareil ? je demande.
— Moui, riposte sombrement l’Emplâtreur. Alors on va au toubib dont j’ai l’adresse par l’annuaire du téléphone.
— Pourquoi ne le faites-vous pas plutôt venir ici ?
— Cette vieille charogne veut pas, sous prétesque de son mari qu’apprendrait la chose et qu’il nous séparerait d’un coup de sabre, vu qu’son grand-dabe était rat-mouillé[1] dans la Japonie ancienne. Alors, merci bien, hein ? D’autant qu’avec c’t’engin au bout du zob mes défenses sont masturbées.
Et le couple s’éloigne dans le hall, trottant menu avec son léger fardeau. Las, il ne va guère loin. Un petit monsieur à lunettes cerclées d’or et à Nikon en bandoulière arrive prestement, parmi d’autres Nippons-à-zooms, et se précipite sur la porteuse de guéridon en exclamant des trucs dans le genre de :
— Mi ka do, ki mo no, fu zi ya ma, mais semblerait-il sur le mode interrogateur.
C’est, très visiblement, le propriétaire de la dame.
Sous toutes les latitudes, voire sur toutes les longitudes, les épouses ont vis-à-vis de leurs maris ce sens de l’à-propos, cet instinct de la repartie, ce pouvoir de conviction qui font du cocufiage une religion.
Aussi l’attelée de Béru répondit-elle fort véhémentement au monsieur :
— I ro shi ma du ko nô, Na ga za ki ne pro fi t’jamé !
Ce qui paraît rassurer l’interpellant, lequel regagne la horde des photographes dont les poches sont bâtées de bobines impressionnées par la Place Royale et le Manneken Urine.
Songeur, je reviens à la famille Prince.
— C’t’un gugus vot’zouave, crache Médé. Il vous sert de bouffon, ou quoi ?
— Entre autres, admets-je, mais c’est également le plus précieux et le plus dévoué des collaborateurs. Dans les cas désespérés, il fait bon l’avoir avec soi.
Ils hochent des chefs peu convaincus et recommandent une tournée de Drambuie.
Moi, pour tout te dire, je commence à les trouver un peu « moudus », les Prince’s brothers. Si c’est ça les intrépides de la sonnette d’alarme, remettez-m’en deux douzaines ! Défaitistes, oui. Rognés par leur pauvre existence de malfrats blanchis sous le harnois.
Pauley pousse un soupir de déconnection car la souris tapageuse vient de décroiser ses flûtes pour suivre son distributeur de papier vert.
Il me regarde avec ennui. Bâille.
— Alors, les terribles, je leur grommelle, on rêve de Pont-aux-Dames ?
Médé qui mâchouille une allumette crache une particule de bois sur la table et dit :
— Pourquoi ces vannes, l’ami ? Parce qu’on s’avoue vaincus ?
— Oui, conviens-je : parce que ! M’est avis que votre réputation est un brin surfaite.
— Tu nous en veux de pas tenter l’impossible ?
— Je vous en veux de ne pas gamberger pour savoir s’il est tentable.
— Ecoutez, l’ami, j’ai soixante piges…
— Ça se voit, et même on croirait plus, plat de nouilles comme vous faites, mes bons arquepinceurs.
Le regard à Médé devient albinos. Chez Pauley, c’est au contraire ses phalanges qui blanchissent d’être trop crispées.
— Vous savez, murmura Médé, y a des malins qui sont pleins de prothèses pour m’avoir dit la moitié de ce que vous venez de me dire !
— Et que voudrais-tu que je te dise d’autre, hé, pomme à l’eau ? Tu me prends pour un tartuffe ? C’est pas un service à rendre aux gens que de leur passer la brosse à reluire lorsqu’ils ont de l’eczéma. T’aurais le droit de te fâcher si ce que j’avance était faux, mais bon Dieu de bois, c’est l’expression de la plus pure vérité, Médé, vous êtes deux melons trop mûrs, ton frangin et toi. Quand on pose le doigt sur vous, il enfonce.
Le vioque a déjà empoigné son godet de Drambuie pour me le virguler à travers l’insolence ; plus rapide, je lui immobilise l’avant-bras.
— Minute, mec. D’être un vieux jetonneur, ça n’empêche pis le savoir-vivre ! Qu’il te reste au moins ça, mon pauvre pépé !
Pauley me tire un ramponnuche derrière la coiffe. Heureusement, j’ai senti l’amorce de son geste et me suis opportunément baissé, si bien que son poing part dans les azurs. Pris par son élan, il choit de son siège et se retrouve assis sur la moquette du bar, pour le plus grand amusement des personnes présentes.
— Tiens, je rigole, Médé, vise un peu ton cadet de Gascogne qui n’est même plus foutu de rester en équilibre sur une chaise !
Ayant ainsi assumé ma supériorité, je vide mon verre.
— Dites, les pieds-nickelés, je leur fais, et si on essayait d’échanger autre chose que des gnons et des balivernes ?
Ils ne répondent pas. Pourtant, je sens que leur colère n’est pas vigourette. Quand la lâcheté t’empare, elle sape même tes rancœurs. T’as plus la force de pétarader. Eux, dans le fond, ils se rendent bien compte que je n’ai pas tort de les houspiller. Selon moi, ces deux siamois ont un problème d’ordre moral. Pour une raison « x » (voire y ou z), ils ont affranchi le Vieux de la propose qui leur était faite. Ceci afin de régler une dette envers lui, mais le cœur n’y est pas et ils souhaitent secrètement que la combine foire, manière de garder leur conscience impec tout en ayant donné au Big Boss ce signe d’allégeance. C’est compliqué, un homme, même quand il paraît fruste.
— Allons, je dis, on doit mener à bien cette histoire, mes potes, et il faut aboutir coûte que coûte.
— T’as des suggestions ? ronchonne Pauley.
— Vagues, mais peut-être qu’en les creusant…
— Expose toujours…
— Dans ce problème, il y a deux questions à résoudre : l’une au niveau de la banque à piller, l’autre à celui du P.C. de la Landon Shaffer’s. Ce à quoi il faut parvenir, c’est à neutraliser simultanément le service de la banque et celui du poste central.
— En effet, ricane Médé, c’est pas plus malin que ça.
Je poursuis :
— L’opération n’est réalisable que pendant les heures d’ouverture, puisque lorsque la banque est fermée, le dispositif est bloqué et que nous l’estimons inviolable.
Pauley va pour me débiter du sarcasme de son cru, mais l’arrivée inopinée de deux personnages le fait se dresser.
— Nos amis, annonce-t-il à mi-voix.
— Quels amis ?
— Ben, Fayol-le-Belge et son Angliche.
Je vois surviendre (comme dit Béru-le-soudeur-au-paf) un genre d’escogriffe mal portant, aux joues creuses, au nez de toucan, revêtu d’un ronflant pardingue en vigognes-qui-sont de retour… Il escorte avec beaucoup d’obséquiosité un Anglais tellement anglais que même s’il se déguisait en Napoléon, ça se verrait qu’il est anglais. Le digne en question est maigre, brique de peau, clair d’œil, grisonnant de poil. Son pardessus est bleu marine et te dire s’il cherche pas à tricher : il tient un pébroque roulé dont il use comme d’une canne.
— Vous aviez rancard ? je demande entre mes chailles.
— Ouais.
— T’aurais pu prévenir…
Présentations. Shake-hands. How-do allez-vous ? Very-well-thank-you-et-vous ? Tout ça…
Le cercle de famille s’élargit à grands cris. Loufiat. Tournée. Justin Fayol commande une grenadine-limonade car il fuit l’alcool depuis le sana ; l’Anglais, d’un classicisme absolu, se contente d’un whisky sec.
Ce gnaf a un regard inquiétant qui plonge en vous comme un spéculum dans un tiroir de chirurgien. Il ne me perd pas des yeux. Son œil est si tellement empli d’acuité, comme on dit puis en plaisantant dans les milieux ruraux de la Lozère, que je me demande s’il n’aurait pas retapissé ma frite. Pourtant, il semblerait que, dans l’affirmative, il montrerait une plus grande discrétion dans son examen.
— Monsieur Mister, déclare Fayol-le-Belge, voudrait savoir vos premières impressions.
Tu crois que les frères Catastrophes vont me laisser blablater ?
Jet’enfous. Le french bagout, tu parles s’ils en tâtent, ces gougnafiers ! Dès lors qu’il s’agit de brader de la salade de saison, ils ne donnent pas leurs menteuses aux greffiers. Et les voilà partis à commenter mes rapports. A certifier que le coup est réalisable. Duraille, mais réalisable, qu’ils ne savent point encore comment, mais que l’étincelle qui va leur embraser la jugeote est imminente. Puisqu’ils doivent trouver, ils trouveront. Invincibles, mes deux serins. Les joyaux de la malfraterie européenne, ils se veulent. Leur immodestie ressemble à un nuage de spray. Elle donne envie d’éternuer. Elle pique les châsses ; irrite la gorge et le bon sens. Qu’à la fin, merde, le Rosbif au pébroque en forme de sceptre fait la moue du lion britannoche sur les armes du Royaume-Uni. Emet un léger clappement impatienté.
Et dit, avec un très bel accent pour rôle d’Anglais dans une pièce de Labiche :
— C’est surtout l’idée qui m’intéresserait, messieurs.
Et poum ! Pauley et Médé se trouvent désarçonnés, pis que le pauvre M. Amaury, si tu te rappelles. Ils sourient niaisement, comme deux qui viendraient de s’apercevoir au cours d’une réception au Rotary que leurs braguettes sont ouvertes. Et alors, qui c’est qui les tire d’embarras ?
Le Tonio !
Je monte en chaire aussi sec.
— Messieurs Prince et moi-même, fais-je, avions déjà jeté les bases d’un coup de main, mais sans doute trouvent-ils mieux d’attendre que celui-ci soit au point avant de vous le soumettre.
L’intérêt spontané que m’a témoigné mister l’Anglais à son arrivée se réchauffe à tout-va.
Il a une ombre d’approbation, puis ordonne sèchement aux joyeux frangins :
— Le temps presse, développez votre plan !
Les Zig et Puce de la cambriole tournent vers moi des frimes éplorées.
Oh, dis donc : je les fous dans une béchamel qui fait salement la colle.
— Eh bien, rrheuh rrrheug, toussote Médé, à vrai dire, et compte tenu du… Et sans vouloir anticiper sur le…
Il se tait.
Notre Rosbif se met à frappoter le plancher de la pointe de son chamberlain.
— J’écoute !
C’est froid comme la lame d’un esquimau occupé à découper la calotte glaciaire.
Alors le gars Médé, chère vieille Banane en moisissante, se tourne vers moi.
— Dans le fond, Tonio, me dit-il, c’est plutôt comme qui dirait une idée à toi, tu ferais mieux d’en causer toi-même personnellement au monsieur.
T’as vu comment je les ai obligés à mettre les pouces, ces deux hâbleurs ?
— Voilà, fais-je, selon moi, le coup n’est réalisable que le matin, à partir de dix heures, instant où un monsieur de la Banque Lisbrock va déféquer. Vous m’objecterez que, ce faisant, je considère la banque bruxelloise comme étant notre objectif, et que, par conséquent, il n’en sera pas de même à Londres. Pourtant, je crois que mon idée a du bon et que les éléments majeurs du plan seront adaptables après une reconnaissance soigneuse de la British Golden Bank.
— Continuez !
— Il convient d’agir de jour, car, hors des heures d’ouverture, le système de verrouillage est inexpugnable. Deux opérations doivent être conduites simultanément : l’une, toute en subtilité à la banque, l’autre, en force au P.C. de la Landon Shaffer’s. En ce qui concerne le P.C., il n’est qu’une seule solution : un gaz soporifique à effet instantané. Le hic : celui qui le déclenchera en sera la première victime car il n’est pas question qu’il use d’un moyen de protection quelconque, ça donnerait l’alerte à ces vieux renards. Enfin, on peut creuser la question sur ce point délicat qui concerne la récupération du « gazeur ».
« Il n’est pas très difficile de pénétrer dans le P.C. avec le directeur de la succursale comme cicérone car la Landon Shaffer’s en est fière et le montre volontiers aux clients en puissance, car il constitue sa meilleure publicité.
« Pour la banque, c’est une autre paire de manches. Les possesseurs de coffre ne peuvent avoir accès à la salle que un par un. D’autre part, des écrans de contrôle offrent une vue permanente de la salle. Il va donc falloir qu’un locataire de coffre descende pendant que le préposé est aux toilettes et place devant les objectifs disposés au plafond, des photos de la salle restituant les angles de vue offerts par chacune des caméras, vous mordez le topo ? C’est assez coton et il nous faudra étudier la chose de près afin que, de retour à son poste, l’employé ait une vision « normale » de la salle. A aucun moment, il ne doit sourciller devant ce trompe-l’œil. J’ai fait du charme à l’assistante du bonhomme et je crois que sa coopération involontaire nous sera précieuse. Elle a certainement une homologue à la British Golden, j’exercerai ma séduction sur cette dernière également. Autre chose : j’ai loué un coffre. La clé est en possession de mes aimables associés que voici, poursuis-je en montrant les frères Prince pétrifiés d’admiration. Grâce à leur technicité incomparable, ils vont nous confectionner, à partir d’elle, un passe-partout capable d’ouvrir les autres serrures.
L’Anglais m’a écouté sans broncher, ses deux mains posées l’une sur l’autre sur le bec en bambou de son pébroque.
— Mais il y a deux serrures, disaient les Prince : l’une, traditionnelle, réservée à la clé du client, l’autre, électronique, qui se compose à la main depuis le haut, sur un clavier ?
— C’est là que nous devrons peut-être user de la force, mon cher lord. Quelqu’un ordonnera à la préposée de taper les numéros des coffres sous la menace, mais avec discrétion.
— Elle dispose certainement d’un système d’alarme à pied ?
— Probablement. Là aussi il convient de creuser le problème car il est fonction de l’individu. A Bruxelles, par exemple, je sais que l’homme posté devant les écrans de vidéo vide ses vaillants intestins de 10 heures et quart à 10 heures et demie ; mais celui de London a certainement d’autres habitudes organiques. La fille du clavier, ici, est une petite salope pas plus futée que ses fesses, mais celle de Londres ? Vous voyez, tout devra être reconsidéré là-bas, sur place, en fonction du canevas que je vous soumets.
— Non, murmure M. Mister.
Pour la première fois, un petit sourire frise sur ses lèvres minces.
— Gentlemen, dit-il (avec un poil d’ironie, tu penses : gentlemen à ces gugus du crime !), gentlemen, je suis pleinement satisfait de l’exposé très brillant fait par votre ami. Je crois que, dans les grandes lignes, son plan se tient parfaitement et qu’il est des plus ingénieux ; aussi, vais-je vous révéler une chose : ce n’est pas la British Golden Bank que nous devons opérer, mais la Banque Lisbrock.
Et v’lan ! En plein dans les badigoinces !
Tu piges maintenant la motivation de mon titre de chapitre ? Retourne-z’y voir.
Tu verras !