Le Dabe nous a plantés sec, sans autre forme de procédé. Entraînant sa conquête au pas de charge. Ce qui lui arrive, ce coup de goumi brutal, c’est le démon de la j’sais pas combien, pour sa pomme. Trop de sérieux, trop de self-control, de tartuffades et autres vicieuses bricoles bourgeoisantes accumulés ; trop de mauvaises fréquentations dans le labyrinthe du pouvoir… Il vient d’exploser. La Clauclau, fais-lui confiance pour ce qui est d’éponger notre Seigneur, elle saura s’employer, mettre la sauce pour lui extrapoler ses 2 mm3 de sirop, au Vénérable. Le septième ciel, il pouvait pas rêver mieux comme hôtesse, Césarin, pour le visiter, l’arpenter de long en large.
Bon, nous nous retrouvons à quatre dans mon burlingue. On décide de biberonner des choses remoralisantes pour lier connaissance dans les règles. Parfois, si tu te jettes pas un peu dehors à coups de subterfuges, tu te prends à moisir en toi, comme une couenne de lard plantée dans les dents d’une scie oubliée.
Faut commencer par dire que les frères Prince, ils sont plutôt sympas. Et tu sais à cause ? Ils s’aiment. Leur mutuelle tendresse les éclaire, elle rejaillit d’eux et tout le monde en profite un peu. C’est toujours commak avec l’amour. Tu crois qu’il concerne deux êtres, mais ses calories sont là pour réchauffer tous ceux qui s’arrêtent à le regarder. Ils ont une manière de s’admirer, de se respecter, de s’écouter parler l’un l’autre qui est touchante.
— Bon, écoutez, les gars, fais-je, le Vieux m’a mis au parfum dans les grandes lignes. Je crois qu’une telle chose ne peut s’opérer que si on joue franco, tous les quatre ; alors on oublie de quels horizons on se pointe, les uns les autres, pour se déguiser en Trois-Mousquetaires-qu’étaient-quatre, d’ac ?
Mon langage leur plaît. Ils me trouvent réaliste. Le mot de Médé : réaliste. Ce qui te prouve qu’il lit les baveux ou regarde la téloche où les mots nouveaux d’emploi fourmillent, et que t’as des clivages, des pluralités et chiasse à n’en plus finir, treize à la douzaine par page ou émission. Qu’à peine un gonzier use d’une épithète sortant du courant, patatras ! la meute des stylomen lui saute sur pour l’emparer, vite en user, manière d’avoir l’air. L’air d’en être, tu comprends ? Important, ça : en être. Faut, coûte que coûte. Et à plus forte raison quand ça ne coûte rien.
Les Goncourt du signal d’alarme me sourient cordialement. Le langage du juste plaît toujours. Cause en homme et tu seras entendu des hommes, mon fils.
Médé me tend une main usée par trois lustres d’arnaqueries en tout genre. Puis c’est son frelot, Pauley, qui m’en serre cinq. La concorde règne (je n’ai pas dit LE Concorde, ce pauvre que ses ailes de géant empêchent de voler !).
— Vous paraissez au mieux avec mon Boss ? je leur remarque, en clignant de l’œil malicieusement.
— C’t’un type, élude Médé.
— Ça remonte à loin ?
— Quoi donc ?
— Lui et vous ?
Médé me considère avec deux yeux un peu fatigués, des yeux de soudeur à l’arc en retraite.
— A très loin. Mais c’est comme s’il s’agissait d’hier. C’est ainsi, l’amitié.
J’aimerais aller plus avant, mais je sens, au ton et au regard de mon interlocuteur que lui, non. Bon, ils ont un cadavre dans le placard, le Vieux et les Prince. Alors ils se le bandelettent pour eux trois seulement.
— L’affaire de London, ça se présente comment ?
Pauley prend la relève. Il lisse ses rouflaquettes tombantes comme un officier ses moustaches dans un roman de Mme Gyp.
— Vous avez entendu causer de Justin Fayol, dit le Belgium ?
— Non.
— Moi, si, intervint Béru, c’est un gonzier qu’a pas son appareil pour chanter les chanson de Piaf. Son clou, c’est Alka seltzer l’amour et aussi Mille or.
— Exact, sourit Médé, on voit que vous le connaissez bien.
— Je l’ai enchristé, quand t’est-ce j’étais jeune inspecteur fraîchement rémoulu. Il venait de déguiser une bijouterie du boulevard Magenta en self-service. Je l’ai coiffé par le plus grand des hasards, juste comme j’me promenais av’c ma Berthe qu’on était fiancés. Il m’a positiv’ment choisu dans les bras en se tirant. J’ai eu qu’une manchette à l’administrer pour l’allonger sur le bitume. Eh ben, si j’vous dirais, ce mec, au Dépôt, il chantait à tue et à tête.
— Depuis cette époque, il est retourné à Bruxelles, son patelin d’origine où il a fait une carrière convenable dans les cassements, renseigne Pauley.
— Ainsi, tu disais que ce Fayol ?
— Il nous a contactés, voici une semaine, pour un gros coup à l’étranger, fallait des spécialistes de l’alarme. Des vrais, pas des branleurs-coupe-circuit. Il a promis qu’il y aurait gros à affurer. On a demandé des précises. Alors il nous a dit qu’il pouvait pas en dire plus. Lui, il assurait seulement la liaison. Un démarcheur, quoi. Mais si un gros gâteau ne nous faisait pas peur aux dents, il pourrait nous amener un monsieur qualifié. Alors on a dit qu’on demandait pas mieux. Et le surlendemain, il s’est pointé avec un Angliche dont on ne sait pas le nom, un bath julot avec des baffies à la retroussette, des cheveux gris ondulés sur les tempes et le teint brique. Le pur Rosbif, quoi, comme sur les gravures. Ce mister Mystère nous a simplement dit que son groupe visait la maison mère de la British Golden Bank, à London. La salle des coffiots. Cette crèmerie est équipée par la Landon Shaffer’s Limited qui est à la protection bancaire ce que Rolls Royce est à la bagnole, si vous voyez le genre ?
« Il n’a pas mâché ses mots, l’Anglais. En Angleterre, pas un spécialiste n’est capable d’affronter les systèmes de la Landon Shaffer’s. Avant qu’on ait fini de prononcer le nom de cette firme, ils font déjà non de la tête. Alors ils se sont tournés vers l’Allemagne, mais là ç’a été le même tobacco : im-pos-sible ! C’est ce mot qui leur a donné l’idée de voir en France, vu qu’il n’est pas français. Comment le Fayol a été parachuté dans ce cirque, ça n’a pas été précisé. Toujours est-il que le Belgium a avancé nos blazes. »
— Et vous avez dit oui ?
— On a dit la vérité, à savoir qu’on connaissait pas suffisamment bien les systèmes vachards de la Landon, mais qu’on croyait en notre âme et conscience que rien jamais n’est insurmontable et qu’avec du chou on vient à bout de tous les obstacles.
— Alors ?
— Je crois que notre position lui a plu, au Rosbif. On aurait crié : « Oui, oui, un jeu d’enfant ! », il nous aurait pris pour des zozos et n’aurait pas donné suite.
— Si bien que ?
— Il nous accorde une semaine d’étude préalable avant que nous nous décidions.
Médé tousse poliment dans son creux de poing, puis essuie les conséquences, avec un maximum de discrétion, à l’accoudoir de mon canapé. Il doit traîner une turbadise latente, cézigue. Les cavernes décorant ses soufflets ont des allures préhistoriques, et, à la radio, on doit lui découvrir des dessins rupestres sur les alvéoles.
— Alors vous allez à Londres pour l’initiation ? je demande.
— Que tchi, fait Médé, ça donnerait l’éveil. Un système identique à celui de la British Golden a été posé à la Banque Lisbrock de Bruxelles. C’est lui qu’on va étudier.
— Et pourquoi que j’irais point ? demande le Gros, superbe dans un caleçon court à fleurettes mauves.
Il est allongé sur son plumard, ses jambes de rugbyman croisées, avec leurs poils emmêlés.
Il porte un maillot de corps trop juste et qui, de ce fait, s’est fendu dans le sens de la largeur. Ce maillot, malgré les aises qu’il s’octroie, ne lui descend guère plus bas que le thorax, si bien que le bide béruréen peut s’épanouir en paix sous sa toison, avec les cicatrices bourreleuses qui le parcourent en tous sens et ce prodigieux nombril dont le cratère évoque une photo aérienne de l’Etna. Chaque fois qu’il gît de la sorte, Alexandre-Benoît, le ventre offert, il se cure l’orifice ombilical avec l’ongle du petit doigt, ramenant au jour des déchets multiples de ce puits bouddhique et les examinant à la lumière, comme s’il espérait les identifier et, partant, les reclasser dans leurs matières d’origine.
— Tu ne viendras pas parce que Fayol te connaît, suivant tes propres affirmations, mon bon goret. Et que ça la foutrait mal si on se faisait dépister d’entrée de jeu.
— Pourquoi le Fayol irait-il à la banque ?
— On ne sait jamais. Deux précautions…
— Valent mieux qu’un tiens, tu l’auras, complète le Mammouth qui sut toujours dépuzzeler les proverbes les plus efficaces de notre chère langue.
Il soupire.
— Puisqu’il en étang scie, j’vais charger un peu la Japonaise qu’on a vu morfondre au bar de l’hôtel. Depuis lulure je m’ai pas embourbé de Japonouilles. Ça m’changera un peu des jambons à la Berthy. C’te petite mère, av’c sa bouille ronde, sa tignasse façon pièce montée et ses stores en code, j’essayera de la calcer en danseuse, les mains en bas du guidon. Ça mouline, ces machins-là !
Content de sa décision, il abandonne son nombril excavatoire pour se dynamiter un vilain bouton, sommé de blanc tel le Fuji-Yama, qui se complaisait dans la pliure de sa cuisse.
Je le laisse débulonner pour aller louer un coffre à la Banque Lisbrock.
Et puis, bon, tout ça…
L’employée qui me loue le coffiot est une toute ravissante jeune Flamande, fardée belge, mais avec mesure. C’est-à-dire que son rouge à joues n’est que pourpre au lieu de violine, et son à lèvres orange au lieu de vert pomme. A part ça, elle est grande, moulée impec, lolochée de first. Sa chevelure blondasse ferait le bonheur des Carita’s sisters, tant c’est bizarre, jamais vu, tortillé machin, avec des zouzous et des trucs, et, en plus, des guiches dégoulinantes, tombant en rideau. C’est à la fois Joséphine de Beauharnais, Bardot des années soixante, Pauline Carton des années folles et le mime Marceau à Fleurus. Seulement elle se traîne un cul comme çui d’une jument laboureuse et des nichemards qui te donnent à croire que t’admires le Ballon d’Alsace en étant beurré à bloc.
— Un grand ou un petit ? elle me demande avec un merveilleux accent mélodieux.
Je lui rétorque qu’un petit satisfera mes besoins. J’assortis d’explications superflues, mais créatrices de cordialité. Je suis parisien, je travaille beaucoup avec la vaillante Belgique, et pour m’éviter de coltiner sans cesse des documents ou valeurs qui, que, je… Elle fait semblant de comprendre et m’explique le fonctionnement des coffres. Tout se commande depuis là qu’elle est (c’est son expression). Une série de touches numérotées correspondent chacune à un c.f. Lorsque je me présenterai, il suffira que je m’annonce, signe une fiche, présente ma clé. Et, sans quitter sa place, la môme débloquera la porte d’un ascenseur qui me descendra directo dans la salle, puis l’ouverture de mon coffre qu’il ne me restera plus qu’à ouvrir avec ma clé. Elle va descendre pour me montrer l’emplacement du compartiment 618 qui m’est dévolu contre une somme raisonnable.
Et nous empruntons l’ascenseur à commande téléguidée. La petite grand-mère sent le parfum inscrit dans les produits « aktion » d’un grand magasin. C’est à base d’essence de violette et de térébenthine, ça pue fort, loin et longtemps. Une gonzesse qui s’est ointe le lobe de ce truc suffit à embaumer la gare Saint-Lazare.
— Vous sentez le printemps, je lui gazouille.
Elle fait deux ou trois « arrr arrr » avant de murmurer :
— C’est gentil.
Puis, la converse étant engagée, elle murmure :
— Qu’est-ce que c’est, cette grosse chose à votre boutonnière ?
— L’ordre du Véribigzob, mon petit, une récompense pour services rendus à l’Iran. C’est Sa Majesté le Shah qui m’a décoré de ses propres mains pour me remercier d’avoir introduit l’ouvre-boîtes Moulinex sur les rives du golfe Persique.
— C’est très joli, on dirait comme un œil.
— C’en est un, ma jolie : celui de la déesse Fign’dé.
Eh oui, archi-oui, c’est vraiment un œil, puisqu’il s’agit de l’objectif de mon Sktekon à grand angulaire de frais, qui me permet de flasher tout azimut sur simple pression du modulard d’inflammation logé dans ma poche.
L’ascenseur nous déverse dans un immense local pareil à une morgue ultra-moderne, à cause des portes d’acier numérotées qui garnissent les murs. Le plafond est en acier, le sol idem, avec un cheminement de caoutchouc pour les axes principaux, nord-sud et est-ouest. Entre le sas où déboule l’ascenseur et la grande salle est une grille formidable, aux inexpugnables barreaux, munie d’une porte si lourde, si tout, qu’il faut une usine pour en assurer le fonctionnement. Pendant les heures d’ouverture, la porte bée. Sinon, elle reste fermaga.
Je mitraille, innocemment ; la porte, son système de verrouillage, les barreaux, la salle, le plafond, tout…
— Voici votre coffre, monsieur.
Elle me montre un compartiment classique, portant le numéro 618, l’ouvre avec ma clé. S’écarte pour me laisser admirer l’admirable vide rectangulaire qui s’offre aux yeux éblouis.
— Magnifique, dis-je, on s’y croirait !
Mon enthousiasme ne la surprend pas :
— Oui, hein ? elle murmure.
— Je suis ému, ajouté-je. Ce trou, et vous, tout près… Y a des harmonies dans la vie. Des rencontres. Cet instant en est une.
Elle sourit humide, peut-être rougit sous son crépi ? Va-t’en savoir…
— Comment vous prénommez-vous ?
— Gertrude.
— Quelle merveille ! Mon rêve ! Enfin une Gertrude ! Vous viendrez prendre un scotch, ce soir, au bar de l’Hôtel Amigo, j’espère ?
— C’est vrai ? joyeuse-t-elle.
Plus à hésiter. J’avance mes mains désirantes vers son buste convoitible. Alors, vitement, elle lève les yeux au plafond, comme Jeanne d’Arc quand elle s’est mise à faire de l’hallucination auditive.
— Attention ! M. Van De Boo nous observe peut-être. Il y a une installation vidéo et mon chef regarde sans arrêt. Il est vrai que… Quelle heure est-il ?
— Dix heures vingt-trois, annoncé-je, après déclenchement de ma montre digitale.
— Ah bon, alors non, c’est le moment qu’il va aux cabinets, entre dix et quart et dix et demie.
— Il est bien réglé, admiré-je fort sincèrement, car j’ai toujours été impressionné par les individus qui défèquent à heures fixes.
Je fais valoir à ma mignonne hôtesse que le sieur Van De Boo ayant encore sept minutes de chierie devant lui (si je puis dire) il n’appartient qu’à nous de les mettre à profit. Ce dont elle convient par de nouveaux « arrr arrr » ponctués de bave chérubine. L’embrasser n’est qu’un oui muet, auquel succède une main tombée au corsage. Ses seins ont la consistance du bon beurre Brabant et la tiédeur d’une bergerie pendant la période de stabulation.
Son rire con est un peu chiant, certes. Mais sa toison pubienne foisonne. Elle est niaise, mais salope. Et tu voudrais exiger quoi d’autre, en pareil cas, toi, l’artiste ?
Un doctorat en lettres ? Des citations proustiennes ? Des considérations élevées sur l’hypertrophie de la vessie masculine depuis la diminution des vespasiennes ?
Ah, non, camarade. Prends ce que t’offre la femme d’un instant ! C’est-à-dire son accès. Des vaniteux se vantent d’avoir un ticket avec une fille. Le terme n’est valable que si tu valides ledit ticket, en t’embarquant à son bord. Cette mistoune est disponible. Elle exécute la volte que je sollicite, prend appui au rebord du coffre 618, puisqu’il est ouvert et que, dans cet univers lisse et froid, sans aspérité, il constitue la seule. Fasse le ciel, pour la carrière bancaire de la gente Gertrude, que le sieur Van De Boo n’ait pas, à son dîner d’hier, mangé trop de pruneaux. Mais qu’au contraire, ce même ciel miséricordieux lui resserre la tripaille, le constipe jusqu’à l’occlusion et le rive à sa lunette, tel le courageux capitaine Karlsen à sa dunette.
Moment de vif plaisir. Tringlette expresse, mais bien venue, équilibrée, un brin ardente, même. Coït de camping, j’admets, mais capiteux. Bon pied, bon œil. La bourranche saine, nette et précise, sans faux lyrisme ni autres dégueulasseries. Franco-belge, quoi !
Et tout en frottant je presse le déclencheur de mon Sktekon 830 (je t’avais pas dit que c’était un 830 ? ben c’en est un !). Comme ça, on aura un documentaire complet sur l’ensemble.
Encore quelques beaux aller et retour vrillés qui la font geindre de plaisir, une arc-boutée préfinale, et c’est l’embellie ponctuée ruade, le cigognage apothéotique incomparable avec emplâtre tarin. La gonzesse manque entrer dans le coffre 618, bien que ce dernier ne soit pas à ses mesures. Elle crie, tombe à genoux de trop de jambes coupées, halète, puis rit, car j’ai remarqué que les cons rigolent toujours quand ils viennent de jouir, un peu comme si ça leur faisait honte et qu’ils jouent les esprits forts.
J’aide la donzelle à se redresser, lui rabaisse obligeamment sa jupe. L’embrasse dans le cou pour lui signifier ma reconnaissance post-coïtem, ensuite de quoi elle referme le coffre, me remet deux clés numérotées dans un ravissant étui en cuir synthétique véritable, et me file ce regard éperdu, nostalgique et d’origine stomacale que l’obèse a pour le chariot de fromages après qu’on l’eut servi.
Je la quitte sur un « à bientôt » repu, cependant que, de l’autre côté du guichet de marbre, le dénommé Van De Boo regagne son écran de contrôle, après s’être délesté des scories qui l’encombraient.
Tournons la page.
Il est temps.