Des trucs pareils, crois-moi, rapprochent les individus.
Ainsi, la petite bonniche un tantisoit guindée jusqu’à présent, vient se blottir contre mon poitrail de gladiateur et balbutie : « J’ai peur », du même ton qu’elle emploierait pour me dire « Je t’aime ».
Grand frère tout plein, je lui pose la main sur l’épaule.
— Allons, allons, voyons, j’articule.
Content de ma prestation oratoire, je pèse sur la poignée avec mon sésame et l’huis s’écarte.
Je découvre illico ce que tu commençais à pressentir depuis déjà quelques pages, intelligent comme je te sais.
Oui : Barbara est défuntée.
Fallait. Ça s’inscrit dans la logique des choses.
Seulement, elle est morte d’une curieuse manière.
Que voici : on lui a attaché les mains derrière le dos. On l’a pendue au crochet qui déjà soutient la suspension. Et on l’a dénudée sauvagement, en lacérant sa belle robe d’intérieur qui gît à présent, en lambeaux, sur le tapis. Crime de sadique, sans aucun doute car on lui a pratiqué une horrible plaie au bas-ventre. A l’emplacement de son sexe, ce n’est plus qu’un horrible magma sanguinolent, tailladé, violacé, boursouflé et, pour tout dire, monstrueux.
La petite bonne cherche à hurler, seulement sa respiration se bloque au niveau de son larynx, elle fait comme un chien qui aboie dans un film muet, porte ses deux poings à son sternum, tourne de l’œil et se met en « Z » avant de choir.
Je m’approche de Barbara. Ses pieds en flèche se trouvent à pas dix centimètres du parquet, mais ça suffit pour être pendu. Je la contourne chouïa pour la voir de face. Du coup, c’est mylord ma pomme qui manque s’évanouir. Je mets du temps avant de comprendre. Car la chose est tellement effarante, si inhabituelle, surtout… si atroce… Barbara semble avoir, en guise de bâillon, une poire d’angoisse dans la bouche. Seulement, il ne s’agit pas d’une poire, mais d’un sexe masculin.
Et ce sexe masculin, blême, flétri, exsangue, c’est sur elle qu’on l’a prélevé.
Autrement dit sur « LUI » !
Barbara n’était pas une dame, mais un monsieur. Le plus ravissant des travelos. Peut-être son assassin a-t-il réalisé son rêve qui était d’être réellement femme ?
La soubrette suffoque. Elle a repris connaissance, mais question soufflets, ça s’arrange mal. P’t-être fait-elle de l’asthme aussi ? Je comprends qu’il convient de lui porter aide et assistance. Alors je fonce dans l’appartement, déniche la salle de bains, passe un linge sous l’eau froide et reviens lui bassiner le visage.
Elle se récupère un peu. Et alors, le grand cri sauvage qu’elle espérait lui part, libératoire comme un accouchement. Elle hurle sa trouille jusqu’au bout d’elle-même. Je la laisse faire. C’est une question vitale. Sinon elle allait clamser asphyxiée devant le cadavre de sa patronne.
Bon, ça va un peu mieux. Aux larmes à présent…
Je la traîne dans l’antichambre. Elle pleure contre mon cœur. Le moment est venu de lui distiller des mots réconfortants. Les plus glandus sont les plus efficaces, car seule compte l’intonation.
— Allez, petite… Allez, reprenez-vous. T’es mignonne… J’aime bien tes yeux. T’as un beau cul…
N’importe, en vrac, gentil, pour la ramener sur la berge… Elle me laisse haler. S’abandonne. Je voudrais, je pourrais la fourrer à sec sur le plancher. Seulement je n’en ai pas tellement envie. Tu te rends compte, ce pauvre être mutilé dans la pièce à côté ?
— Dis, petite chérie, réponds-moi : Mme Barbara, tu le savais que c’était un homme ?
Elle soubresaute.
— Vous êtes fou !
— Eh si, mon ange, tu pourras t’en rendre compte dans un instant. Bien vrai, tu ne te doutais de rien ?
— Mais enfin, comment voulez-vous ! Un homme, elle !
— Oui, ma petite fille. Un homme… Elle recevait beaucoup de monde ?
— Rien que des relations d’affaires.
— Qu’appelles-tu des relations d’affaires ?
— Des gens huppés qui voulaient organiser des partouzes ou se faire machiner des trucs bizarres. Y avait des couples qui l’emmenaient souper car elle était très élégante, très grande dame.
— Eh bien, c’était un joli monsieur, ta grande dame. Elle a eu des visites aujourd’hui ?
— Personne d’autre que vous.
Sa réflexion me ramène à des préoccupations plus personnelles. Il va finir par m’arriver de gros turbins avec mes collègues d’ici si je n’ouvre pas le grand pébroque, à force de découvrir des macchabes !
— Il faut faire quelque chose, dit-elle.
— Naturellement. Mais du tact, petite. Pas de scandale. Agissons en personnes sensées. Où y a-t-il un téléphone ?
— Dans sa chambre, par ici…
La pièce est plus exactement une vaste alcôve communiquant à la fois avec l’antichambre et le séjour.
Le lit recouvert de fourrure immaculée n’a pas été défait. Le téléphone est posé sur l’oreiller. Il est décroché, son combiné pend au bout de son serpentin.
Ce bigophone me donne une idée. Cette nuit, quand j’ai appelé Barbara, c’est probablement son meurtrier qui a décroché et coupé la communication. Donc elle a été assassinée entre son départ de La Cassolette et mon appel.
Sans toucher au combiné qui, peut-être (mais ça m’étonnerait), porte les empreintes du criminel, je compose le numéro du Vieux. Pour communiquer, je m’assois en tailleur sur la moquette, portant mon oreille et ma bouche au niveau des sources émettrices et réceptrices.
La femme de chambre est droite dans l’encadrement, se repaissant de l’épouvantable spectacle.
— Oui, j’écoute ? lâche rapidement le Teigneux. De quoi s’agit-il ?
— C’est moi, monsieur.
— Vous ! Bon, alors ?
— Il vient de se passer une série d’incidents extrêmement graves que je vous narrerai ultérieurement.
— Pourquoi pas tout de suite ?
— Parce qu’il ne m’est pas possible de le faire.
— En ce cas, quelle est la motivation de cet appel ?
— Il est plus que probable que nos confrères bruxellois vont s’intéresser à moi d’ici très peu de temps, à moins qu’ils ne se comportent comme dans les histoires flamandes. J’ai besoin d’être couvert.
— Mais, mon petit vieux…
Non, son petit vieux ne va pas se laisser empailler par ce crocodile du dimanche. Le petit vieux, il en a rien à branler de jouer le rôle de Seznec dans « Les massacres de Bruxelles ». Et il le dit sans ménagements au bonze de Paname.
Le petit vieux, il est majeur, vacciné, avec toutes ses dents (moins deux en porcelaine, mais tellement bien imitées que je me rappelle plus lesquelles sont-ce, comme dit Béru). Alors le petit vieux, il va pas, moyennant une enveloppe de fin de mois, se peler la bite dans des histoires qui pourraient entacher son honneur et sa dignité, quoi, merde ! Et tout ce que je t’explique, lavement, ça me part des naseaux. Je le virgule à Pépère, tout chaud, tout bouillant. Je lui explique comme quoi j’ai pas de temps à perdre à guignoler dans des palais de justice belges. Ou il est cap’ de me couvrir afin que je jouisse d’une paix aussi royale que la Grand-Place, et alors je reste à disposance. Ou alors il est manchot et je regagne ma banquise par la diligence la plus proche, déjà que ses pieds-nickelés de Prince n’ont pas attendu son visa pour les mettre. Il est submergé, Pépère. Noyé dans mon flot. Vaincu par mon emportement. Il se rend compte que je suis le torrent cabrioleur qui déboule en entraînant tout sur son passage. Qu’il ne faut plus m’émietter les burnes. Que voilà : le monde évolue ; et qu’avec sa mentalité et ce qui se prépare, il risque de se retrouver au chômedu avant la retraite, ce crabe à pédale. C’est violent, mais net et précis. Sans réplique. Alors le Dabe ne réplique pas. Il élude pour sauvegarder sa dignité, ses auréoles : celle qu’il croit avoir sur la tête, et celle qu’il cache sous ses fesses. Il me fait simplement, de son ton cassant, mais que je sais abdicateur :
— Je vais voir !
— Très bien, voyez.
— Rappelez-moi le plus vite possible pour me faire un rapport des événements.
— Comptez sur moi, monsieur le directeur. Il s’offre le luxe de raccrocher le premier, sans me dire au revoir. Mais je m’en bats l’œil.
La soubrette me fait face. Elle a maigri de vingt ans. Tu croirais sa vieille môman qui l’attend au pays breton, car elle est sûrement bretonne.
Son regard chaviré désespère de la vie. Trop, c’est beaucoup pour une nature simple montée sur rails. Découvrir simultanément que sa patronne a été assassinée et qu’elle était UN patron. La voir ainsi morte et déchiquetée, avec ses maigres roustons entre les dents, y a de quoi filer les flubes au chevalier Bayard, non ? Ne plus croire en la rotation de la Terre. Elle se croyait au service de Diane, et ce n’était qu’à celui du Manneken Pisse.
— Un homme, elle reprend… Un homme…
— Asseyez-vous là, Ninette.
Lelit. Elle y pose son gentil fessier. Serre ses genoux l’un contre l’autre ainsi qu’il se doit quand on est une jeune fille de bonne éducation.
— Vous êtes française, n’est-ce pas ?
— Oui, de Quimper.
Quand je te le disais !
— Moi aussi je suis français, ma gosse. Et même, pour ne rien te cacher, je suis flic. Tiens, à preuve.
Ma brèmouze tricolore l’impressionne. Elle acquiesce.
— Avant d’alerter les perdreaux d’ici, tu vas répondre à mes questions.
— Oui.
— Barbara, avec qui dînait-elle hier soir ?
Elle réfléchit.
— Avec m’sieur et De Byrooth, je crois bien. J’étais là quand elle a pris le rendez-vous. C’était à La Cassolette, il me semble.
— Qui sont ces De Byrooth ?
— Des habitués. Ils viennent faire… la fête ici de temps en temps. C’est des compliqués. Lui, il se déguise en femme, avec une perruque, et il met une grande chemise de nuit de l’ancien temps, fendue devant, et faut le battre en le traitant de putain, tandis que sa dame pompe une alignée de zouzous. Elle les veut de tailles différentes. Elle passe du plus petit au plus grand, et puis elle revient au plus petit…
C’est ce qui s’appelle faire des gammes au fifre baveur.
— T’as leur adresse, gamine ?
— Non. Mais je sais qu’ils habitent Bruges, on doit trouver dans l’annuaire.
— Probable…
Je me dis que si ces gens habitaient Bruxelles, ils n’iraient pas s’afficher dans un restaurant de luxe avec « une » bordelière notoirement connue dans la capitale belge. Y a que des provinciaux pour faire montre d’une telle inconscience. Et puisque j’en suis au chapitre de la réflexion, je me mets à piger pourquoi le loufiat de La Cassolette m’a paru mentir quand il m’a répondu qu’il ignorait qui était Barbara. Evidemment qu’il la connaissait. Seulement il n’a pas osé, pour le standinge de la maison, me dire sa profession.
— Tu couches ici ?
— Non, j’ai une chambre en ville.
— La nuit, Barbara était donc seule ?
— Oui.
— Ça boucle tard, sa taule ?
— Elle n’ouvre que l’après-midi. A sept heures on refuse les clients.
— Elle recevait des visiteurs à titre privé, le soir ?
— Je ne sais pas.
— Dans ses relations intimes, y avait-il des habitués ?
— C’était une femme très… enfin, un homme très discrète…
— Pour cette nuit, tu ne sais rien ?
— Non.
— O.K., je ne veux pas t’empoisonner davantage. Je vais récupérer le gros goret qui m’accompagne et on va s’esbigner. Toi, pendant ce temps, téléphone à la police. Inutile de leur parler de moi.
J’ignore pourquoi, l’envie me prend de lui rouler une petite pelle, en camarade, avant de la quitter. Un bonjour du pays, juste pour dire. Et puis j’aime bien les Bretonnes.
Je martèle les glaïeuls de Le Moine du poing en appelant :
— Béru ! Ramène-toi, ça urge.
— Et moi donc ! que répond Pépère d’une voix en partance.
Mais il sait que je ne lui ferais pas escamoter un coït sans valables raisons, aussi s’empresse-t-il de découiller en catastrophe avec des ébrouements de rasé Gillette qui se démousse dans un lavabo d’eau froide.
Après quoi, il profère des « Bongu de cul » qui trahissent ses origines paysannes.
Ses spring’s parteners (car c’est le printemps qu’elles ont apporté dans son calbute) réclament leur dû. Sa Majesté, magnanime, leur donne un talbin de mille points belges à chacune. Tollé de ces dames ! Elles assurent que « ça » c’est le pourboire, mais que leur temps et leurs fesses représentent un capital infiniment supérieur. A quoi le Mastar rétorque qu’un sexe de la dimension du sien est un capital inestimable dont il a la magnanimité de ne pas réclamer les intérêts, et que si on veut le mettre en renaud, vaut mieux l’en informer séance tenante pour qu’il procède sans plus tarder à une distribution de mandales.
Je lance à ces demoiselles une pincée de biftons et, pendant qu’elles les comptent, nous nous emportons autre part…
… En l’occurrence sous les ciels bas et quasiment hollandais de Bruges la morte, que tu peux pas t’imaginer le combien que cette ville est belle, avec ses canaux silencieux dans lesquels, comme dirait Lamartine, se mirent les frontons altiers des vieilles maisons des XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVIII, XVIII, XIX et XXe siècles qui les bordent. Avec ses ponts en dos d’âne, ses cygnes languissants, son mausolée de Charles le Téméraire, sa basilique du Saint-Sang, et tout le reste, merde, t’as qu’à potasser le Guide Bleu, j’sus pas là pour géographier tes connaissances !
Faudrait tout te mâcher ! T’atrophies des cellotes, mon gars. T’as les méninges qui se croisent les bras. Le cervelet qui s’invalide. Ta matière grise cloaqueuse. Entre ta bagnole et ta culture prédigérée, t’es juste là pour témoigner de la permanence humaine, faire croire que notre espèce disperse pas dans les futurs. Mais t’auras beau espérer, ton inertie aura gain de cause. Quand les trois quat’ nœuds volants dont je auront mis la clé sous le paillasson de leur sépulcre, il en sera terminate pour ta pomme à brève déchéance comme j’dis toujours. Qu’on est plus qu’une poignée d’utopistes à exister pour tout le monde. A faire nombre, comme dans les tournées miteuses, les gars qui se déguisent à toute pompe pour faire les autres ! Subterfuge, trompe-l’œil, poudre aux z’œils ! Tant pis. Après nous, l’insecte ou le déluge. De toute manière, le monde, pour quelques malheureux millions d’années qui lui restent, on va pas se racler les os des jambes pour en faire des pipeaux, hein ?
Ainsi donc on est à Bruges, dite la Venise du Nord (Venise étant la Bruges du Sud). Et on regarde, et on écoute le silence, parfois renforcé par un carillon de beffroi, gling glong, gling glong : la voix des siècles. Van Eyck qui t’envoie un baiser !
La maison des De Byrooth se trouve en bordure d’un délicieux canal bordé de saules inconsolables. Une embarcation chargée de légumes glisse dans un clapotis léger. Idem que les matins brumeux, quand tu vas à la chasse aux canards à travers les joncs qui s’écartent et vite se referment sur ton passage.
Belle demeure amphigourée, du seizième, selon moi, mais j’sus pas expert en douanes, hein ! Pignons en gradins, façade sculptée, t’aurais ça à Miami tu le paierais une fortune. Et sur les Champs-Zé, donc ! Bon, on sonne. Une vieille grosse, ridée, blanche dame, vient nous ouvrir. Elle a un rire sans dents, de trou-de-balle constipé. Elle est loquée de noir, plus un tablier blanc et une coiffe en forme de cornette qui donne à penser qu’elle a servi de modèle à Bruegel l’Ancien dont elle fut la condisciple.
Elle cause pas français, seulement sa langue à la con qu’il faut pas raffoler des voyages pour s’en contenter. Ça la regarde. Je lui demande M. ou Mme Van De Byrooth, en allemand, puis en français, ce qu’est pas diff. Elle me rerigole ses gencives au nez, bien large, comme un sexe de jument. Et puis nous fait entrer, tu vois, dans la belle maison supposée du XVIe siècle. Et je vais pas te décrire cette magnifique masure, sinon, mon book, tu vas croire que c’est un numéro spécial de Maisons et Jardins. Juste j’aimerais te signaler l’immense cheminée avec sa plaque et ses landiers et des bûches grosses comme les cuisses à Berthe Bérurier, parce que je raffole les cheminées[3]. Oui, la vaste cheminée, un point c’est tout. Comme on dit toujours dans les livres pour causer des grandes cheminées ? Monumentales ? Oui, p’t’être bien. Alors y a une cheminée monumentale dans le monumental appartement aux dégueulasses De Byrooth, je te demande un peu : s’habiller en gonzesse et jouer de la flûte de paf (ou de Pan) ! Les mœurs, hein ? Faut de tout pour saper un monde, comme on dit à Bruges où l’on parle « indistinctement » le français et le flamand.
On tousse pour éprouver l’écho du salon au plaftard voûté. Ça fait « ouang g g g g… »
Tu te rends compte ?
Merci.
Et alors, au bout de très peu de temps, dame De Byrooth (la bien-nommée, car je crois à l’influence des patronymes ; si je te disais : j’ai un pote qui s’appelle Dard, eh ben, mon vieux… enfin, bref) se pointe, très bourgeoise et bonne hôtesse, exquise d’allure, noble de maintien, pas du tout relâchée comme lorsqu’elle s’agenouille pour souffler l’hallali dans les cornets à piston de ces messieurs ; une cinquante-cinquaine mistifrisée, elle traîne. Elle se vêt chez les grands couturiers de Bruges-la-Morte et se farde avec autant de discrétion qu’une actrice interprétant un rôle de pute dans une pièce hollandaise.
Je m’incline très bas, genre Dartagnoche rapportant ses ferrets à cette salope d’Anne d’Autriche.
— Navré de vous importuner, madame.
— Du tout, du tout, répond-elle en nous dévisageant la braguette, au Gros et à moi pour supputer toutes sortes d’éventualités vachement poreuses.
— Il s’agit de votre soirée d’hier, à Bruxelles. Vous avez bien dîné à La Cassolette en compagnie de Mlle Barbara, votre mari et vous ?
Ça la chiffonne pas. Quand t’es con tout est beau, même tes viceries.
— Mais oui, en effet. Et ne vous y aurais-je pas aperçu, cher monsieur ?
— Peut-être bien, madame, puisque je m’y trouvais également.
— Ah bon, ce qu’on y mange bien, ne trouvez-vous pas ? Moi j’avais pris des coquilles Saint-Jacques à la nage et une selle d’agneau vert pré, plus des profi… des profiteuses ?
— Teroles, madame. Des profiteroles.
— C’était magnifique ! exulte cette vieille jouisseuse. Vous m’entendez ? Ma-gni-fique ! Léopold, lui, a pris…
La nuit tombe. Elle tarde de donner les lumières, la bourrique. De temps à autre, tu sais quoi ? Elle saisit le devant de sa jupe plissée à pleines pognes et la secoue comme pour chasser des mouches aventurées sous ses cotillons. Marrant, non ? Moi, j’aime.
Ou alors c’est qu’elle a besoin de s’aérer le frigougnet. En v’la un qui ne doit pas toucher lourd du chômage, moi j’te le certifie.
Quand elle a bien raconté La Cassolette, avec des enthousiasmes de péquenots impressionnés par le premier poulet aux écrevisses venu, je l’entreprends sérieusement, car je préfère la lecture du Michelin aux considérations de cette vieille hystéro.
— A quelle heure avez-vous pris congé de Barbara ?
— Après le restaurant, nous sommes allés boire une bouteille de champagne au Grand Polisson. Il devait être plus de minuit quand nous nous sommes séparés.
— Vous avez laissé Barbara au Grand Polisson ?
— Non, nous l’avons déposée devant chez elle. Elle nous a proposé de monter boire le dernier, mais nous avons refusé car il nous fallait rentrer ; le matin, mon mari doit être à ses bureaux dès huit heures…
En l’écoutant, un vague découragement me vient. Je me dis qu’elle ne m’apprendra rien, la vieille méduse. Et puis, que pourrait-elle m’apprendre ? Et à quoi cela servirait-il ? Je suis parti dans cette équipée saugrenue pour dévaliser un coffre no 44. D’abord à Londres, ensuite à Bruxelles. Et puis il y a eu une espèce d’éruption volcanique au sein de cette affaire en gestation et tout s’est soudain disloqué.
Bérurier louche sur la magnifique pendule du salon.
— Va falloir qu’j’songe à mon nourrisson dont au sujet duquel ça va t’êt’ l’heure d’son biberon…
J’acquiesce. C’est vrai : il nous reste Fayol à nous mettre sous la dent.
Pourtant, parce que je suis poulet et que t’empêcheras jamais l’habitude d’être une seconde nature qui prend le pas sur la première, je demande :
— Vous n’auriez rien remarqué, madame, en quittant Barbara ?
— Comment cela, monsieur ? demande la chère dame en fixant de plus en plus ma braguette au fond des yeux.
— Personne n’aurait abordé Barbara, par exemple !
Elle me vote une grosse tatape sur la cuisse.
— Vous alors !
— C’est oui ?
Elle n’ôte pas sa dextre de mon futiau.
— La place Van Deputt est en cul-de-sac, savez-vous ?
— Il se peut, chère madame.
— Mon mari a donc tourné autour pour repartir. Quand il a eu décrit cette courbe, j’ai eu le temps d’apercevoir un homme qui descendait d’une Porsche garée devant le studio. Barbara lui parlait, le dos tourné à sa maison.
— Comment était cet homme ?
Pour la première fois, elle réagit. Notre présence, mes questions, brusquement l’inquiètent.
— Mais pourquoi me demandez-vous cela ?
— Pour essayer de retrouver l’assassin de Barbara, madame.
Alors, là, je lui pompe l’air. Elle commence à rigoler parce qu’il lui est déjà arrivé qu’on lui fasse des blagues aussi spirituelles en Flandres, tu penses ! Mais mon air grave et mon regard maussade la dissuadent. Béru, qui n’est pas cap’ de demeurer longtemps assis, s’est approché d’un bar astucieusement ménagé dans une immense armoire à pointes de diamants dont les portes sont ouvertes et dont les cristaux étincellent à la suave lumière habilement placée dans le vaste meuble.
— Si je m’m’goure pas, c’est du genièvre, ça, n’est-ce pas, p’tite maâme ?
La vioque opine (une fois de plus).
Alors le Gros débouche le flacon et le renifle.
— Belle odeur, apprécie-t-il. Si son manage ressemb’ t’à son pelage, y n’doit pas z’êt’ dégueu !
Et comme la charmante femme se désintéresse de lui, il entonne la sonnerie « Aux champs ».
— Pourquoi parlez-vous de l’assassin de Barbara ? exhale Mémère dans un souffle.
— Parce qu’elle a été assassinée cette nuit, madame.
La voici dressée, les bras à demi levés, comme une qui joue au fantôme, mais sans drap de lit.
— Barbara assassinée ! Mais j’ai écouté les informations, j’ai lu Bruges-Soir, on ne parlait de rien.
— Parce que le meurtre a été découvert depuis quatre-vingt-dix minutes seulement !
« Les nouvelles ont beau aller vite, elles doivent être connues avant d’être propagées, n’est-ce pas ? »
Elle a un cri du cul, Mme De Byrooth. Il exprime la plus vibrante des oraisons funèbres.
— Mais alors, le studio va fermer ?
— Oh ! peut-être que non, chère madame : les grandes institutions ne cessent pas fatalement en même temps que leurs fondateurs. Ce qui est réussi survit à qui l’a créé. Et puis, à la rigueur, vous suceriez autre part et votre cher époux continuerait ailleurs ses effets de chemise-de-nuit-grand-mère !
Là, elle sourcille. Va pour objecter, mais rien ne lui vient et elle reste coite, immobile, défaite, comme sur une fresque que ça représente les Brugeois recalés ayant paumé les clés de la ville.
— Vous vous apprêtiez à me décrire l’homme auquel parlait cette nuit la malheureuse Barbara, je vous écoute.
Judicieuse diversion. Elle s’hâte :
— J’ai pu bien le voir car, sa portière étant ouverte, la lumière intérieure de son auto l’éclairait. Et je l’ai bien regardé puisqu’il parlait à Barbara, comprenez-vous ?
— Admirable ! Ainsi donc, cet homme ?
Elle rectifie :
— Je l’ai bien vu, mais de trois quarts puisqu’il s’adressait à Barbara. Ce que je peux vous dire, c’est qu’il était très gros et qu’il portait une très forte barbe. Sa Porsche était blanche.
Béru s’approche pour nous roter du genièvre fraîchement éclusé dans l’espace vital et déclare :
— Une Porsche, c’est pas tellement la tire d’un gros lard.
Pertinent, comme toujours…
La vieille avaleuse de sabres ne se laisse pas déconcerter.
— Pourtant, il était très gros et très barbu, je puis en jurer !
On va essayer de faire avec.