CHAPITRE IV DUQUEL JE NE TE DIS QUE ÇA !

— Pourquoi qu’vous nous avez chambrés, mylord ? demande le rouscailleur Médé en dardant sur Fayol-le-Belge une rancœur injectée de sang.

Fayol, qui se sent inculpé par ce regard, plaide non coupable.

— J’en savais rien, les gars, parole ; et j’apprends la chose en même temps qu’vous !

Alors on cerne l’Anglais à l’aide de huit z’yeux very mécontents. Son sourire de naguère réapparaît.

— Messieurs, ne nous en veuillez pas de cette légère supercherie. Simplement, mes amis et moi-même avons pensé que vous vous livreriez à une étude plus complète sur un établissement que vous pensiez purement expérimental. Si vous aviez su, d’emblée, qu’il s’agissait de la Banque Lisbrock, sans doute auriez-vous agi avec trop de circonspection et, de ce fait, des détails essentiels vous auraient probablement échappé.

Tandis qu’il s’explique, je débande à tout-va. Le match est annulé pour ma pomme, les gars. C’est le coffiot 44 de la British Golden Bank qui passionne le Vieux, et pas les tiroirs à éconocroques belges de la Banque Lisbrock. Alors va falloir s’esbigner en loucedé, sur la pointe des targettes. Abandonner ce beau monde à ses problèmes sur l’effraction après avoir éclairé son esprit goudronneux. Mince, tu parles d’un coup de pied dans l’eau, comme dit Béru.

Et justement, ne radine-t-il pas, ce manche, le zibroque déjaponaisé ! La hure enfarinée, Coquette ayant reçu à nouveau droit d’asile dans son effroyable calbar ! Et Fayol qui le connaît, ayant été appréhendé par le Gros jadis ! Ce sont des choses qui ne s’oublient pas. Il lui tourne le dos. Mais Béru s’avance, hilare, disponible, la rapière au fourreau ! Une onde brûlante me coiffe. Catastrophe…

Oh, et puis merda, comme disent les Teutons parlant couramment le français. Puisque notre fourbi est carbonisé, qu’importe…

Sa Majesté planture maintenant devant notre table. Son bide libéré de toute ramification extrême-orientale paraît plus volumineux que jamais.

Il salue d’une main gladiateuse, comme les gonziers romains quand ils brindaient à César. Puis il chope de justesse la chaise qu’une vieillarde mistifrisée allait emparer et y dépose son capital cul.

— Alors, les mecs, qu’est-ce y s’mijote ? demande-t-il, fort affable.

L’Anglais attend les explications. Fayol fronce les sourcils.

— Un homme à nous, explique Pauley.

— On s’serait pas vu quéque part ? s’inquiète Fayol.

Il mitraille le Gravos de ses prunelles de rongeur. On devine qu’il batifole dans ses souvenirs pour y pêcher des circonstances. Je me dis que le Mastar a changé depuis cette époque. Il a enflé, s’est coloré, déplumé sur l’avant du capot, a remplacé ses dents effeuillées au gré des castagnes par des chailles en porcelaine.

Lui, il a une parfaite maîtrise.

— C’est p’t’êt’ possib’, il répond. La vie est large, hein ? On la passe à croiser des gens, de gauche et droite, par-devant, par-derrière.

Il rigole :

— Moi, t’t’à l’heure, une Japonaise, c’tait par-derrière ! Bon, qu’est-ce qu’il s’écluse dans ce gourbi ?

Fayol hoche la tête et remet ses recherches à plus tard. L’Anglais, avec toujours ses deux mains comme deux escalopes l’une sur l’autre par-dessus le bec de son riflard, annonce que demain morninge il va y avoir grande réunion dès huit plombes du mat’ pour aborder l’élaboration de la phrase opérationnelle. Rendez-vous est pris à une adresse qu’il nous donne dans un appartement de l’Avenue Louise, non loin de la Banque Lisbrock. Et alors l’ambiance se détend. On causaille chose et autres du temps de saison qu’est pas de saison ; de l’inflation et des qualités exceptionnelles de la bière belge. Puis le Rosbif s’en va sur un court au revoir, sans nous serrer la louche. Y z’ont pas l’esprit homard, les Angliches. Le côté pince, ils répugnent. D’ailleurs, quand on y pense, hein ? Ça rime à quoi de se tripoter les phalangettes à tout bout de champ, machinalement. Et que t’en vois, tiens : les Ruscoffs par exemple, qui se filent des poignées de louches à s’en démettre l’épaule. Leur terlocuteur et eux, ils ressemblent à une vieille pompe à incendie à bras. Tu t’attends à les voir cracher de la flotte. C’est bien des simagrées, non ? Enfin, je trouve. D’autant que souvent, dans ces poignades, le cœur n’est pas sur la main !

Les Prince éclusent un nouveau gorgeon, espérant que Fayol va dégager, mais le Belgium s’incruste. Il continue à défrimer Bérurier. Il doit procéder scientifiquement, comme quand on cherche la bouille d’un suspect dans les dossiers de l’Identité. Son examen agace Bibendum dont le front se plisse comme le derrière d’un éléphant assis.

Sur ces merveilleuses entrefaites, six heures sonnent au fabuleux beffroi de la place Royale, et ma môme Gertrude passe sa bouille de poupée-gros-lot-de-fête-foraine, refrisée et refardée à bloc. Elle porte un délicieux petit manteau de drap caca d’oie à col de fourrure synthétique en polyester expansé véritable.

— V’là la morue de la banque, fais-je, permettez, les gars, que j’aille au charbon ?

Je me précipite à la rencontre de ma conquête.

* * *

Comme je la drive dans ma chambre, elle en déduit, étant de nature futée, que je compte la calcer avant la bouffe promise, et elle me demande si ça me contrarierait de la brosser debout une nouvelle fois à cause de sa coiffure qu’est broschinguée de frais. Je lui réponds précipitamment que je ne désire pour l’instant que téléphoner et qu’on procédera aux grandes griseries plus tard, après que sa coiffure aura rempli son office…

J’empresse de lui coller une coupe de champ’ dans la menotte et de réclamer le turlu du Vieux.

Par mesure de sécurité, je prie la standardiste de me passer la communication dans la chambre de Bérurier.

Ça ne tarde pas à carillonner.

— Bouge pas, mon petit cœur, c’est l’affaire d’un instant.

La voix cireuse de Mister Big Boss a toujours eu le pouvoir singulier de me donner envie de foncer. Il y a dans son ton des inflexions sous-jacentes qui me font vibrer, comme un sifflet à ultra-sons fait vibrer les oreilles d’un clébard.

— Je pensais justement à vous, San-Antonio.

Je ne lui demande pas ce qu’il pensait « de » moi en pensant « à » moi. Avec le Raclé, il faut toujours se munir d’un pèse-mots.

— Comment se présente l’affaire ? poursuit-il.

— Extrêmement mal.

— Elle est… irréalisable ?

— Non pas, mais elle a changé d’objectif. Ce n’est plus l’établissement de Londres qui est visé, mais celui de Bruxelles ; j’en conclus que mon intervention devient superflue, non ? Et qu’il conviendra de passer la main purement et simplement à nos confrères d’ici ?

— Certainement pas, jette le Vieux.

Il a dû bondir dans son fauteuil pivotant, car j’ai entendu grincer les amortisseurs de ce dernier. Sa réaction me déconcerte.

— Quelles sont vos instructions ?

— Rien n’est changé, San-Antonio.

— Je… je dois participer au… au chose ?

— Et le réussir.

— Vous êtes toujours intéressé par le contenu d’un compartiment ?

— Du compartiment 44, oui.

— Mais…

— Pardon ?

— Non, rien, monsieur le directeur.

— Alors bon travail, mon ami.

Et il raccroche.


La porte s’ouvre, Bérurier entre, escorté de Fayot.

— Tu voulais m’causer en particulier ? il demanda à notre acolyte d’Outre-Quiévrain, comme on dit puis dans L’Equipe quand il s’agit de Merckx.

Fayol n’a pas déboutonné son lardeuss. C’est un frileux. Ancien tubar diplômé de tous les sanas de France et Belgique. Il porte des chaussettes de laine et des tricots électrifiés.

— Oui, m’sieur l’inspecteur Bérurier, grince le toucan des dunes.

Poum ! Fallait s’y attendre.

Moi, un éclair, je gamberge que tout est rincé ! Avec ça que le Vioque, plus mystérieux que jamais, reconduit ma mission en m’enjoignant de faire à Bruxelles ce qui était décidé pour London…

La méchante épine, mon fils ! Pour se l’arracher du pied, celle-là, va falloir mettre ses besicles à gros foyer (façon Jeanne d’Arc)…

Béru, en plein self-control, ne rechigne pas. Cézigue, rien ne peut le désarçonner vraiment. Y a de la Seccotine sur sa selle !

— Alors, j’t’écoute…

Fayot se met à tousser. Il se détourne poliment, manière de virguler ses B.K. de côté, c’est-à-dire en direction de l’oreiller du Gros.

— Sur la descente de lit, tes glaves, de préférence, mon joli ! sermonne mon ami. J’ai pas envie de m’en faire des bouc’ d’oreilles, c’est pas le genre de la maison.

Le poitringue sourit torve entre deux éclaboussements. Puis il murmure, doucereux comme un vieux curé qui vient de palper l’enveloppe pour le denier du club :

— Un flic dans cette combine, alors là, j’aimerais savoir à quoi on joue ? Vous pouvez me fournir quelques explications ?

Béru a le sens des valeurs. Qu’un malfrat de bas étage lui parle sur ce ton, et il sort ses gonds des grandes occasions sans la moindre sommation. En l’occurrence un doublé féroce au menton du crevard. Tiaf, tiaf ! Qui, sans insister, part à dame. Sa posture, je te jure qu’on aurait voulu, on serait pas arrivé ! Il a exécuté, sous le double impact des poings de Mister King-Kong, un demi-saut périlleux qui l’a propulsé jusqu’à mi-corps entre le lit et le mur. Son derrière est dressé, ses deux jambes demeurent étalées sur le couvre-lit, inertes et l’on constate que les semelles de ses tiges en croco commencent à gruyèrer vilainement.

Le Mammouth (qui enfonce les gueules) frotte ses deux poings toujours crispés sur son bénouze pour les nettoyer.

— Tu l’as entendu ? il demande. Non, mais des fois, un saint-panzé pareil, que t’aurais envie, dans tes bons jours d’lu balancer des cacahuètes, m’parler commak !

— D’accord, admets-je, mais voilà qui brouille salement nos brèmes. Youyouille, ce pétrin ! On est marron. Tu penses que ce petit futé va courir porter le pet auprès de l’Angliche.

— A moins qu’on l’retir’rait de la circulation, émet Alexandre-Benoît, mi-figuier, mi-vigne.

Je sursaute.

— Tu ne vas pas scrafer ce gus sous prétexte qu’il t’a reconnu, non ?

— Evidemmanche ! Mais c’qu’on peut, c’est le fout’ au vert le temps qu’on s’occupe ?

— Tu connais des pensions de famille pour truand encombrant, en dehors de Fresnes ?

— On va chercher. C’est pas le problo des deux robicos qui coulent z’en même temps, quoi, merde !

On toque à la porte de communication. La mère Gertrude passe son minois fétiche par l’encadrement.

— Vous me laissez ? reproche-t-elle.

Elle avise Fayol dans sa position saugrenue et dit :

— Qu’est-ce qu’il fait, lui, là ?

— Du yoga, chut, ne le dérangeons pas.

Et je la ramène dans ma piaule. Ma perplexité ferait peine à voir si je parvenais à la mettre en devanture. Ce sac de nœuds volants, bon Dieu de bois !

Béru se montre peu après.

— Ecoute, me dit-il, tu peux aller vous promener ailleurs si j’y suis, j’ai une idée !

Sa main ponctue le désir qu’il a de notre éviction. Elle m’enjoint de calter presto avec ma rombière. Ce que j’empresse.

* * *

Ce n’est pas la mauvaise greluse, la Gertrude. Elle est belge comme le jour, au contraire. La chouette luronne du plat pays qui est le sien et çui de Brel. Une gentillesse foncière, jointe à une naïveté quasi congénitale, accompagnée d’une connerie en contre-point. Elle lit les bandes dessinées d’amour, va voir les films où que ça baisouille et mange des frites à son petit déjeuner. Elle aime son boulot, la grosse bibite bien joufflue et les franfreluches.

Les employés de l’Amigo me regardent traverser le hall avec un rien de surprise au coin de la prunelle, se demandant anxieusement ce qu’un beau gosse comme moi fiche en compagnie d’une mademoiselle pipi ; et pourquoi je m’embourberais ce paquet mal ficelé, alors que la chère Belgique est pleine de ravissantes sujettes toutes disposées à m’accorder leurs faveurs et ce qu’il y a en dessous. Mais je sais subir les mortifications d’un cœur généreux. L’homme fort doit s’assumer en toutes circonstances. Je dois absolument subir l’humiliation qui consiste à traîner cette pétasse dans des endroits convenables. Alors je presse sa jolie dextre en me disant qu’elle devra, cette merveilleuse menotte, me taper une foule de nombres, y compris le nombre 44, sur un clavier de merde le jour proche où on le lui demandera poliment, avec sans doute un revolver à l’appui enveloppé dans la dernière édition du Soir.

Quelques apéritifs propitiatoires…

Taxi !

Puis c’est le grand restaurant deux étoiles qui l’éblouit de ses fastes. On a une table voisine de la cheminée dans laquelle flambe une belle bûchée. Il fait bon, beau et faim. Les cristaux étincellent. Les maîtres d’hôtel sont empressés. Les flammes des bougies récitent des sonnets sur les joues des dames. Malgré que ma compagne ne corresponde pas exactement au genre de nana que tu aimes à driver dans ces sortes d’endroits, je me dis qu’elle n’empêchera pas les filets de sole d’être délicats, ni le canard aux pêches délectable, et encore moins le Château-Gruaud-Laroze d’avoir emporté la France à la semelle de son cul de bouteille. Alors, la vie est belle, parfois, pendant quelques minutes, non ? T’as pas remarqué ?

Nous venons d’écluser un porto de trente-sept ans d’âge et la chère Gertrude rit à haute voix, comme une conne déjà ivre, lorsqu’une dame travestie en femme de chambre s’approche de notre table et se penche sur mon oreille pour me faire sentir son haleine riche en oignon consommé cru.

Et aussi pour me chuchoter :

— Monsieur, l’on vous demande au téléphone.

— Moi ? dis-je, faute de mieux, emporté par la surprise, sinon tu penses que j’aurais trouvé une réplique moins banale.

Et tout en articulant ce « moi » pourtant bref, j’ai le temps de me dire que nul ne sait ma présence ici, non plus que mon nom. Et alors c’est étrange, quand on y réfléchit, n’est-ce pas ? Note qu’il m’est arrivé d’être contacté en des lieux où je me croyais ignoré.

Je me lève pour suivre la femme de chambre. Elle fait en réalité office de dame du vestiaire, gardienne de gogues, standardiste. Et sûrement que j’en oublie. Ah, oui, tiens : marchande de cigares, cigarettes !

En cours de trajet elle me dit :

— En réalité, monsieur, il ne s’agit pas du téléphone, c’est une dame qui demande à vous causer en particulier.

Allons, bon, v’là aut’ chose !

Une dame ?

Qui peut-ce ?

Elle me guide aux toilettes. Avant les chiches, il y a une cabine tubophonique capitonnée de velours bleu roi. Et avant la cabine, une porte marquée « service ». La femme de chambre me fait signe de la pousser, mais son signe est accompli par une main en creuset qui tarde à se retirer. Je la rapatrie moyennant un talbin que ça représente le roi Baudouin en uniforme de j’sais pas quoi. Et puis je me sers de la porte pour entrer. Et alors, nom de foutre, il me prend un frisson kif-kif que quand tu sors en pyjama, l’hiver pour voir si le thermomètre est au-dessous de zéro, et qu’il y est bel et bien, ce con !

La dame annoncée, eh ben je te promets qu’elle ne ressemble pas à une tranche de pain dans la soupe aux choux !

Le papa et la maman qui ont réussi cet exploit peuvent mourir tranquilles : ils ont accompli brillamment leur mission terrestre. Fais-moi penser de leur écrire un de ces jours pour les complimenter.

Le Grand Cordon ombilical de la Fabiola, ils méritent, avec palmes !

Que je te dise pour commencer ce qui aurait tendance à clocher chez cette personne, qu’on se débarrasse du négatif pour pleinement se consacrer au positif. Eh ben, ce qu’elle a d’un tantisoit nuisant, c’est son aspect tapageur. Grande beauté altière, hardie, cavalesque, hennissante, walkyrie, figure de proue, mangeuse de vent, hurleuse d’espoir, gobeuse de foutre, allégorique, superbe, peinte par David, reproduite sur timbre-poste, pasionaria, marseillaise de chair fardée. Tu comprends ? Tu mesures ? Tu envisages ? Conçois ? Subodores ? Merci.

Elle est un peu plus grande que moi, ce dont je regrette, biscotte les complexes. Elle a les cheveux de Dalida, mais sans strabisme émergeant. Une belle bouche large, tellement sensuelle que tu t’y crois déjà ! Brune, à mèches blondes. Bizarre. L’œil sauvage et velouté à la fois. Convoiteur et pourtant sûr de lui. Et je te parle pas de son module. Dedieu ! Roulée ! Merde ! C’est trop. Assez pour une première regardée, mes rétines en pèlent. Vont se fissurer. Mes nerfs optiques vont pendouiller comme les ressorts d’un fauteuil voltaire au grenier de tante Hortense.

— Vous m’avez fait appeler, madame ?

— Oui, monsieur, et je vous en demande bien pardon.

Sa voix ! Touche : j’en frissonne de partout. Touche plus bas ! Tu te rends compte d’un court-jus ? Oh, mais c’est néfaste à la santé, pareille donzelle ! Sa voix, brûlante, une voix de contrebasse à cordes (à mon arc qui bande). Des inflexions comme un torrent souterrain. Un accent pas commun, inidentifiable, léger, sorceleur. Bravo ! Merci !

Je la regarde, j’entends des castagnettes qui flamencotent. Mes dents, tu crois ?

— Que puis-je pour votre service ?

— Vous correspondez au type d’homme que je cherche pour illustrer un numéro spécial de la revue que je dirige.

— Vous m’en voyez ravi. De quelle revue s’agit-il ?

— Une revue d’art, très abondamment illustrée. Vous serait-il possible de venir poser demain après-midi à mon studio ?

Eh, dis, où ça va, ça ? comme dit Francisque. A quoi elle joue, miss Tout-Continent ? Si elle a envie de se faire escalader par l’Herzog de l’amour, pas besoin d’user de faux-fuyants : lui suffit d’annoncer la couleur. Il a toujours un bout de bite à disposance, l’Antonio, pour les personnes de son gabarit, et une heure à consacrer à Cupidon.

J’hésite.

— Il s’agit réellement de photos, madame ?

— Réellement, oui, monsieur.

— Je regrette, mais j’ai des occupations très serrées à Bruxelles, en outre je ne me sens pas une vocation de modèle. Je suis dans les affaires, et mes employeurs ne verraient pas ces photographies d’un bon œil.

— Vous pourriez poser avec un loup de velours sur le visage ?

— Eh mais, dites donc, de quelle sorte de photos s’agit-il ?

— Artistiques, je vous l’ai dit.

— Hum, le terme est large !

— Je n’en vois pas d’autres.

Elle me tend un petit rectangle crème, genre morceau de parchemin, sur lequel est imprimée une adresse. Ce truc ressemble aux cartes de visite qu’on t’imprime à Hong Kong, dans la foulée, sur papier de bambou.

Une adresse y figure, en jolie anglaise brillante.

« Studio Barbara, 6 ter, place Van Deputt »

J’empoche par politesse.

— Demain, seize heures, ça vous irait ?

— Navré de vous décevoir, mais je crains de ne pouvoir m’y rendre, aussi vous voudrez bien excuser ma carence si vous ne me voyez pas.

Elle sourit indéfinissablement.

— Quelque chose m’avertit que vous viendrez.

— Je rends hommage à ce quelque chose, madame, pourtant je pense qu’il se trompe.

Je m’incline.

Vais pour regagner la salle.

Un dernier regard admiratif. Charogne : bigre de morceau ! Dommage que je n’aie pas le temps de pousser l’expérience.

— Mes hommages, madame.

— Attendez !

J’attends.

Elle détourne son regard trop incisif et me dit à voix presque basse :

— Même si nous devons ne plus nous revoir, laissez-moi vous donner un conseil.

— Je vous en prie.

— Méfiez-vous des gens qui essaient de descendre les escaliers roulants à contresens.

Et puis voilà, c’est elle qui m’écarte et sort la première.

Je me redonne un coup de peigne au lavabo, rajuste ma cravate. Je suis dans un état curieux, presque savoureux. Je flotte dans une surprise ouatée. Le mystère, quand il est prodigué par une madame gonzesse telle que cette Barbara, il t’atteint le physique.

La mère Gertrude commençait à s’impatienter devant des filets de sole à la crème qu’elle a commencé de briffer sans m’attendre.

— Pardon, fais-je : ma maison qui me téléphonait des instructions de dernière minute.

Pendant que le garçon me sert, j’opère un pano sur la salle. La belle directrice de revue d’art est installée à l’autre bout de l’établissement, en compagnie d’un vieux couple d’allure aristocratique. Elle ne regarde pas dans ma direction. Semble m’avoir oublié. Drôle de gerce ! Qui est-elle en réalité ? Et qu’espère-t-elle vraiment de moi ?

Qu’a-t-elle voulu dire en me conseillant de me gaffer des gens qui descendent à l’envers les escaliers roulants ? Sait-elle qui je suis et ce que je bricole à Bruxelles ?

— Ben dis donc, t’as pas l’air rigolo, tu dis rien ? remarque Gertrude, la bouche pleine.

— Je savoure l’instant, ma poule. Toi et des filets de sole réunis, c’est le bonheur.

— Y sont bons, hein ?

— On en mangerait !

— C’est meilleur que le haddock, tu trouves pas ?

Je sens que notre converse va virer au littéraire, aussi, vite, je me remets aux commandes.

— C’est une fameuse idée que j’ai eu de choisir cette banque, mon petit amour, on aurait très bien pu ne pas se connaître, hein ?

De la crème, légèrement citronnée lui débagoule des babinettes. Elle la torche avec de la mie de pain et s’en nourrit.

— Ouais, c’est ben le hasard, pour dire…

— Tu fais un métier passionnant, chérie. Tous ces claviers, ces chiffres. C’est pas n’importe quelle gourde qui pourrait !

— Ça, faut être spécialisée…

— Tu n’as pas peur d’être agressée, avec tous ces hold-up, de nos jours ?

— Non, à la Banque Lisbrock on craint rien.

— Outre la sécurité vous avez des alarmes astucieuses ?

— Et comment !

— Un commutateur à pied, je parie ?

— Oh,non. Mieux ! Beaucoup mieux !

— Pas possible ?

Elle est contente de m’intriguer. Le jeu des devinettes est toujours passionnant pour celui qui donne à deviner. Et moi, je philosophe un brin, en arrière de mes pensées courantes. Je me dis que des gars astucieux se défoncent pour mettre au point des parades défensives que des connards de son acabit vulnérabilisent par leur sottise.

Dans le fond, les objets ne sont pas faits pour tout le monde. On a trop vulgarisé tout. Pis : on a vulgarisé. Regarde l’automobile, ce sublime engin, ce qu’il devient entre les pattes des gougnafiers du dimanche. Ce que devient la tour Eiffel quand tu la transformes en porte-thermomètre. Ce que devient le chant dans la gorge de Sheila. Ce que devient l’entrecôte dans un restaurant britannique. Ce que devient le français dans mes livres ! Et dans ceux de la Robe-Grillée, donc ! Beurg ! Tout émigre, sitôt que créé. Part en sucette dans les mesquinades de la vie, dans la turbulence des hommes. Rien ne se perd, rien ne se crée, qu’il disait, l’autre ! Zob ! Tout se crée et tout se perd au contraire. Ce n’est que numéro d’illusionniste, mais les spectateurs bouffent le lapin, plument les colombes sitôt sorties du galure. Se mouchent dans les mignons mouchoirs en guirlande. S’en torchent l’oigne.

Bon, alors la Gertrude qui dispose d’un instrument secret d’alerte pour garantir le jonc des épargnants, elle le transforme en devinette, cette bécasse ! Qu’est-ce qui est vert, qu’a des plumes, qui vit dans une cage et qui fait cocorico ?

— Une cellule photo-électrique ? je propose.

Elle secoue sa linotterie.

— Non, non, pas ça.

Je feins la torture morale la plus déshydratante.

— Franchement, je donne ma langue.

— On n’a pas le droit d’y dire, assure la pie borgne avec importance.

Détentrice de secret, dis, c’est un beau rôle. Les imbéciles en font leurs choux gras. Ça les confère dans des importances inespérées.

— Oh, alors, il ne faut pas le révéler, m’empressé-je.

— Non, hein ? fait-elle, déçue.

— Ou seulement à des gens de confiance.

— Comme toi, par exemple ?

— Comme moi, oui, puisque je suis un client et qu’en fait j’ai le droit de savoir comment les biens que je vous confie sont protégés.

Elle se penche à mon oreille et me souffle dans la trompe (j’ai pas dit dans la trompette, ce sera pour plus tard).

— Voilà !

— Voilà quoi, Gertrude ?

— C’est ça qui déclenche. Le caissier et tous les services en contact direct avec le public sont équipés d’un micro à ultrasons, c’est comme ça qu’on appelle, je crois. On nous a appris à souffler d’une manière espéciale. Faut relever la langue dans sa bouche, comme ça…

Elle me montre le muscle charnu, constellé de particules de sole qui lui sert à déconner et à coller des timbres. La pointe dudit touche son palais et elle expulse doucement une goulée d’air.

— On peut y faire même avec la bouche presque fermée, déclare la douce enfant. Le type qu’est vis-à-vis de toi se rend compte de rien, mais ce micro estrasensible démarre à la sixième seconde. Tu te rends compte ?

— On n’arrête pas le progrès, assuré-je, en pensant qu’il suffira cependant d’un caramel mou offert au bon moment pour l’arrêter dans ce cas précis.

Et puis je change de sujet. Je lui explique ce que je vais lui pratiquer comme séance de zizi-panpan après le repas. Elle postillonne sa sole, comme quoi elle me trouve drôlement dessalé, pour dire. Parfaitement digne de la vieille et flatteuse réputation française, que si on a pas de pétrole et pas tellement d’idées non plus, du moins on sait encore fonctionner du perchoir-à-frifri. Son mignon slip doit ressembler à la peau de chamois d’un pompiste lorsque le repas se termine. Je demande la note. On me la présente rapidement, car dans les grandes boîtes, ton addition te précède presque, et quand tu lèves le doigt pour la réclamer, y a déjà lulure qu’elle poireaute, pliée en deux dans une assiette.

Lorsque le maître d’hôtel me rend la mornifle, je lui glisse dans le conduit aux dix tifs (il est chauve) :

— Pourriez-vous me dire qui sont les trois personnes qui dînent au fond de la salle, sous le tableau représentant un cervidé agonisant au clair de lune ?

Il mate, discret. Je vois son front en suppositoire se bourreler.

— Le couple âgé, je ne connais pas, monsieur.

— Et la dame brune à mèches blondes ?

— La dame non plus, monsieur…

Pourquoi me ment-il ?

Car il ment.

Il ment comme un con, maladroitement. Me semble même qu’il a rougi plein sa calvitie. Curieux. Bon, je verrai plus tard.

— Allez, hue ! fais-je à ma conquête.

Elle avance vers la sortie.

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