9 L’horreur du travail

Je rêve.

Je rêve que je suis Bastet la déesse à corps humain et à tête de chat. Je suis dressée sur mes deux jambes. Je suis vêtue d’une robe bleu et orange, mon cou et mes poignets sont ornés de larges bijoux. J’ai de jolies mains roses, dépourvues de griffes et de coussinets mais dotées de doigts articulés qui évoquent des pattes d’araignée. Autour de moi, dans le temple de Bubastis, se tassent des milliers d’humains qui scandent mon nom.

« Bas-tet ! Bas-tet ! »

Au lieu d’avoir une servante, j’en ai des centaines. Toutes m’apportent de la nourriture, des bacs remplis de souris encore frémissantes, des soucoupes de lait, des assiettes de croquettes.

Parmi les humains qui viennent me faire des offrandes, il y en a un qui attire particulièrement mon attention. Il a le corps d’un humain et la tête de Pythagore. Je le prends par la main puis m’approche jusqu’à ce que nos bouches se touchent pour que nous puissions mêler nos langues. Je trouve cela moins désagréable que je ne l’aurais pensé au premier abord.

Pythagore me chuchote à l’oreille : « Ta servante part tous les matins au travail » ; « La longévité des humains est de quatre-vingts ans alors que nous mourons au bout de quinze » ; « Ainsi va le sens de l’évolution : les poissons, les dinosaures, les humains ».

Puis il me montre la foule de nos adorateurs et miaule : « Et après eux, à qui le tour ? »

Les offrandes de nos adorateurs égyptiens affluent encore mais soudain surgit un homme vêtu d’un costume bizarre. Il a le visage de Thomas et est entouré d’hommes armés qui ont des boucliers sur lesquels sont attachés des chats qui se débattent et miaulent. Ces chats sont tués dans la bataille inégale qui oppose nos adorateurs et ces hommes en armes. Puis les assaillants tuent nos servantes, détruisent nos statues géantes, assassinent Pythagore.

Alors je me sens très triste et, comme une humaine, j’ai de l’eau salée qui sort de mes yeux.


Je suis réveillée par Félix qui me lèche les paupières. Pour le punir d’avoir bravé l’interdit et de s’être approché de ma couche, je le gratifie d’un coup de griffes sur la joue. Il n’insiste pas et adopte une position de soumission.

Je me redresse, saute au sol, m’étire, bâille, me lèche pour enlever sa salive.

Je me suis levée assez tôt pour voir ma servante qui s’apprête à sortir. Je suis très intriguée, alors je décide de la suivre à l’extérieur pour voir en quoi consiste précisément son « travail ».

Quand elle claque la porte, je passe par la chatière. Me voici dans la rue.

La seule fois où je me suis éloignée de ma maison, c’est lorsque j’ai fait en sorte que le chien qui menaçait Pythagore me poursuive, mais je n’avais alors pas tellement eu le temps d’en profiter.

Le trottoir du matin est rempli d’odeurs d’urine et d’excréments de chiens. Aucune odeur de chats. Tout autour de moi, il y a des humains qui marchent vite. À un moment, ma servante descend dans un tunnel où je continue de la suivre discrètement.

Il y a là des centaines d’humains qui grouillent en faisant claquer leurs semelles. Je me faufile entre les bas et les pantalons. Personne ne prête attention à moi.

La foule s’arrête devant une fosse et attend là, immobile. Tout à coup un grand bruit résonne dans le fond du tunnel sombre. Je me demande quel monstre va surgir de l’obscurité quand voilà qu’apparaissent deux lumières qui doivent être ses yeux. L’animal est énorme et rugissant. Il y a peut-être des dinosaures qui ont survécu à la cinquième extinction ? Les yeux lumineux approchent encore et puis je vois le visage de la bête. Elle a un museau plat et pas de pattes. Elle est très longue. Soudain ses flancs s’ouvrent. Les humains, dont ma servante, s’engouffrent dedans et se tassent. Je les suis. Je perçois une multitude de petites odeurs piquantes. Nathalie a toujours le regard fixe. Les mains ballantes, elle ne bouge pas. On dirait presque qu’elle dort debout.

Impossible de mon côté de m’assoupir tant il y a de bruits désagréables, les portes qui se ferment et les grincements du métal. De temps en temps, la bête s’arrête, ses flancs s’ouvrent encore et d’autres humains en sortent ou entrent, parfois les deux en même temps, en se bousculant.

Enfin Nathalie descend du monstre et chemine dans un tunnel qui se termine par un escalier remontant à la surface. Elle avance vite, s’arrête pour laisser passer des voitures, change de trottoir, évite des déjections de chiens, marche d’un pas de plus en plus vif. Je trotte toujours discrètement derrière elle.

Elle rejoint un lieu étrange plein de sable et de boue au sol. Sur une vaste étendue sont disposés des véhicules parfois très gros qui lâchent des fumées noires et de fines tours métalliques qui soulèvent des tringles. Au milieu circulent des humains portant tous un casque jaune. Nathalie rejoint un groupe et leur secoue la main en prononçant son nom.

Elle enfile à son tour un casque jaune et donne des indications à d’autres humains qui transportent des cubes gris, des morceaux de bois, ou de longues tiges noires. Plus loin des engins creusent la terre. À un moment, tous se réunissent et se bouchent les oreilles avec leurs doigts en fixant un vieux bâtiment. Nathalie presse un bouton rouge et le bâtiment explose en quatre endroits simultanément avant de s’effondrer sur lui-même et de s’effacer derrière un nuage de poussière. Ma servante travaille à faire exploser des maisons. Une fois que le nuage s’est dissipé, les véhicules commencent à pousser les gravats.

Comme je regrette que Pythagore ne soit pas avec moi pour m’expliquer en détail ce que signifie toute cette agitation humaine.

C’est donc cela, le travail ? Cette activité qu’accomplit tous les jours ma servante quand elle ne s’occupe pas de moi ? Pour mieux comprendre, je me balade sur le site. Je suis tellement absorbée dans ma contemplation que je ne remarque pas un véhicule qui recule et manque de m’écraser. Je n’ai que le temps de faire un bond sur le côté. J’atterris alors dans une flaque noire, une sorte d’huile collante dont la consistance est si visqueuse qu’elle ralentit mes mouvements. Je suis complètement recouverte de cette substance gluante qui m’empêche de me relever. Je me débats, je miaule et finis par attirer l’attention de quelques humains.

Des mains me saisissent et me sortent de cette mélasse noire pour m’enrouler dans une serviette. Je me laisse faire. Les deux hommes qui m’ont sauvée poussent des petits jappements (ce que Pythagore appelle « rire ») et un attroupement se forme peu à peu autour de nous. Lorsqu’elle me reconnaît, Nathalie, surprise puis énervée, m’attrape par la peau du cou. Je ne me débats toujours pas, ça me rappelle mon enfance quand ma mère me transportait en me tenant ainsi.

J’anticipe le pire et, évidemment, le pire se produit.

Nathalie m’amène dans un local pourvu d’un lavabo, et là, sans me lâcher, elle ouvre le robinet de sa main libre. Je miaule à m’en rompre les cordes vocales, et une fois de plus je peux mesurer les inconvénients de n’avoir pas encore réussi à établir un dialogue qui fonctionne. Elle continue imperturbablement ses gestes qui ne laissent rien présager de bon pour les instants qui vont suivre. Elle sait pourtant que je ne supporte pas la moindre humidité, a fortiori le contact direct avec l’eau. Cette fois-ci je m’agite, mais elle me tient fermement et ne desserre pas sa prise.

Elle verse ensuite dans le lavabo une poudre blanche qui mousse puis, même si dans ma panique je parviens à lui griffer les mains, elle commet l’irréparable et me… trempe dans ce petit bain ! Quelle sensation ignoble !

Elle m’enfonce dans l’eau, m’en recouvre. Mes longs poils noirs et blancs sont alourdis et pour ajouter à mon supplice, elle se met à me frotter avec la mousse blanche qui surnage. L’huile noire se dilue progressivement. Je pensais pouvoir traverser une existence entière sans avoir à prendre un bain, et voilà que ma curiosité, ma volonté de découvrir ce qu’est le travail humain se soldent par cette punition.

Enfin Nathalie me soulève, me prend en photo toute mouillée et me sèche en répétant mon nom de manière moqueuse tandis que les autres humains venus assister au spectacle continuent de rire. Puis elle me met dans une caisse fermée. Vu qu’il fait jour, et pour oublier cette humiliation, je m’endors dans cette prison molle. (Une question me taraude : serai-je un jour complètement sèche ou vais-je rester toute ma vie légèrement humide ?)


Quand je me réveille, je suis encore dans la caisse mais elle a fait des trous et je peux voir, à l’extérieur, son lieu de travail. La lumière a baissé et la journée touche donc à sa fin. Je la vois à travers l’un des orifices enlever son casque jaune. Je vais enfin retrouver ma maison, le divan près du feu de cheminée, et me débarrasser de cette substance ignoble qu’est cette eau. Même me nourrir semble secondaire.

Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir découvrir ce que font les humains durant la journée ? Dans ma caisse, je me rends compte que nous remontons dans le ventre du monstre souterrain.

Tout en me léchant je sens le goût irritant du savon, l’arrière-goût de l’huile noire dans laquelle je suis tombée, le goût de l’eau et, pour ne rien arranger, à peine sommes-nous arrivées à la maison que Nathalie allume une cigarette !

Puis elle déclenche la télévision et des images d’humains en train de parler apparaissent, des humains gisant morts au milieu de flaques de sang, des humains qui courent, des humains très en colère qui crient et brandissent des drapeaux noirs…

Nathalie a l’air plus nerveuse que d’habitude mais en représailles de ce qu’elle a osé me faire subir (l’humiliation de ma vie !) je ne viens pas ronronner sur sa poitrine pour la rassurer.

Ma servante perçoit probablement mon reproche car pour essayer de se faire pardonner, elle saisit son sèche-cheveux et commence à me propulser de l’air chaud dans la fourrure. Je préfère m’enfuir en haut du réfrigérateur. Par la fenêtre de la cuisine, je repère que le soleil a décliné et qu’il va bientôt faire nuit, mais j’ai trop honte, avec mon poil mouillé, pour retrouver Pythagore.

Tant pis. Je décide de descendre de mon promontoire pour me gaver de nourriture.

Félix me salue et me demande où j’étais partie. J’ai envie de lui raconter l’histoire mais aussitôt je réalise qu’un angora pure race ne comprendra rien à des notions aussi subtiles que le travail, la guerre, les dinosaures, les Égyptiens, le rire ou Dieu.

J’ai presque pitié de lui. Son monde se limite à sa gamelle, la cuisine, le salon, notre servante. Un monde étriqué pour un esprit sans envergure.

Il ne se doute même pas que Bastet était le nom d’une déesse égyptienne au corps de femelle humaine et à tête de chat.

Dois-je l’instruire ? Pour l’instant la priorité est de poursuivre mon propre enseignement, et je ne vois pas pourquoi je devrais l’inquiéter avec des notions qui le dépassent.

Que pourrais-je lui dire ?

Finalement Félix est heureux car il est ignorant.

Je le plains et l’envie en même temps.

Il me voit l’observer et secouer la tête. Son interprétation erronée du monde l’amène à penser que je lui reproche de ne plus me faire l’amour, alors il saute d’un bond sur l’étagère où se trouve le bocal avec ses testicules perdus et me les montre avec nostalgie.

Ah, les mâles, il faut toujours qu’ils ramènent tout à ça.

Je lui tourne le dos en dressant ma queue pour lui signifier mon désintérêt et je repars observer Nathalie. Elle téléphone dans le salon, va vers la cuisine, mange de la nourriture jaune qui fume. Elle se rend dans sa chambre, se déshabille, se dirige vers sa salle de bain. Je la suis à distance. Elle se lave (avec de l’eau et du savon, mais elle, elle a l’air de prendre un plaisir pervers à être mouillée), puis elle se plante devant le lavabo, se démaquille, applique sur son visage sa crème qui sent les herbes, va se coucher.

Elle m’appelle mais je fais semblant de ne pas entendre. Je ne viendrai pas ronronner à ses pieds, ni même me coucher près d’elle pour l’aider à s’endormir.

Au lieu de ça, je m’avance vers le balcon de la chambre et aperçois mon collègue siamois. J’émets un petit miaulement triste qui attire son attention.

— Je voudrais bien te voir, Pythagore, mais je ne suis pas présentable. J’ai dû subir un… bain.

— Je ne suis pas là pour te juger, Bastet. Viens, allons trotter ensemble dans les rues de Montmartre, cela t’aidera à sécher.


Quand nous nous retrouvons en bas, il a un geste affectueux et nous nous touchons le museau plusieurs fois. Je sens sa truffe rose humide contre la mienne et cela me provoque de petites décharges électriques dans le museau. Décidément, je crois que j’éprouve un sentiment très fort pour lui. Et plus il me résiste plus ce sentiment croît.

C’est une rencontre entre nos deux esprits. Le sien me fascine.

Je déglutis et me retiens de lui exprimer mon attirance.

Tandis que nous marchons, le vent dans mon poil humide me donne une insupportable sensation de fraîcheur. Je frissonne.

Nous rejoignons le sommet de la tour du Sacré-Cœur et je lui raconte alors mon enquête sur le travail humain et son si terrible dénouement.

— … Et ils ont ri !

— Moi j’aimerais bien savoir rire, commente Pythagore.

— Nous avons le ronronnement.

— On dirait que parfois le rire leur procure un plaisir extrême, quasi sexuel. Ma servante glousse exactement de la même manière quand elle rit et quand elle s’accouple.

Soudain, au loin, nous voyons une explosion.

— J’ai vu cela aujourd’hui sur le chantier, mais je ne savais pas qu’ils travaillaient aussi la nuit.

— Non, si cela arrive la nuit, c’est que ce n’est pas une explosion de « travail ». Ça, c’est un attentat terroriste. Vu l’emplacement, il me semble que c’est la grande bibliothèque qui est touchée. Depuis que la guerre s’amplifie dans le monde, les terroristes tentent de déstabiliser notre ville par des carnages. Il y en a déjà eu plusieurs ces temps-ci. Parfois, comme tu l’as vu, ils tirent sur les écoliers, parfois ils se font eux-mêmes exploser au milieu de la foule, en général dans des lieux culturels.

— Pourquoi agissent-ils ainsi ?

— Ils obéissent à des ordres.

Au loin, l’explosion se transforme en incendie.

— Qui leur ordonne de se comporter ainsi ?

Pythagore ne me répond pas. Je m’étire dans plusieurs positions pour garder contenance, puis je change de sujet.

— Ce qui m’ennuie, c’est que nos serviteurs humains prennent des décisions sans tenir compte de notre avis. Je me souviens de la manière dont s’est passée ma rencontre avec Nathalie. J’étais alors une très jeune chatonne et je vivais à la campagne. Je courais dans les herbes. Je grimpais aux arbres. Je côtoyais des escargots, des hérissons, des lézards. Et puis un jour nous avons été conduites, ma mère et moi, dans un lieu rempli de cages et d’animaux de toutes sortes, des oiseaux qui parlaient, des poissons multicolores, des chiens, des chats, des écureuils, des lapins.

— Probablement une « animalerie »…

— Plusieurs jours ont passé et puis j’ai été séparée de ma mère et installée au milieu d’autres chatons derrière une vitre transparente qui donnait sur la rue.

— Ils mettent les plus mignons en avant pour attirer les clients.

— Et un matin Nathalie est apparue. Elle a observé tous les chatons qui m’entouraient puis, finalement, elle a pointé son doigt vers moi et prononcé une phrase.

— Elle a dû dire : « Je veux celui-là. »

— Alors une main m’a attrapée et j’ai été… déposée dans ses bras.

— Un destin normal de chat.

— Ensuite elle m’a regardée et s’est mise à répéter ce mot, « Bastet ».

— Beaucoup envieraient ta place. Les chatons qui n’ont pas été pris ont probablement été… éliminés. On appelle cela les « invendus ».

Pythagore continue d’observer le point lumineux où a eu lieu l’explosion et qui continue de flamber.

— Je ne sais pas si tu l’as senti, Bastet, en regardant les actualités à la télévision de ta servante, mais c’est de pire en pire. Il y a de plus en plus de morts, et aussi de plus en plus d’humains qui veulent tuer leurs congénères.

– À mon avis la religion pourrait les sauver, dis-je.

— La religion ? Pour l’instant c’est plutôt cela qui les ronge et les pousse à l’autodestruction.

— Parce qu’ils se sont trompés de divinité à vénérer. Je suis pour le retour au culte de Bastet.

Il secoue la tête et je perçois à quel point l’explosion de la grande bibliothèque l’a troublé.

— Veux-tu ta troisième leçon sur l’histoire des hommes et des chats ? questionne-t-il.

Je m’installe le plus confortablement possible sur mon support de pierre et tends mes oreilles bien en avant. C’est le moment que je préfère.

— Les Égyptiens formaient donc une civilisation ayant connu un développement fulgurant avant d’être détruite par la guerre.

— Avec le terrible Cambyse II tueur de chats.

— Les Hébreux, jadis esclaves en Égypte, s’étaient libérés et avaient fui vers le nord-est jusqu’au territoire de Judée où ils s’étaient installés, fondant des villes et développant le commerce depuis leurs ports.

— C’est quoi le commerce ?

— C’est une des formes les plus anciennes du travail, qui consiste à échanger de la nourriture ou des objets venant d’un endroit contre des denrées d’un autre endroit. Les Hébreux, il y a trois mille ans, sous l’égide de leurs rois David et Salomon, constituèrent une flotte de bateaux de commerce, mais ils s’aperçurent que les réserves de nourriture qu’ils emportaient étaient souvent détruites par les rats et les souris. Les rois ordonnèrent donc que des chats les accompagnent systématiquement.

— C’est ainsi que les chats commencèrent à voyager sur de plus grandes distances ?

— D’abord en Méditerranée, puis sur la terre ferme dans les caravanes de chameaux.

— Nous n’étions utilisés que pour protéger la nourriture humaine contre les rongeurs ? C’est quand même un peu décevant.

— Partout où les commerçants débarquaient, ils abandonnaient les chatons nés sur les bateaux. Ceux-ci avaient beaucoup de succès auprès des populations humaines qui ne les connaissaient pas encore. Cependant, au fur et à mesure que les chats se répandaient, apparut un clivage entre les humains qui aimaient la compagnie des chats et ceux qui aimaient la compagnie des chiens.

Au loin l’incendie de la grande bibliothèque perd progressivement de son ampleur.

— Les amateurs de chats aimaient en général leur intelligence, quand les amateurs de chiens aimaient la force. Les premiers aimaient la liberté, les seconds l’obéissance. Les uns aimaient la nuit, les autres le jour.

— Les deux camps sont donc complémentaires.

— Ce n’est pas ainsi qu’ils voyaient les choses. Déjà à l’époque il n’était pas rare que ceux qui aimaient les chiens leur demandent de traquer les chats. Dans certains villages, il y avait des battues pour en capturer et en tuer un maximum.

— Tu disais que nos ancêtres étaient embarqués sur des bateaux, mais ils ne savaient pas nager, si ?

— Justement, les humains sur les bateaux savaient que les chats allaient tout faire pour que le bateau ne coule pas. Et les chats devenaient de plus en plus intelligents : il fallait aider les hommes à anticiper les problèmes qui auraient pu les forcer à affronter l’eau. Ils sentaient les tempêtes à l’avance.

— D’ailleurs, puisque tu sais tout, j’aimerais bien savoir pourquoi les chiens savent nager et pas nous.

— De ce que j’en sais, c’est parce que notre peau et notre poil sont différents. Mais il paraît que certains chats aiment l’eau. Personnellement je suis comme toi, je déteste l’idée même d’être mouillé.

Je frissonne au souvenir de mon bain de tout à l’heure. Nous avons l’un comme l’autre connu des moments difficiles ces jours derniers.

— Les chats ont donc été dispersés à partir de la Judée. Des textes datant de 1020 avant Jésus-Christ évoquent l’arrivée des premiers chats en Inde.

— L’Inde ? C’est quoi, c’est où ?

— C’est un grand pays à l’est. Les commerçants se mirent à nous échanger contre des épices. Dès qu’ils nous découvrirent, les Indiens nous adorèrent. Ils reprirent le culte d’une déesse à corps humain et tête de chat mais lui donnèrent un autre nom : Sati. Elle était elle aussi considérée comme la déesse de la fécondité.

— Ces humains hindous devaient être très subtils pour avoir ainsi restauré « mon » culte.

— Les statues de Sati étaient creuses et leurs yeux illuminés par une lampe à huile disposée à l’intérieur afin de faire peur aux rongeurs et d’éloigner les mauvais esprits.

– Ça devait être très beau.

— Les Hindous pensent que ce sont les chats qui ont appris aux humains le yoga (gymnastique basée sur des étirements comme les nôtres) et la méditation (dérivée de nos siestes profondes).

Cette dernière phrase me donne envie de procéder à de nouveaux étirements, alors je passe ma patte droite au-dessus de ma tête pour me lécher le ventre.

— En l’an 1000 avant Jésus-Christ, les chats arrivèrent en Chine : un pays encore plus à l’est, et encore plus grand. Les commerçants échangèrent nos ancêtres contre de fins tissus de soie, des épices, de l’huile, du vin et du thé. La dynastie des Zhou, qui régnait à cette époque, fit des chats un symbole de paix, de sérénité, et un porte-bonheur. Ils créèrent eux aussi une divinité à notre gloire, la déesse Li-Shou, qui avait l’apparence d’un chat.

— Le culte de Bastet a donc perduré.

— Les chats ne conquirent pas seulement les territoires de l’est, mais aussi ceux du nord. En 900 avant Jésus-Christ, on évoque l’arrivée de nos ancêtres au Danemark. Ils donnent naissance au culte de la déesse de la fertilité Freyja, dont le char est tiré par deux chats sacrés. Le premier est nommé « Amour », le deuxième « Tendresse ».

Je ne sais pas ce que sont le Danemark, ni la Chine ou l’Inde, et encore moins la Judée, mais ce que je perçois du récit de Pythagore c’est que les chats, qui se trouvaient seulement en Égypte à une certaine époque, ont utilisé des hommes voyageurs pour étendre leur influence sur des territoires de plus en plus vastes.

Pour la première fois, je demande à Pythagore qu’il revienne sur son récit pour m’expliquer chaque mot que je n’ai pas compris. Je lui demande de me décrire les décors, les vêtements, l’apparence et la nourriture des peuples humains évoqués. Il ne rechigne pas à satisfaire ma curiosité. Désormais je ne veux plus qu’un mot soit prononcé par lui sans que je le comprenne.

Pythagore ne semble pas étonné par ma requête. Il est patient, revient sur chaque expression et m’explique la mentalité humaine qui la sous-tend afin que mon champ de compréhension s’élargisse.

Je lui demande une fois de plus comment il sait tout ça.

Il dodeline de la tête comme s’il hésitait, semble prêt à me révéler ce qu’il me cache depuis notre première rencontre.

À ce moment, une détonation toute proche retentit.

Il me fait signe de le suivre. Une fois les marches de la tour dévalées, il fonce dans la direction d’où semblait provenir ce son inquiétant. Nous galopons et parvenons à une large avenue très éclairée. Il y a là des milliers d’humains rassemblés en deux groupes qui se font face. Pythagore m’indique que nous verrons mieux en hauteur depuis les branches d’un arbre. Nous grimpons donc sur un platane.

— C’est cela la guerre ?

Pythagore ne daigne pas me répondre et me fait signe d’observer comment se comportent ces individus.

Ceux du groupe de droite brandissent des drapeaux noirs et scandent la même phrase.

Face à eux, le groupe de gauche est composé d’humains tous vêtus de bleu marine avec des casques surmontés de bandes jaunes. Ils ont des boucliers et des bâtons. Eux n’ont pas de drapeaux et sont silencieux. Les deux groupes semblent attendre quelque chose. Cela sent très fort les hormones mâles et je perçois dans mes moustaches une onde de pure exaltation.

Une bouteille enflammée est lancée en direction du groupe des bleu marine, qui s’écarte à temps. Le projectile explose sur le sol et s’étend en une flaque lumineuse.

Aussitôt les autres ripostent en lançant des objets qui déploient de longs panaches de fumée.

— Non, ce n’est pas la guerre, pas encore. Ce que tu vois, ce sont juste les prémices de la confrontration. Ceux en uniforme sont les défenseurs du système en place. Les autres sont ceux qui veulent le détruire.

— Lesquels ont raison ?

— Est-ce que cela a vraiment une importance ?

Soudain les porteurs de drapeaux noirs chargent les uniformes bleus. Choc des deux groupes, qui se battent désormais au corps à corps.

Les poubelles brûlent. La fumée des projectiles devient irritante. Les humains crient, hurlent, courent, se frappent à coups de poing, à coups de pied, certains se mordent. Ils grimacent, éructent, déchirent leurs vêtements.

L’air commence à devenir piquant et j’ai mal au ventre. Je vomis.

— Et tu dis que « ça » ce n’est pas encore vraiment la guerre ?

— Ce n’est plus du terrorisme mais ce n’est pas encore la guerre civile. C’est seulement une « manifestation qui dégénère ». Ils n’utilisent pour l’instant que des cocktails Molotov (les bouteilles qui flambent) et des grenades lacrymogènes (les projectiles qui font de la fumée). Tu sauras que c’est la guerre quand au lieu d’avoir des uniformes bleus ou des vêtements normaux ils seront tous vêtus, dans les deux camps, d’uniformes verts.

Je suis étonnée de l’acharnement que mettent ces humains à se détruire mutuellement.

— J’ai du mal à respirer. Cette fumée est encore pire que celle des cigarettes de ma servante, je miaule. Pourquoi m’as-tu amenée ici ?

— Je voulais que tu constates ça de près. Il faut aussi que tu saches que ce qui se produit ici se passe également dans d’autres grandes villes de France, d’Europe, du monde. C’est comme une fièvre hystérique d’agressivité qui les touche tous. Certains humains pensent que cela pourrait être lié à des taches solaires qui perturbent leurs sens et les poussent à s’entretuer. Il paraît que cela se produit tous les onze ans. En tout cas, ce que tu as vu en est la preuve : ils sont dans une phase d’autodestruction. Et cette fois-ci cela a pris une ampleur étrange. J’ai l’impression qu’ils sont arrivés au dernier épisode de leur évolution.

Je reste à les observer, hypnotisée par le spectacle, malgré mes yeux et mes poumons brûlants. Au bout d’un moment, je secoue mes oreilles : il est temps de rentrer.

Alors nous abandonnons ces humains à leurs « manifestations » et rentrons à l’abri dans nos maisons respectives.

Je passe par la chatière et m’étends dans mon panier. J’ai enfin un objectif ambitieux dans la vie : rétablir ici et maintenant, dans ce pays et dans tous les autres, le culte de la déesse à tête de chat.

Et ainsi les humains seront à nouveau en paix, unis dans ma dévotion.

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