18 Vers l’ouest

J’ai la queue dressée bien haut.

Pythagore aussi.

Nous marchons fièrement dans la ville éclairée par une pleine lune éclatante.

Le décor autour de nous est de plus en plus chaotique. Les rues, les routes, les trottoirs sont souvent défoncés. Des immeubles entiers se sont effondrés.

Est-il possible que les humains aient détruit leur lieu de vie au nom d’un géant qu’ils n’ont jamais vu et qui serait censé les observer depuis le ciel ? Au nom de la méfiance contre les scientifiques ? Au nom de la jalousie ?

Pythagore est impressionné par le nombre de pendus aux arbres. On dirait des fruits longilignes recouverts de corbeaux. Je remarque que certains portent encore leur blouse blanche, ce qui confirme la théorie de l’antagonisme religion/science.

Par endroits, les cadavres humains ont été regroupés en tas. Cela forme des petites montagnes à peine plus hautes que les tas d’ordures. Plus loin, parmi les corps éparpillés à même le sol, j’en vois certains qui ont des boursouflures vertes.

— La peste, confirme mon compagnon de voyage.

Des nuées de mouches bourdonnantes nous entourent.

Les rats nous observent.

Certains surgissent des caniveaux ou des bouches d’égout, s’arrêtent à bonne distance, et montrent leurs incisives en signe de défi.

— Les rats savent qu’ils transportent la mort pour les humains ? je demande à Pythagore.

— Une espèce sait quand elle en détruit une autre.

— Selon toi, c’est voulu ?

— J’en suis persuadé. Et je crains que les humains n’en aient même pas pris conscience.

Il m’invite à hâter le pas avant que le jour se lève.

Jusqu’à présent mon voyage le plus lointain m’a conduite au chantier de construction où travaillait Nathalie. Par les toits je n’avais guère dépassé l’espace dans la ville de Paris que Pythagore appelle « la colline de Montmartre ».

Là, en redescendant vers l’ouest, nous arrivons dans un lieu circulaire qu’il nomme « place de Clichy ». Il y a au centre une grande statue représentant une femelle humaine debout sur des décombres à côté d’un homme qui tient une arme et d’un autre qui est blessé.

Et justement, autour de cette statue, il y a des hommes blessés, des hommes morts et des décombres.

Soudain une camionnette apparaît sur la place et s’arrête au pied de la statue. Des humains en sortent dans des tenues orange fluorescentes avec des masques qui leur font une sorte de bec plat.

— Ce sont des combinaisons étanches, cela leur sert à se protéger de la peste, explique le siamois.

À peine ces individus ont-ils mis le pied hors de leur véhicule que les rats les encerclent. À coups de tir de mitraillette, les hommes les font déguerpir. Ils se mettent ensuite à réunir en tas les corps des humains gisant sur la place. Puis versent de l’essence sur le monticule, qui se transforme en brasier.

— Au début ils brûlaient les livres, maintenant ils brûlent les corps, je fais remarquer.

— Cette fois-ci c’est nécessaire, pour endiguer la peste.

De voir tous ces cadavres calcinés me rappelle que Pythagore avait prédit que le règne des humains touchait à sa fin, comme jadis celui des dinosaures.

Quelques hommes en combinaison orange brandissent maintenant des armes qui propulsent un jet de feu pour tuer les rats les plus hardis.

— Ce sont des lance-flammes, précise Pythagore. Viens, ne traînons pas.


Nous rejoignons le toit d’un immeuble voisin en escaladant un mur de lierre.

Alors que nous progressons sur le zinc entre les cheminées, je prends conscience que nous, les chats, sommes les êtres de la hauteur, alors que les hommes sont les êtres de la surface et les rats ceux des sous-sols.

Comme pour me contredire, une chauve-souris surgie de nulle part m’attaque.

Je n’ai pas le temps de tenter le dialogue (Bonjour, chauve-souris) que déjà elle cherche à m’aveugler avec ses ailes et à me planter ses dents dans le cou.

Quand je dis une chauve-souris, je devrais plutôt dire une bande de chauves-souris, car il y en a bien une dizaine.

Pythagore et moi nous adossons à une cheminée et devons pratiquement nous tenir debout sur nos pattes arrière pour affronter cet assaut d’ailes noires d’où jaillissent des cris perçants. Je parviens à en tuer une. J’espère que cela suffira à décourager les autres. Rien n’y fait, ces bêtes sont si acharnées et leurs cris stridents sont si désagréables que nous préférons battre en retraite en pénétrant dans l’immeuble par une fenêtre entrebâillée. J’ai gardé dans ma gueule la bête vaincue.

Il y a désormais une vitre entre nos assaillantes et nous.

À l’intérieur, un homme est étendu sur son lit, les yeux et la bouche ouverts. Il est recouvert des mêmes boursouflures vertes que j’ai déjà repérées sur certains corps croisés en chemin.

L’odeur est suffocante.

Pythagore propose qu’on trouve un coin pour manger notre proie. Nous descendons donc à l’étage inférieur et nous partageons la chauve-souris. À lui la tête, à moi les pattes, et chacun une aile. Cela a un petit goût de rat mais les membranes qui leur servent d’ailes ont une consistance caoutchouteuse qui colle aux dents. Je me retrouve à mastiquer longuement et bruyamment cette matière fine et molle. J’ai peur de m’étouffer.

Une fois repus, nous nous lavons avec notre salive, puis nous partons explorer le reste de l’immeuble, découvrant ainsi d’autres corps étendus au sol. Certains remuent encore ou gémissent.

Un humain me parle mais je ne comprends évidemment aucune de ses phrases. À son mouvement de bouche, je déduis qu’il a soif ou faim. Pauvre humain.

Dans une pièce adjacente nous trouvons une télévision allumée. Je m’arrête pour observer les scènes du jour. À l’écran on voit des hommes en blouse blanche qui sont fusillés par des hommes en uniforme vert.

— Les stupides tuent les intelligents ?

— En Chine, durant la Révolution culturelle, le président Mao a fait éliminer tous les intellectuels, et plus tard le Cambodge tout entier a décidé de demander aux plus analphabètes de tuer les plus cultivés. Ils ont qualifié ce massacre de « révolution », afin que l’élimination des élites apparaisse comme une forme d’amélioration du cadre de vie. En général, les nouveaux leaders sont encore plus corrompus que ceux qu’ils viennent de détrôner, mais cela ravit tout le monde parce que au moins il y a du changement. Sauf que ce n’est que du maquillage — tu sais, ces crèmes colorées que nos servantes mettent sur leurs joues et leurs lèvres pour avoir l’air de ce qu’elles ne sont pas.

— Il n’y a jamais eu de révolution aux effets bénéfiques ?

— Qui ont abouti ? Non. En général, après l’enthousiasme des débuts suit une phase de désordre, et enfin un dictateur totalitaire vient remettre de l’ordre et tout le monde est rassuré.

– Étrange…

— Mais cyclique. De ce que j’ai compris, le monde des humains évolue ainsi : trois pas d’évolution en avant (période pendant laquelle ils font beaucoup de progrès dans tous les domaines), puis il y a une crise (le plus souvent une guerre) et tout s’effondre. Ils font alors deux pas en arrière. Ainsi, quand l’Empire romain s’est effondré en l’an 476 après Jésus-Christ sous les invasions barbares, ils ont dû attendre l’an 1500 pour voir éclore la Renaissance, période bien nommée puisque après cette parenthèse de mille ans ils ont repris exactement là où la médecine, la technologie, la peinture, la sculpture, l’architecture et la littérature s’étaient arrêtées.

— Ils ont perdu mille ans ?

Je me frotte le museau, puis pose la question qui me taraude.

— Est-il possible que les humains meurent… tous ?

— Les précédentes épidémies de peste, au XVIe et au XVIIe siècle, ont tué la moitié de la population. C’est à chaque fois un coup de froid qui a arrêté le fléau.

— Un coup de froid ? C’est la météo qui peut sauver les humains ?

— Jusque-là en tout cas, c’est ainsi qu’ils ont survécu. Et puis en 1900, un humain scientifique du nom d’Alexandre Yersin a enfin trouvé la cause de l’épidémie : « la transmission par les rats et par les puces ». Cela lui a permis de mettre au point un remède efficace.

— Mais tu m’as dit qu’il n’y avait pas de remède à cette peste-ci ?

Pythagore secoue la tête.

— Je veux te montrer jusqu’où va le génie humain lorsqu’il est encouragé.

Il ferme alors les yeux, se concentre un moment, puis une voix humaine est diffusée par le smartphone sur son dos.

— Qu’est-ce que c’est que ça encore ?

— Grâce à mon Troisième Œil, je suis allé sur Internet et là j’ai ouvert un fichier musique. C’est une chanson interprétée par une humaine qui avait une voix extraordinaire. On la surnomme « la Callas ». Elle est morte mais son chant enregistré continue de transmettre son émotion. Le morceau se nomme « Casta Diva » et il fait partie de l’opéra Norma de Vincenzo Bellini.

La musique sort de plus en plus précisément par les petits haut-parleurs incrustés dans son smartphone. Je suis d’abord étonnée par ces sons qui ressemblent presque à des miaulements. Puis cela ondule, vibre, se répand. Je m’approche du smartphone et je vois sur l’écran le visage en noir et blanc d’une humaine avec un long nez qui chante.

Que c’est beau.

Je comprends soudain pourquoi Pythagore veut que nous conservions les acquis de la civilisation humaine. La voix de cette Callas monte de plus en plus haut dans les aigus, alors que des chœurs d’autres humains chanteurs entament le refrain.

C’est étrange, ce que cette musique provoque dans mon corps. C’est comme un ronronnement parfait qui me donne de l’énergie.

— Maintenant tu sais ce que j’admire chez eux, déclare Pythagore.

Mon cœur se serre à l’idée que tout cela risque de disparaître.

— Ainsi les humains ont découvert l’importance de l’art, commente-t-il. Cela ne sert à rien. Ni à manger, ni à dormir, ni à conquérir des territoires. L’art est une activité inutile et pourtant c’est leur force. Les dinosaures, eux, n’ont pas laissé de traces artistiques.

La musique s’écoule, merveilleuse, durant un long laps de temps, puis s’arrête.

— Un jour, si nous voulons les égaler, il faudra qu’une chatte miaule aussi bien que la Callas sur un air aussi beau que celui de « Casta Diva » de Bellini.

Pythagore se dirige vers un meuble étrange dans un coin de la pièce. Il me fait signe de placer mes pattes comme lui, pour l’aider à soulever le couvercle.

Se dévoile alors un alignement d’une centaine de touches blanches et de touches noires sur lesquelles le siamois se met à marcher. À chacun de ses pas un son différent tinte dans l’air. Cela me rappelle la scène que j’avais vue dans Les Aristochats sur la télévision de Sophie.

Peu à peu la cacophonie fait place à une musique qui me semble harmonieuse. Pythagore se met alors à miauler sur la même mélodie que celle produite par le meuble.

— C’est quoi ? je le questionne.

— Cela se nomme un « piano ». Viens sur le clavier, Bastet.

Alors qu’il piétine à gauche de cet instrument et produit des sons graves, je me mets à sautiller à l’autre extrémité et produis des notes aiguës. Je m’aperçois que je peux obtenir une composition en reproduisant les mêmes appuis de pattes sur les mêmes touches.

Le siamois miaule. Je miaule aussi.

Il se met à jouer et chanter dans les graves, et moi je joue et chante dans les aigus.

Personne ne vient nous déranger. Probablement que notre mélodie résonne dans la rue, au-dessus des rats, des ordures, des vestiges de leur cité blessée. Un instant de grâce en cette période de chaos.

Nous jouons et chantons longtemps, gagnons en assurance, puis la fatigue nous gagne et nous allons nous étendre sur un lit humain.

Je rêve que la Callas me caresse sous le cou et sur le ventre. Je me sens en parfaite harmonie et je me dis : « Il faut faire du bien à son corps pour que son âme ait envie d’y rester. »

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