32 Deux pas en arrière, trois pas en avant









J’essaye de me tenir sur deux pattes comme Esméralda. Je me dresse, trouve mes appuis, fais quelques pas pour trouver un meilleur équilibre. La bipédie prolongée ne me semble pas aussi difficile que je l’estimais au premier abord.

Pythagore me regarde.

— Il ne sert à rien de détruire l’ancien système si on n’a pas un monde meilleur à proposer pour le remplacer. Nous ne devons pas quitter cet endroit tant que nous n’avons pas inventé un nouveau monde, affirme-t-il. L’île aux Cygnes doit devenir le laboratoire protégé où nous allons mettre au point une nouvelle proposition de « vivre-ensemble ».

Des chiens aboient au loin sur la berge.

Je déduis que Patricia a dû utiliser ses pouvoirs de chamane pour trouver un individu-passerelle qui aura guidé les siens jusqu’ici. Après les chiens viennent les pigeons, les moineaux, les chauves-souris qui s’installent dans les rares arbres de l’île. Ils manifestent leur soutien par des piaillements et des sifflements.

Je continue de me maintenir en position verticale. Pythagore se dresse lui aussi sur ses pattes arrière.

— Cela ne pourra pas se faire d’un coup. Tout s’accomplira par paliers. Mais il ne faut pas aller trop vite sinon notre œuvre risque de s’effondrer.

Il se frotte le crâne puis miaule :

— Il nous faudrait un lieu de diffusion du savoir.

— Comme l’école pythagoricienne de Crotone ?

— Comment sais-tu ça, Bastet ?

À force de me dresser sur mes pattes arrière, je commence à ressentir des courbatures. Je m’assois, et mon compagnon vient s’installer à mes côtés.

— Moi aussi je sais me renseigner à ma manière. Mais continue, dis-je, pas mécontente de l’avoir pris de court. Comment vois-tu le fonctionnement de ton « école » ?

— Eh bien, ici, entre nous, nous allons créer une petite société sur de nouvelles bases. Et quand cela sera parfaitement au point nous veillerons à former des chats, et peut-être aussi des chiens, pour exporter notre connaissance en dehors de cette île.

— Le roi des rats, Cambyse, a survécu et il va forcément tenter de nous attaquer de nouveau.

— Il va lui falloir du temps pour réunir une armée aussi importante que celle qu’il a sacrifiée dans la dernière bataille. Et il y aura forcément des déserteurs et des opposants. Personne n’aime suivre des perdants.

— Que va-t-il se passer chez eux ?

— A priori, les mâles les plus costauds vont défier le roi des rats, parce qu’ils vont considérer qu’il n’a pas été assez efficace. Ils vont le remplacer par un nouveau chef qui sera encore plus déterminé à nous détruire car désormais nous représentons la preuve qu’on peut leur résister.

— Alors cela va recommencer ?

— Leur culture de la force et du nombre ne leur permet pas d’envisager pour l’instant d’autre alternative que notre défaite. Mais pendant qu’ils recruteront leurs futurs soldats, nous allons affermir l’alliance entre les espèces, chats, lions, jeunes humains, chiens, pigeons, corbeaux, chauves-souris et peut-être aussi les chevaux, les bœufs, les cochons… Tous ceux qui craignent les rats viendront nous rejoindre. Il faut seulement tenir, ici, le plus longtemps possible, et nous éduquer, pour que ceux qui savent transmettent aux ignorants.

— Notre école pythagoricienne va être cantonnée sur l’île aux Cygnes, car l’essentiel de la ville est encore sous la domination des rats. Avons-nous assez de nourriture pour tenir ? je demande, pragmatique.

– Évidemment il va nous falloir amorcer une activité agricole sur l’île aux Cygnes, mais avec tous ces cadavres de rats à moitié cuits, nous avons déjà une source de protéines, voire de fertilisant, pour quelque temps.

C’est à ce moment qu’Angelo vient pour me téter, mais je n’ai pas la tête à m’occuper de lui. Je le confie à Esméralda et fais signe à Pythagore que je souhaite poursuivre cette conversation dans un lieu plus tranquille.

Nous montons à nouveau au sommet de la statue de la Liberté. De là-haut, le spectacle sur nos ennemis vaincus est encore plus impressionnant. Le tapis fumant des corps a quelque chose de troublant. Ainsi la guerre mène à cela : la vie qui cesse d’un coup pour tous les êtres y ayant participé.

— L’empereur philosophe, Marc Aurèle, qui se prétendait disciple de la pensée de Pythagore, disait à propos des barbares qui s’apprêtaient à envahir l’Empire romain : « Éduque-les ou prépare-toi à les subir. »

J’observe les cadavres de rats flottant sur la Seine et me demande si tout cela n’est vraiment qu’un problème de mauvaise éducation.

— L’épidémie de peste finira forcément par s’arrêter. C’est sur la culture que va se jouer notre avenir commun. Il est venu le temps où les derniers humains sages doivent offrir leurs connaissances les plus avancées aux autres espèces animales.

Je reste dubitative.

— Notre communauté est actuellement formée de 480 chats (nous avons quand même perdu 120 des nôtres dans la bataille) et de 180 humains (ils ont connu moins de pertes car ils ont combattu en restant à distance par peur d’être contaminés par la peste). Je vois mal comment les humains pourraient instruire les chats dans la mesure où il n’y a que toi, Pythagore, qui puisses recevoir leurs connaissances grâce à ton Troisième Œil.

— Je commencerai par former une dizaine de chats, puis les initiés instruiront à leur tour une dizaine d’autres élèves chacun, et ainsi de suite, et nous toucherons des audiences de plus en plus larges.

— Ce sera toujours dans un sens : des humains vers les chats ?

— Avec Patricia, tu pourras créer un échange dans le sens inverse, mais je ne suis pas sûr qu’il soit nécessaire.

Évidemment, il minimise mon talent et surévalue le sien. C’est bien le mode de pensée des mâles.

— Ensuite l’enjeu déterminant sera la mémoire. Recevoir et émettre ne suffit pas car ces modes de communication sont éphémères, il est donc indispensable de se souvenir. Nous devons fixer les connaissances acquises afin de ne pas dépendre des technologies. Internet nécessite des antennes, des câbles et de l’électricité. Or tout cela relève des hommes, qui eux-mêmes ont éliminé beaucoup de leurs propres scientifiques. Internet va forcément cesser de fonctionner dans les jours, les semaines ou les mois qui viennent. Quand les systèmes d’alimentation électrique ne fonctionneront plus, Internet s’éteindra et toutes les informations qui sont à l’intérieur disparaîtront d’un coup.

L’idée me fait frissonner de la nuque à la queue.

— Cinq mille ans de connaissances effacés comme de la poussière balayée par le vent…

— Il n’y a qu’une solution.

— Laquelle ?

— Le livre. L’objet de mémoire par excellence. Le seul qui résiste au temps.

Pourquoi accorde-t-il autant d’importance à cela ? J’ai vu l’objet livre mais pour moi ce ne sont que des pages remplies de petits dessins et d’écriture humaine et je ne saisis pas pourquoi Pythagore le place en si haute estime.

— Mais nous ne savons même pas lire !

— Un jour, nous devrons forcément apprendre à lire, sinon tout ce que nous avons bâti, tout ce que nous aurons vécu n’aura servi à rien.

— Tu crois, Pythagore, qu’un jour les humains vont disparaître comme les dinosaures ?

Je me lèche la patte et me frotte les oreilles plusieurs fois.

— Qu’est-ce qui te préoccupe, Bastet ?

— Les humains nous garantissent confort et approvisionnement en nourriture, grâce à une notion typiquement humaine que tu avais nommée…

— « Le travail » ?

— Disons que jusque-là les humains travaillaient pour nous. Leurs agriculteurs et leurs éleveurs se débrouillaient pour fournir la viande et les céréales qui composent nos croquettes. Or, si les humains disparaissent et si nous apprenons à faire comme eux… la technologie, la science, les machines, l’agriculture, l’élevage, l’écriture, les livres…

— Oui, eh bien, qu’est-ce qui te gêne ?

— Cela signifie que nous devrions… à notre tour (le mot m’écorche la bouche)… « travailler » ?

Pythagore émet une sorte de hoquet suivi d’un ahanement. Je crois qu’en évoquant ce problème qui me semble crucial je viens de provoquer quelque chose de nouveau chez lui… le rire !

Il produit des bruits de gorge de plus en plus bizarres et se met la patte sur les yeux comme s’il ne voulait pas voir cet état dans lequel il vient de basculer. Il est secoué de spasmes. Un instant j’ai même peur qu’il ne s’étouffe, mais il continue de produire ses éructations étranges, alors je poursuis, imperturbable :

— Je ne me vois pas me lever tôt pour partir dans des tunnels avec plein d’autres de mes congénères pour fabriquer des objets. Je ne me vois pas écrire des livres. Je ne me vois pas cultiver des champs, je ne me vois pas… suer ! Et pour tout dire, je trouve que c’est indigne de notre condition de chat de nous abaisser à nous comporter comme nos serviteurs en travaillant.

Pythagore a réussi à retrouver une respiration normale.

— Alors que proposes-tu, Bastet ?

— Au cas où les hommes survivraient à la peste (et je crois que tu m’as dit qu’à chaque fois cela en tue beaucoup mais pas suffisamment pour annihiler l’espèce), il faudrait rétablir le système tel qu’il était.

Pythagore secoue la tête, dubitatif. Alors j’insiste.

— Tu m’as dit qu’ils étaient 8 milliards et que nous étions 800 millions, c’est bien ça ? En considérant qu’après cette crise leur nombre va se réduire, disons… de moitié ?

— Plutôt de trois quarts, mais continue.

— Ils resteront quand même plus nombreux que nous. Laissons donc encore les hommes pourvoir les postes de travail, gérer les champs et les villes, et parallèlement occupons-nous, nous les chats, de créer une sorte de courant spirituel qui les fasse progresser.

Cette idée ne le séduit pas. Mais je persiste :

— Regarde ces jeunes humains qui ont combattu les rats à nos côtés, ils ont payé les erreurs des générations qui les ont précédés et en connaissent désormais le prix. Ils ont vu qu’ensemble nous pouvions vaincre. Nous les avons déjà changés et eux vont changer leurs propres congénères. D’ici, de notre école, partiront les bases d’un monde fondé sur l’entente entre les humains et les autres espèces.

— C’est toi, Bastet, qui me dis que tu veux encore leur faire confiance ? s’étonne-t-il.

Pythagore réfléchit en se passant une patte derrière l’oreille. Je me sens obligée de préciser ma pensée :

— Nous les aiderons. Toi tu surveilleras leurs agissements sur Internet. Moi et Patricia nous les influencerons dans le monde des rêves.

Je repère d’ailleurs de loin Nathalie qui discute avec la chamane. Cette dernière lui apprend le langage des signes.

— Et s’ils refont les mêmes erreurs ?

Je me tais, laissant sa question en suspens dans l’air humide.


Les humains se sont mis à danser autour d’un grand feu sur un air beaucoup plus joyeux que celui de la Callas.

— C’est quoi cette musique ? je questionne Pythagore.

— « Le Printemps » de Vivaldi. Après l’épreuve de l’hiver vient forcément le retour des beaux jours, car le monde fonctionne par cycle. Voilà ce qu’exprime ce concerto. Tout fonctionne par cycle, il ne faut pas s’inquiéter, juste attendre qu’après les…

— … deux pas en arrière, on fasse les trois pas en avant.

Nous observons les humains danser. Ils virevoltent avec beaucoup de grâce.

Pythagore me fixe droit dans les yeux.

— Tu crois que les humains nous aiment ? me demande-t-il.

Je suis surpris qu’il me pose une telle question à un tel moment.

– À leur manière, oui. En tout cas ils pensent nous aimer, je réponds.

— Et toi, est-ce que tu m’aimes, Bastet ?

Commencerait-il enfin à se laisser aller à être « dépendant » de ma personne ?

— Moi, je suis surtout fatiguée. Je vais avoir besoin d’être un peu seule, pour me « réunir ».

Le siamois ne comprend pas mais sait qu’il ne faut pas insister pour le moment.

Alors je m’installe un peu plus confortablement sur la tête de la statue de la Liberté. Je vois la tour Eiffel dont le faisceau tournoie encore, illuminant la cité des hommes.

Je vois tout en bas Angelo téter Esméralda.

Je vois Nathalie et les siens qui dansent autour du feu.

Mon esprit revient doucement pour se calfeutrer à l’intérieur de mon crâne. Je me sens bien, vraiment bien, en harmonie avec toutes les énergies qui m’entourent. Il me semble avoir trouvé ma place dans l’Univers. Je n’ai plus peur du futur.

Je n’ai plus de sensation de manque de quoi que ce soit.

Qu’est-ce qui me ferait vraiment plaisir désormais ?

Simplement continuer à vivre ainsi, en étant tous les jours surprise par de nouvelles découvertes.

Je m’ébroue. Le courant a fini de charrier tous les cadavres, et s’il n’y avait dans ma mémoire le souvenir encore net de la bataille, c’est vrai, peut-être que je pourrais commencer à douter que cela est vraiment arrivé. Ce fleuve est comme le temps qui passe et qui emporte tout : les corps des vaincus, comme les espoirs des vainqueurs, tout cela va forcément disparaître un jour, oublié.

Pythagore a évoqué une solution pour résister au passage du temps.

Un « livre » ?…

Mais comment ma pensée pourrait-elle se matérialiser dans les pages d’un ouvrage de papier ?

Je réfléchis et je crois voir pointer un début de réponse. Pour que mon esprit « prenne matière », il va me falloir dicter en rêve à Patricia tout ce qui s’est passé.

Je lui raconterai l’histoire exactement comme je l’ai vue et comme je l’ai vécue, comme je l’ai perçue et ce que j’en ai déduit.

Je lui décrirai tout en détail au présent.

À elle, ensuite, de transformer mes souvenirs en mots pour que d’autres puissent un jour savoir ce qui s’est réellement passé.

Tous ne le croiront pas, évidemment, mais il se trouvera forcément parmi les lecteurs quelques-uns pour comprendre, et parmi ceux-là il y en aura peut-être qui auront envie de raconter mon histoire à leurs enfants.

Ainsi, grâce à ce livre, ma pensée résistera au temps et je n’aurai pas vécu pour rien.

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