19 Sous les branches

Je ne sais pas si c’est la guerre des humains, la peur des rats et de la peste, le fait de voyager si loin de chez moi avec Pythagore, l’écoute de la Callas ou la digestion de la viande de chauve-souris, mais à mon réveil j’ai l’impression d’avoir une sphère de pierre cristalline dans la tête. Je repense à Angelo. Il me manque.

— Nous ne pouvons pas rester ici, dit Pythagore, immobile, en position de méditation, les yeux fermés.

Je sais qu’ainsi il est branché sur l’Internet des humains et c’est là, en abreuvant son esprit à cette source de savoir, qu’il apprend grâce à son Troisième Œil.

— Nous devrons rejoindre le boulevard de Courcelles pour remonter jusqu’à la place de l’Étoile, et puis il suffira de prendre l’avenue Foch et nous pourrons rejoindre le bois de Boulogne.

Aujourd’hui, nous choisissons d’évoluer au sol, pour éviter les attaques de chauves-souris.

Nous trottons côte à côte dans la ville déserte.

Sur notre gauche je suis étonnée de croiser une zone végétale alternant gazons et bosquets. Pythagore me dit que c’est le parc Monceau.

Nous faisons une courte pause pour laper de l’eau fraîche dans un bassin. Pythagore et moi nous frottons le nez et nous léchons. Après tout ce que nous avons vécu ces derniers temps, cet instant de pure complicité et de tendresse est un vrai rayon de soleil.

Nous repartons.

N’apercevant au loin aucun humain ni aucun rat, nous en profitons pour galoper dans l’avenue. Comme j’aime courir, sentir mes pattes qui foulent le sol alors que ma colonne vertébrale ondule et que je m’équilibre avec ma queue ! Le vent plaque mes moustaches et siffle à mes oreilles, les rabattant en arrière.

Pythagore m’annonce que nous sommes arrivés place des Ternes et que nous allons suivre la grande avenue de Wagram qui mène à la place de l’Étoile.

Je ne fais même plus attention aux nombreux corps humains boursouflés ou blessés qui jonchent l’asphalte.

Je repense à ma servante Nathalie et j’espère qu’elle aura pu échapper à ces dangers dans sa forêt de l’est.

Nous hâtons le pas car les rats se regroupent dangereusement autour de nous. Nous empruntons l’avenue Foch, dernière ligne droite avant de rejoindre le bois de Boulogne.

Un brouillard commence à se répandre dans la ville. Notre visibilité se réduit peu à peu. Soudain, une meute de chiens surgit des vapeurs de brume.

Nous stoppons net, et eux aussi.

Nous nous toisons.

La bande est notamment composée d’un petit chien blanc avec des poils taillés sur les pattes et le museau, d’un chien noir avec un collier en diamant, d’un grand marron à courtes pattes avec un museau pointu, d’un grand avec de longs poils beiges, d’un encore plus grand avec le poil ras noir et blanc et une queue pointue, et d’un similaire à celui qui avait fait si peur à Pythagore dans son arbre. Tous sont sales, blessés, le poil hirsute. Certains boitent, d’autres bavent. Ce qui n’est pas de bon augure, c’est que tous remuent la queue, ce qui signifie que la situation semble les ravir.

Je tente malgré tout une approche et envoie une pensée :

Bonjour… chiens

En retour nous avons droit à plusieurs aboiements inamicaux. Puis brusquement ils foncent vers nous en émettant une onde clairement hostile. Nous nous enfuyons dans le brouillard.

La meute s’élance à notre poursuite.

L’absence de visibilité n’arrange rien. Aux sons de leurs aboiements nous percevons qu’ils nous rattrapent rapidement.

Nous sommes sauvés par un réverbère, mais il n’est pas relié à d’autres points en hauteur. Tant pis, nous n’avons plus le choix, nous devons d’abord gérer la survie immédiate.

Nos griffes nous permettent de monter sur ce tronc métallique. Nous nous serrons sur l’étroit rebord de la partie supérieure, sans parvenir à vraiment trouver de prise solide. Nos pattes à coussinets patinent et nous devons sans cesse nous reprendre pour retrouver le point d’équilibre satisfaisant par rapport à notre centre de gravité. Notre queue, heureusement, nous sert de balancier.

En dessous de nous, les chiens hurlent et tentent de grimper pour nous attraper, mais leurs pattes à ongles non rétractiles dérapent sur le métal.

Le plus gros chien, comprenant qu’il ne pourra pas escalader, utilise son propre crâne comme bélier pour frapper la base de notre promontoire. Les chocs sont de plus en plus forts. À la plus grande joie des autres chiens, cela nous déstabilise. Les aboiements hostiles redoublent.

Combien de temps pourrons-nous tenir ?

Ils n’ont rien d’autre à manger que deux chats en vadrouille ?

J’aimerais leur dire de s’attaquer plutôt aux rats, beaucoup plus nombreux. Une fois de plus, je mesure la nécessité d’établir un dialogue inter-espèces. Dans le doute j’essaye d’émettre très fortement l’idée :

Bonjour, chiens. Nous ne voulons pas vous déranger. Laissez-nous passer.

Mais mon ronronnement a l’air de les exciter encore plus. Particulièrement le grand marron, qui pousse des aboiements gutturaux.

Plus que tout, j’ai conscience que si nous mourons tous les deux maintenant, c’est la possibilité d’instruire les autres chats des connaissances humaines qui disparaît également.

— Tu crois toujours que tout ce qui nous arrive est pour notre bien ? je miaule à mon compagnon d’un ton légèrement ironique.

— Oui, me répond-il.

— Tu crois toujours que nos ennemis et les obstacles qui se dressent face à nous servent à vérifier notre capacité de résistance ou de combat ?

— Oui.

— Et si nous mourons, là maintenant ?

— Cela voudra dire que nos âmes ont d’autres expériences à accomplir dans d’autres enveloppes charnelles. Nous nous réincarnerons.

— Et nous perdrons la mémoire de cette vie ?

Il ne répond pas.

— Moi, je ne voudrais pas t’oublier.

— Moi non plus, avoue-t-il.

Je déglutis puis demande :

— Est-il possible de se donner un signe de reconnaissance pour qu’à la prochaine vie nous puissions nous retrouver ?

— Encore faudrait-il que nous soyons des animaux similaires, vivant dans un quartier proche.

— La musique de la Callas ! je m’écrie. Quand nous l’entendrons nous nous rappellerons aussitôt que nous avons écouté cette musique dans notre vie précédente et que cela nous a fait vibrer.

Les chiens ne paraissent pas du tout se fatiguer à nous aboyer dessus. Où puisent-ils leur énergie ? Est-ce qu’ils mangent des chauves-souris eux aussi ? Et la réponse m’apparaît soudain, évidente. Ils se sont mangés entre eux. Des cannibales.

— Pourquoi les chiens sont-ils comme ça ? je demande au siamois.

— Parce que les chiens ont choisi de s’imprégner de l’esprit de leur maître humain. Ceux qui ont des maîtres violents sont violents. Ceux qui ont des maîtres doux et pacifiques le sont aussi. À leur manière ils ne sont pas responsables de leur caractère.

— Alors que nous, nous le sommes, car nous choisissons notre propre tempérament, n’est-ce pas ?

— Ceux qui sont en bas devaient avoir des maîtres humains vraiment durs.

J’ai de plus en plus de mal à conserver mon équilibre. Je commence à accepter l’idée que toutes mes ambitions peuvent s’éteindre ici.

Qu’est-ce qui me ferait vraiment plaisir à cet instant ?

Rester vivante.


Soudain, les aboiements cessent.

Mais le silence qui suit me laisse une impression encore plus inquiétante.

Tous les chiens ont tourné la tête dans la même direction, ils semblent pour la plupart hypnotisés devant l’apparition. D’autres, plus pugnaces, ont déjà les oreilles dressées en position de combat, ils grognent et montrent leurs crocs.

Et lentement, comme dans un rêve, surgit du brouillard un chat… Un chat énorme. Je n’en ai jamais vu un aussi gros et aussi grand.

La bête pousse un rugissement monstreux. Je le sens vibrer jusque dans ma cage thoracique.

Je n’en crois pas mes yeux, ni mes moustaches, ni mes oreilles.

Il avance vers nous.

Il est beau. Il est puissant. Il est doré.

Certains chiens urinent de peur ou placent leur queue entre leurs pattes pour se protéger le sexe.

Pythagore est lui aussi impressionné par cette apparition.

— Je n’en avais jamais vu un de près, souffle-t-il.

— C’est quoi ?

— Un lion. La branche des félidés qui a choisi la grande taille. Un de nos « ancêtres parallèles » en quelque sorte.

Nous restons subjugués.

— J’ai vu sur Internet qu’ils ont signalé la disparition d’un lion du cirque du bois de Boulogne, qui a décampé après la destruction de sa cage lors des troubles, mais je ne pensais pas qu’il était resté dans le coin.

— C’est quoi, un cirque ?

— C’est un endroit où les humains exhibent des animaux qu’ils ont domptés pour les faire sauter dans des cerceaux enflammés. Je crois même me souvenir que celui-ci se nomme Hannibal.

— Hannibal ? Joli nom.

— C’est en référence à un humain qui fut un grand libérateur de peuples durant l’Antiquité.

Sera-t-il notre « libérateur » ?

La meute, après avoir hésité sur la conduite à suivre, se décide à tenir la position et à faire front contre cet adversaire. Nouveau rugissement.

Misant sur leur supériorité numérique, les chiens se mettent à aboyer et à encercler le lion.

J’hésite à profiter de cette diversion pour sauter du réverbère mais Pythagore me fait signe d’attendre.

J’assiste alors à une scène incroyable. Synchrones, les chiens se jettent sur la bête. Vingt chiens contre un lion. Mais celui-ci se révèle un adversaire redoutable.

C’est un combat extraordinaire que celui de ce chat géant contre cette meute de chiens hargneux. La bête donne des coups d’une force inouïe. Elle se dresse sur ses pattes arrière, secoue sa crinière et se maintient à la verticale, debout comme un humain.

À chaque coup de patte, les griffes labourent la peau des chiens. Et ceux qui ne sont pas fauchés sont mordus par ses immenses canines.

Le lion retombe et pousse un nouveau rugissement, comme s’il concentrait sa puissance pour mieux la distribuer.

Moins de deux minutes après le début du combat, les assaillants gisent tous à terre. Seuls les plus petits, qui n’avaient pas pris part à la bataille, déguerpissent.

Pythagore se lisse les moustaches.

— C’est cela un lion, annonce-t-il en guise de conclusion à cette scène impressionnante.

Pour ma part je n’ose plus descendre. Cette bête me fait peur.

— Allons le rejoindre.

— Et nous, nous ne risquons rien ? je demande.

— Je ne sais pas. Je n’ai pas réponse à tout. Le seul moyen de le savoir est d’y aller.

Le siamois quitte notre promontoire pour sauter au sol. Après une seconde d’hésitation, je le suis.

Le lion ne nous prête même pas attention. Il est trop occupé à manger les chiens, dont les os craquent sous ses mâchoires.

— Je crois, Bastet, que c’est le moment ou jamais de tenter de montrer tes talents de communication en mode émission, me dit Pythagore tout en observant l’animal avec admiration.

— Tu me proposes de communiquer avec un lion ?

— Un lion est quand même plus proche de nous que tout autre animal. C’est une sorte de cousin lointain. Essaye.

Je me mets alors en boule et me concentre. Je commence à ronronner, de plus en plus fort.

Je vois les oreilles de la bête qui s’orientent dans ma direction mais elle continue de manger tranquillement.

Un crâne de canidé craque sous ses molaires dans un bruit sec, comme s’il s’agissait d’une noix.

Je ronronne à nouveau.

Bonjour, lion. Je souhaite communiquer avec vous. Est-ce possible ?

Ses oreilles se tournent à nouveau dans ma direction et il consent enfin à me prêter attention. Ses yeux jaunes sont bien ronds. Il lâche un faible rugissement.

Une forme de réponse ? Pythagore me fait signe de continuer.

Je réitère plusieurs fois mon message puis, me rappelant que c’est pratiquement quelqu’un de la famille, je miaule directement.

— Salut, Hannibal.

Il se fige, m’observe un peu plus longtemps, puis sélectionne le plus petit chien à sa portée, un animal à peine mâchouillé, et me le lance.

Il a dû croire que je lui mendiais de la nourriture.

— Merci.

Je mordille le cadeau (mais avec la chauve-souris dans le ventre je suis déjà repue).

— Essaye encore, insiste Pythagore. Il faut que tu réussisses.

Merci, Hannibal, de nous avoir sauvés.

J’essaye de prendre ma voix la plus grave, je suis sûre qu’il m’a comprise, pourtant il continue de manger bruyamment sans se retourner.

Apparaissent alors, surgissant des bosquets, une vingtaine de chats faméliques.

Ils nous observent, s’approchent puis se précipitent pour grignoter les restes de chiens abandonnés par le lion. Celui-ci lâche un rot méprisant devant cette populace de cousins misérables, tourne le dos, puis s’en va comme il est apparu, en s’enfonçant dans le brouillard.

— Cela confirme ce que je pensais, beaucoup des nôtres sont venus se réfugier ici, signale Pythagore.

— Et Angelo ?

— Je vais consulter Internet pour voir sur la carte d’où provient précisément son signal GPS.

Il ferme les yeux et se concentre. Je m’aperçois que l’écran du smartphone installé dans son dos s’éclaire et révèle des lignes et des zones colorées. Cela doit être ce qu’il nomme une « carte ». Un point rouge clignote. Je comprends que l’écran du smartphone me montre ce qu’il voit. Seul souci : je ne sais pas interpréter ces images.

— Il n’est pas loin, suis-moi, déclare Pythagore en ouvrant les yeux.


Nous contournons les chats affamés et entrons dans le bois de Boulogne proprement dit. En même temps que nous pénétrons dans ce nouveau territoire, la brume se lève et les rayons de soleil filtrant à travers les feuillages dévoilent quelques congénères assoupis dans les arbres. La plupart sont avachis sur les branches basses, pattes ballantes dans le vide.

— Je crois comprendre pourquoi ils sont ici, soupire mon compagnon. La forêt est l’un des rares endroits sans bouche d’égout, sans caniveau ni sortie de métro.

Au fur et à mesure que nous avançons, nous découvrons non pas des dizaines mais des centaines de chats parsemant les frondaisons.

Une odeur de champignons, d’écorce, de racines, de terre mouillée me chatouille les narines. J’adore cet endroit. C’est comme si mes cellules se rappelaient que mes ancêtres ont toujours vécu dans des décors similaires. La forêt émet des ondes que mon esprit visualise comme des volutes d’énergie de vie tournoyantes ; partout, ici, s’exprime cette force de la nature. Je ferme un instant les yeux et j’ai l’impression que tout rayonne. Dans le sol je perçois les vers, les fourmis, les limaces, dans l’air les papillons, les moucherons, les oiseaux. Les arbres me semblent des géants aux longs bras qui m’invitent à grimper sur eux. Un courant d’air fait danser les branches et chanter les feuilles.

Bonjour, les arbres.

Je m’arrête et frotte mes griffes contre l’écorce du plus proche.

Bonjour toi, Érable.

J’en teste un autre, puis un autre.

Bonjour, Frêne. Bonjour, Bouleau.

Je les gratte tous, mais le plus agréable sous mes griffes est le bouleau car sa croûte végétale est tendre, facile à arracher.

Je repère une pâquerette dans l’herbe et la mordille.

Bonjour, Fleur.

Mais sa tête tombe et un suc blanc s’en écoule. Cela doit être une réponse. Voilà une information intéressante : les végétaux s’expriment en langage liquide. Je lape la sève blanche mais trouve son goût amer et la recrache.

Désolée, Pâquerette, je ne te comprends pas.

Je rejoins Pythagore qui avance en direction d’un groupe d’individus endormis.

Au milieu d’eux, je distingue mon chaton orange.

Angelo est en train de téter une chatte noire aux grands yeux jaunes.

Je l’appelle, mais quand il me voit il pousse un petit miaulement dédaigneux et va se blottir contre cette étrangère. Comment puis-je avoir échoué dans la communication au point que mon propre enfant préfère cette inconnue à sa mère ? Je ronronne. Il grogne en retour.

Je me dis que Nathalie n’a pas épargné le meilleur de mes enfants.

— Bonjour madame, je suis la mère de ce chaton.

— Ah, parfait, je l’ai recueilli parce qu’il avait faim.

La chatte noire repousse Angelo dans ma direction.

Celui-ci miaule de mécontentement. Je place mes tétons près de son museau et, reconnaissant enfin l’odeur familière, il daigne s’y intéresser. Cela me soulage immédiatement, car mes tétines commençaient à tirer sur les pointes.

— Qui sont les chats présents dans cette forêt ? questionne Pythagore.

— La majorité sont des individus qui ont perdu leurs serviteurs. Alors après avoir erré dans la ville et compris que celle-ci était dangereuse, ils se sont regroupés dans cette zone boisée qui semblait plus hospitalière, répond la chatte noire.

— Je me nomme Pythagore, et voici Bastet.

— Enchantée, moi, c’est Esméralda.

— Comment es-tu arrivée ici, Esméralda ?

— Ma servante était chanteuse. J’aimais bien miauler avec elle. Lorsque les violences ont commencé à toucher ma maison, ma servante a voulu fuir en voiture avec moi et mon chaton, mais nous avons été interceptés par des humains armés et hostiles. Ils étaient habillés de vert et portaient de longues barbes. Ma servante et mon chaton ont été tués, mais moi j’ai survécu. J’ai erré dans les rues de la ville et subi les attaques de hordes de rats. Et puis, alors que je cherchais un abri, j’ai entendu miauler et j’ai trouvé ce chaton orange affamé qui se terrait dans un caniveau. Je lui ai naturellement proposé mon lait. Ensuite il ne m’a plus quittée. Nous avons rencontré d’autres de nos congénères qui m’ont parlé d’une communauté de chats errants à l’ouest. J’ai décidé de me joindre à eux. Et vous, quelle est votre histoire ?

— Exactement la même, dis-je, pour couper court à ses questions.

Angelo me mordille comme à son habitude. Celui-là, il joint l’ingratitude à la maladresse, mais je suis si heureuse de le retrouver que je ne lui en veux pas.

Grâce au dîner d’hier soir, j’ai pu reconstituer mes forces et j’ai probablement plus de lait que cette maigre chatte noire. Angelo a beau ne pas avoir le sens de la famille, il préférera toujours le lait le plus gras.

— Nous avons été attaqués par une meute de chiens et sauvés par le lion Hannibal, complète Pythagore. Vous le connaissez ?

— Oui, et il me fait peur. C’est la deuxième fois qu’il s’attaque à des chiens. Cela nous protège et nous grignotons ses restes, mais je pense qu’Hannibal n’hésitera pas à s’en prendre à nous dès l’instant où il n’y aura plus de chiens.

— Comment arrivez-vous à vous nourrir, ici ?

— Nous mangeons des canards, des grenouilles, des écureuils et surtout des lapins. Il paraît qu’avant il y en avait beaucoup, mais depuis que nous les chassons ils sont forcément en voie de disparition. Il nous arrive aussi de manger des araignées et des cafards.

À bien la regarder, la période d’errance d’Esméralda a dû être faite de pénibles rencontres avec des rats, des chiens ou d’autres chats : elle est couverte de longues estafilades.

— Merci d’avoir sauvé mon fils, je lui miaule.

— Certains humains pensent que les chats noirs portent malheur, dit Pythagore, mais vous êtes la preuve du contraire.

Bon sang ! Pythagore serait-il en train de draguer cette Esméralda ? Ce serait un comble que cette chatte sortie de nulle part me pique non seulement mon fils mais en plus le mâle que je convoite !

Je m’interpose et fais signe au siamois qu’il est temps de trouver notre propre abri dans la forêt. Esméralda nous informe qu’il y a des troncs creux encore disponibles près du lac.

En effet, nous trouvons un abri dans un marronnier. Mais Pythagore semble préoccupé, il remue la queue nerveusement.

— Il va nous falloir monter une armée de chats et reprendre la ville aux rats, déclare-t-il.

— Quand ?

— Le plus vite possible. Chaque jour qui passe est un jour perdu.

Comme je n’ai pas envie de discuter et que le soleil commence à être suffisamment haut pour me gêner, je m’étends et m’endors doucement tout en me laissant téter par mon fils. J’ai eu mon lot d’émotions pour la journée. Et même si je tiens Pythagore en très haute estime, je ne peux pas non plus me contenter de lui obéir. Avant de sombrer dans le sommeil, ma dernière pensée est : s’il veut tant que cela une armée pour reconquérir la ville, il n’a qu’à demander à cette Esméralda, je suis sûre qu’elle sera partante pour le suivre…

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