17 Naissance du Troisième Œil

Angelo n’est plus là.

Des traces d’urine et des petits excréments balisent le sol de la tour. Je reconnais son odeur, mais le chaton, incapable de tenir en place et d’attendre, a dû avoir faim et a fini par quitter sa cachette.

Pythagore, préoccupé, ferme les yeux pour se plonger dans une méditation rapide puis annonce :

— Je sais comment les retrouver, tous les deux. Angelo et Nathalie. Nous allons y parvenir grâce à ça.

Il désigne alors de la patte mon collier avec sa perle rouge.

— Comme je te l’ai déjà expliqué, c’est une balise GPS. On peut situer à tout moment celui qui la porte.

— Nathalie n’a pas de collier. Si j’ai bien compris, elle peut me repérer, mais pas moi.

— Elle est dotée d’un smartphone qui lui permet de localiser la balise de ton collier sur une carte. Donc en retour, je pourrai l’identifier sur Internet et dès lors je saurai retrouver aussi son emplacement. Nous pourrons également situer Angelo qui a le même collier que toi.

— « Internet » ? C’est quoi encore, ça ?

— Je t’expliquerai, pour l’instant le plus urgent est d’aller dans ma maison.

— Impossible. Les deux autres pillards ont déjà dû y retourner !

— Ils vont bien finir par partir. Nous allons guetter leur sortie depuis un toit à proximité. Nous retournerons dès que possible dans ma cave et je t’expliquerai ce que je n’ai pas eu le temps de t’expliquer la dernière fois.

Il va donc enfin me révéler son secret ? Je suis impatiente de résoudre ce mystère. Je n’aime pas qu’on me dissimule des choses. Et j’ai aussi hâte de retrouver Angelo. Quand il était en permanence dans mes pattes, ce chaton, je ne le supportais pas, mais maintenant qu’il a disparu il me manque énormément.


Nous nous replaçons devant l’arbre de la maison de Pythagore et regardons mon ancienne demeure, qui brûle encore. Comme personne n’est venu l’éteindre et que le vent souffle, l’incendie n’a fait que s’étendre. Bientôt, le toit s’effondre dans un grand craquement.

En revanche, plus aucune fumée ne s’échappe de la cheminée de la maison de Pythagore. Les deux humains sortent au bout d’un moment, mais nous préférons encore attendre un peu au cas où ils reviendraient.

La nuit a commencé à tomber quand nous franchissons le seuil.

De mon ancien colocataire il ne reste que des os épars… Et un crâne blanc aux yeux évidés. Quelle étrange vision. Suis-je moi aussi comme cela « sous ma peau » ?

J’improvise un petit hommage posthume.

— Mon pauvre Félix, ce n’aura assurément pas été ta vie la plus gratifiante. Tu n’auras pas vraiment profité de grand-chose, ni de moi, ni d’Angelo, ni de notre servante, mais au moins, en ne te posant pas de questions, tu auras connu une forme de sérénité. J’espère que ta capture n’a pas été douloureuse et que tu es mort rapidement.

Le corps de Sophie est toujours étendu dans le salon. Pythagore va s’asseoir sur son dos.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Puisque je ne pourrai lui offrir ni sépulture ni enterrement, je lui offre ce que seul un chat peut offrir à un humain décédé : j’accompagne son esprit vers l’« au-delà ».

Une fois de plus j’ignore complètement de quoi il parle, mais j’imagine que cela aussi il me l’expliquera bientôt.

Pythagore ferme les paupières. Ses yeux s’agitent en dessous. Ses oreilles frétillent. Ses griffes sortent et se rétractent dans d’infimes spasmes.

Il se contracte, se détend, se crispe à nouveau puis se calme et rouvre les yeux.

– Ça y est, annonce-t-il. Elle est « montée ».

— C’est-à-dire ?

— Parfois, les esprits des humains restent bloqués « en bas » parce qu’ils se sentent encore attachés à des êtres ou à des émotions. Avec mon esprit de chat, je lui ai indiqué que rien ne la retenait ici et qu’elle pouvait aller vers la Lumière.

— Tu t’y es pris comment ?

— Mon esprit a accompagné le sien jusqu’à l’entrée d’un tunnel avec une lueur au loin, et là je l’ai remerciée pour tout ce qu’elle a accompli pour moi, tous ses bienfaits que j’ai appréciés. Je lui ai rappelé que plus rien ne la rattachait à cette dimension. Pas même moi. Puis je lui ai souhaité bon voyage et bonne réincarnation.

— Donc tu peux t’adresser aux esprits humains ?

— Uniquement quand ils sont morts. C’est aussi pour cela que les Égyptiens nous vénéraient. Ils avaient remarqué que nous étions capables d’accompagner les esprits des morts. Ils nommaient cela le pouvoir d’être des « psychopompes ».

— Comment peux-tu connaître des termes et des détails aussi précis sur leur monde ?

— Internet. Sur Internet il y a des vidéos pour expliquer en détail ce processus compliqué.

Je réfléchis à tout ce qu’il vient de m’apprendre.

Si j’ai bien compris : le corps meurt, l’esprit survit et se réincarne ?

Donc l’esprit est… immortel.

(Donc je suis immortelle !)

Je me répète ces informations pour être sûre de ne pas les oublier. Je n’en reviens toujours pas !

Plus Pythagore me fait découvrir de nouvelles notions, plus je me rends compte de ma propre ignorance. Dire que je méprisais Félix alors que, comparée au siamois, je suis sans doute aussi ignorante que lui.

— L’esprit de Sophie m’a déclaré quelque chose d’intrigant avant de s’envoler, déclare-t-il. Elle m’a dit que, si on lui donne le choix, dans sa prochaine vie elle voudrait naître sous forme de chat. Moi, dans ma prochaine vie je voudrais naître humain.

— Pourquoi vouloir régresser ?

— Je suis admiratif de leurs mains. Elles leur permettent de fabriquer des livres, de l’art, des machines compliquées. Et puis je voudrais savoir ce qu’on ressent quand on rit. Nous, les chats, nous sommes toujours sérieux et nous prenons tout avec gravité. J’aimerais par moments pratiquer cette dérision, voire cette autodérision qui leur permet de tout relativiser.

— On veut toujours être différent de ce que l’on est.

— Et toi, Bastet, tu voudrais être quoi si tu pouvais choisir ton corps dans ta prochaine vie ?

— Chatte, bien sûr ! Quand on est au sommet de l’évolution, on ne peut pas revenir en arrière. Que serait ma vie si je ne faisais qu’être assaillie d’images et de bruits sans savoir utiliser mon esprit et sans percevoir réellement le monde qui m’entoure ? J’aurais l’impression d’être… infirme !

— Tu ne connais pas encore vraiment le monde des humains. Il est plus intéressant que tu ne le crois.

— Si c’est pour faire la guerre, aller au travail, marcher en équilibre sur les pattes arrière ou dormir la nuit, je ne vois vraiment pas l’intérêt.

Il agite la pointe de ses oreilles.

— Maintenant que la place est libre, je vais te faire visiter ma cave et te révéler mon secret.


Il trotte devant moi en direction de l’escalier blanc. Nous nous retrouvons devant la porte, qu’il ouvre prestement en sautant sur la poignée. Là, le plafonnier ne fonctionnant pas, nous avançons dans la pénombre, avec pour seule source de lumière les rayons filtrant par le soupirail.

J’ai les pupilles complètement dilatées pour capter les moindres détails de la pièce. Ici, au lieu des bouteilles de vin, des journaux et des meubles poussiéreux qu’on trouvait dans ma cave, je vois des machines métalliques, des fils électriques, des tubes, des fioles. La pièce est peinte en blanc et immaculée.

Cela ressemble assez au cabinet du vétérinaire chez qui Nathalie m’avait emmenée une fois pour me vermifuger.

Pythagore monte sur la table en inox.

— Je suis né dans un élevage de chats de laboratoire, dit-il. Ce sont des êtres qui n’ont été créés que pour servir à des expériences scientifiques effectuées par des humains. On m’a soustrait à mes parents alors que je n’étais qu’un chaton. Je ne connais ni ma mère ni mon père. Quand j’étais jeune, j’étais encore plus inculte que toi. Je ne savais même pas qu’il pouvait exister un monde au-delà des salles blanches éclairées au néon dans lesquelles on me déplaçait.

Le siamois inspire profondément, comme s’il avait besoin de courage pour affronter les souvenirs de ce pénible passé.

— Je vivais dans une cage étroite, nourri à heure fixe avec des granulés. Hydraté par un abreuvoir transparent. Pas de caresses, pas de rencontres avec des humains ou d’autres chats. Pas d’affection, pas d’émotions, pas de sentiments. Pour les humains qui vivaient là, je n’étais qu’un objet. Je n’avais même pas de nom, juste une appellation : « CC-683 ». Ce qui signifie « Chat cobaye numéro 683 ». Et je pense qu’ils n’étaient même pas capables de me reconnaître, car tous les chats du laboratoire étaient des siamois, exactement semblables à moi. Je les entendais miauler de loin sans pouvoir les voir ou les toucher. Je restais toute la journée seul, dans ma petite cage, à attendre.

J’essaye d’imaginer ce que je pourrais ressentir dans une situation similaire. Un irrépressible frisson me parcourt.

— Ce n’était pas insupportable car je n’avais pas d’éléments de comparaison. La douleur naît du sentiment qu’on peut avoir une meilleure vie et qu’un obstacle injuste nous en prive. Sinon, on peut vraiment s’habituer à tout, même au pire. Ne comprenant pas ce qui se passait réellement je n’avais pas de sentiment d’injustice car, pour moi, c’était normal. Le monde au-delà de ma cage n’existait pas.

— Quelle angoisse !

Pythagore reste silencieux un instant et reprend :

— Ah, comme l’ignorance est confortable ! Je n’avais même jamais vu une souris, un oiseau, un lézard, ni même un arbre. Je n’avais jamais ressenti le vent, la pluie ou la neige. Je ne voyais ni le soleil, ni la lune, ni les nuages. Je ne savais même pas si on était le jour ou la nuit. Je vivais en permanence enfermé dans un monde tiède, blanc, lisse, qui n’avait rien à voir avec la nature — c’était le monde des laboratoires. Et surtout je n’avais aucune décision à prendre, aucun choix, donc aucun risque de me tromper. Quand ta vie est régie par les autres, tu n’as plus besoin d’utiliser ton libre arbitre : irresponsable, tu es toujours bien. Soumis mais finalement heureux. Cependant cela n’a pas duré…

Il bondit sur un meuble plus élevé.

Je vais pour le suivre mais j’ai un vertige. Je m’aperçois que trois poils de mes moustaches ont brûlé dans l’incendie. Cela explique pourquoi, depuis ma bagarre avec Thomas, je ressens comme une perte d’équilibre et d’information sur l’extérieur.

— Je vais te décrire la première expérience que les humains ont effectuée sur moi. Je fus placé dans une cage deux fois plus large que celle où je vivais jusqu’alors. Rien que le déplacement jusqu’à cet espace plus vaste m’apporta une sensation agréable. Au centre il y avait une manette surmontée d’une ampoule. Une sonnerie a retenti, la lampe s’est éclairée d’une lueur rouge. Cela sonnait et clignotait. Je sentais qu’il fallait faire quelque chose. Alors je me suis approché de la manette, j’ai placé mes deux pattes et j’ai appuyé dessus. Aussitôt une croquette est tombée. J’ai reniflé, j’ai goûté, c’était délicieux. Une croquette au foie de volaille, meilleure que celles qu’on m’avait servies jusqu’à ce jour.

Pythagore fait une pause, ménage ses effets.

— J’ai attendu et à nouveau il y eut une sonnerie et la lampe rouge s’est allumée. J’ai pressé à nouveau la manette et une nouvelle croquette est tombée. Cela s’est reproduit cinq fois et le système me semblait simple. Cependant, à un moment, appuyer sur la manette n’a plus fait apparaître de croquette. J’ai poussé plus fort, plus vite. Rien ne venait. C’était incompréhensible et insupportable. Nouvelle sonnerie, nouvelle lumière rouge, et la manette qui ne fonctionnait pas. Cela m’a bien énervé. Et puis, sans que je comprenne pourquoi…

— Oui ?

— … après une nouvelle sonnerie et une nouvelle pression sur la manette, la croquette est enfin apparue. J’étais soulagé. Évidemment, j’ai cru à une panne. Puis cela s’est remis à dysfonctionner par intermittence. Je cherchais à comprendre pourquoi. Cela m’obnubilait. Est-ce que c’était quand j’étais loin de la manette que cela marchait ? Est-ce que c’était quand je pressais fort ? Ou avec deux pattes simultanément ? Est-ce que c’était quand je miaulais plusieurs fois avant d’agir ?

— Et la solution ?

— En fait c’était une expérience scientifique. On m’avait conditionné. C’est le « réflexe de Pavlov » : le simple fait d’entendre la sonnerie et la lumière me faisait saliver. Mais ce n’était pas la salive qui les intéressait, c’était ma capacité à supporter cette situation étrange.

– À ta place j’aurais été en colère.

— J’étais fou de rage ! Je voulais comprendre comment faire sortir une croquette à tous les coups ! Quand il n’y en avait pas je sautais, je miaulais, je hurlais. Des visages humains m’observaient derrière le grillage. Je les implorais de réparer le système. Je n’avais même plus faim, je voulais simplement que ça marche. Toujours. Systématiquement.

— Je te plains.

— Cette expérience a encore duré un moment. Cela me rendait dingue.

Le siamois s’ébroue et son regard devient dur.

— Il y avait d’autres chats qui subissaient la même chose que moi. Eux sont tous devenus réellement et irrémédiablement fous.

Il lâche un soupir désabusé.

— J’ai appris plus tard que j’étais le seul à avoir un mental suffisamment solide pour ne pas avoir craqué.

À nouveau il se lisse sa moustache.

— Celle qui menait l’expérience était une humaine à blouse blanche et à cheveux blancs qui sentait la rose.

— Sophie ?

— Après ça, elle m’a choisi pour d’autres manipulations. J’ai fait des expériences sur le sommeil où l’on me filmait en train de dormir pour analyser ce qui se passait dans mon cerveau. Savais-tu que nous, les chats, nous sommes les animaux qui dorment et rêvent le plus de tout le règne animal ?

— Oui, tu me l’as déjà dit. Nous dormons la moitié de la journée alors que les humains, eux, ne dorment qu’un tiers de leur temps.

Il n’a pas l’air agacé que je lui signale qu’il peut lui arriver de se répéter.

– À mon avis, c’est de là que nous tenons notre accès si facile aux mondes invisibles.

Je me gratte le haut du crâne : j’aimerais bien qu’il me raconte comment il en est arrivé à recevoir son Troisième Œil.

— Sophie a effectué plusieurs expériences sur moi, et à chaque fois elle s’est aperçue que j’étais le plus résistant et le plus subtil. Alors un jour elle m’a opéré pour me greffer le Troisième Œil.

Il enlève le capuchon de plastique mauve qui bouche le trou dans son crâne et à nouveau je vois la petite cavité rectangulaire à bords métalliques.

— Cela s’appelle aussi « interface de communication ». C’est une prise USB reliée par des fils électriques très fins à plusieurs points précis de mon cerveau. Elle l’a baptisé « ŒIL » pour « Ouverture Électronique par Interface Légère ». Ainsi Sophie a pu envoyer directement dans ma tête d’abord des sensations brutes, puis de la musique, puis des images.

— Directement dans ton esprit grâce à cette machine ?

— Au début ça ne fonctionnait pas. Cela me donnait des migraines, me faisait vomir. Puis Sophie a modulé les signaux. Elle est arrivée à coupler son et image. C’est devenu plus fluide. Elle m’a ensuite appris à comprendre son langage. Et c’est comme ça qu’elle m’a donné accès à la réception des informations du monde des humains.

Alors c’est cela, le secret de Pythagore ! J’examine de plus près sa prise USB je la renifle, je la lèche. Mais les informations sur les humains n’ont aucun goût.

— Cela a pris sept ans. Sept ans de tâtonnements plus ou moins douloureux pour arriver à créer un canal d’émission des connaissances des humains vraiment assimilables par un chat. Du jour où cela a fonctionné, j’ai eu la sensation qu’on ouvrait une porte derrière laquelle se trouvait une lumière. Je pouvais enfin comprendre leurs habitudes. Décoder leur civilisation.

Cela n’a pas l’air si compliqué au final : on creuse un trou dans le crâne, on dispose un appareillage en métal et en plastique, on branche des fils électriques et ça suffit à comprendre leur « univers » ?

— Après avoir réceptionné les premières informations basiques indispensables pour pénétrer les arcanes de leur système, il m’a fallu apprendre à associer les mots, les images, les concepts humains. Je mémorisais tout avec une gourmandise d’autant plus vivace que j’avais été privé de tout durant les années précédentes. Je m’intéressais à chaque détail, je voulais tout comprendre. Je stockais sans difficulté les noms des autres animaux, les noms des territoires, des concepts abstraits, des mots de vocabulaire. C’était cela le plus compliqué : associer les bons éléments ensemble. On peut te montrer n’importe quoi, si tu n’as pas les clefs pour savoir à quoi il faut le relier, cela reste incompréhensible.

— Tu as mis sept ans à comprendre leur civilisation ?

Pythagore secoue la tête.

— Ce qui m’a le plus surpris, c’est quand Sophie m’a expliqué l’expérience que j’avais subie. Le fait de recevoir ou non une croquette quand la lumière rouge et la sonnerie s’activaient était en fait lié à un système aléatoire. J’aurais eu beau me creuser les méninges toute ma vie, jamais je n’aurais été en mesure de comprendre le système fondé sur le hasard. Et d’autres que moi y ont perdu la raison.

— Nous voulons toujours donner un sens à ce qui se passe dans nos vies. Alors que toi, tu as été capable d’accepter l’idée que ce qui se passait dans ta cage te dépassait ! Mais pour les humains, quel peut être l’intérêt de rendre des chats fous ?

— Sophie m’a tout expliqué par la suite. C’était une expérience sur les addictions. L’objectif était de comprendre le sentiment amoureux qui unit les mâles et les femelles humaines. Son étude démontre que c’est une forme d’addiction émotionnelle.

— La sexualité ?

— L’attirance pour certains partenaires sexuels particuliers. Cela les passionne. Comment une femelle humaine peut-elle rendre folle d’amour un mâle humain ?

— En émettant les bonnes odeurs ?

— Non, en lui donnant ou pas une croquette de manière complètement aléatoire. On appelle alors cela une « femme fatale ». La récompense et l’absence de récompense, distribuées de manière irrationnelle, rendent tous les mâles complètement accros et potentiellement… fous.

Je n’ose comprendre.

— Et les humains étudient « l’effet des femelles fatales » sur les hommes frustrés… en torturant des chats ?

— Cette expérience scientifique avait été commandée pour illustrer un article dans un magazine féminin de psychologie.

— Moi, si un partenaire sexuel me donne de l’affection puis m’en prive sans raison, je passe à un autre qui m’en donne de manière sûre et régulière…

— J’ai déduit de cette expérience qu’il ne faut jamais dépendre d’une autre personne pour être heureux.

À mon tour je me frotte l’oreille.

— Et c’est pour cette raison que tu ne veux pas faire l’amour avec moi ? Que tu manges peu de croquettes et que tu ne défends même pas ta gamelle ou ton territoire ?

Il hoche la tête à la manière des humains.

— Celui qui ne possède rien n’a rien à perdre. Je n’ai qu’une peur, c’est d’être possédé. Donc je me prive de tout et je survis sans dépendre de rien ni de personne.

Je repense à Félix et comprends alors que son addiction à la sexualité lui a fait perdre ses testicules, et que son addiction à l’herbe à chat lui a faire perdre ses réflexes primaires.

— Une fois que mon Troisième Œil fut complètement opérant, Sophie m’a « éduqué » de la manière dont les humains éduquent leurs propres enfants. Elle a sectorisé mon savoir. J’ai appris l’histoire, la géographie, la science, la politique. Puis pour parfaire mes connaissances, elle a encore amélioré l’appareil afin que je puisse apprendre en permanence sans elle. Elle a directement branché ma prise USB sur Internet et elle m’a appris à surfer sur la Toile.

— Vas-tu enfin me dire ce que c’est, Internet ?

Il se lisse les moustaches.

— C’est le lieu où tous les humains viennent déposer leurs images, leurs musiques, leurs films. Internet, c’est une sorte de convergence de toutes les mémoires des cerveaux humains du monde. Et même si les humains meurent, leurs connaissances restent sur Internet.

Je ne comprends pas vraiment ce concept mais j’acquiesce pour qu’il poursuive.

— Ainsi, avec mon Troisième Œil, je pouvais circuler tout seul sur Internet pour aller chercher les informations qui m’intéressaient. Je n’étais plus dépendant de Sophie.

— Et tu pouvais émettre et te faire passer pour un humain sur ton Internet ?

— Non, car n’ayant pas de doigt, je ne peux pas taper des textes. En revanche, je parvenais à visualiser l’écran et à déplacer la flèche du curseur sur sa surface telle qu’elle apparaissait dans mon esprit. Je pouvais cliquer pour faire défiler les textes ou les pages. Ainsi, je déclenchais la lecture des fichiers sonores ou audiovisuels.

— Donc tu sais lire les mots humains ?

— Je ne sais pas lire comme eux (je ne pourrais pas lire un livre par exemple), mais je sais reconnaître les dessins des lettres et certaines combinaisons qui forment des mots. Je sais les interpréter et les comprendre.

— Donc tu peux recevoir les images et les sons correspondant à leur langage mais tu ne peux pas émettre ?

— Ils ont de toute façon tellement plus d’informations à nous offrir que nous en avons à leur apprendre !

Pythagore me semble par moments paradoxal. Tellement de savoir et en même temps si naïf.

— Mais là tu… n’es plus branché à rien. Et Sophie est morte. Comment vas-tu faire pour te reconnecter à ton Internet ?

— C’est précisément pour cette raison que je t’ai priée de m’accompagner ici. Tu te souviens que j’ai disparu une semaine de la circulation ? C’était pour mettre au point un nouvel appareillage. Un moyen d’avoir Internet en permanence sans avoir besoin de se brancher sur l’ordinateur de la cave. Tu vas m’aider, Bastet. À mon avis, quatre pattes de chat peuvent peut-être équivaloir à une main humaine.

Il me montre alors ce qu’il attend de moi.

— Sophie se doutait que ce genre de situation pouvait arriver, m’explique-t-il, elle a donc mis au point un système nomade. Mais pour que cela puisse fonctionner, il faut tout d’abord que tu m’aides à enfiler ce harnais, cet étui et ce smartphone.

Nous nous mettons à l’œuvre en nous aidant de nos griffes et de nos dents. Il faut poser, ajuster et serrer le harnais sur le dos de Pythagore. Puis fixer le smartphone dans l’étui que l’on attache au harnais.

Ensuite il me guide pour insérer la prise fine qui se trouve au bout du câble blanc dans un orifice précis du smartphone. Ce même câble est terminé par une prise plus large, c’est cela qu’il nomme « interface USB ». Je comprends qu’il n’aurait jamais pu brancher tout seul son attirail sur son crâne.

Une fois que j’ai relié par câble le smartphone et son crâne, il m’explique comment je dois procéder. D’abord, allumer le smartphone. Pour cela je dois appuyer avec l’extrémité de ma patte sur un bouton rond, puis faire glisser ma patte de gauche à droite sur une flèche apparue à l’écran.

Sur ses indications, j’appuie ensuite sur un petit carré coloré qui sert à ouvrir ce qu’il nomme une « application ».

Pythagore se place en position assise et ferme les yeux.

— Bravo, mon Troisième Œil est désormais ouvert sur Internet, m’informe-t-il.

— Que vois-tu ?

— Je distingue un mot qui ne signifie rien. Je sais seulement que cela se prononce « gougueule » en langage humain. Ensuite je n’ai plus qu’à déplacer le curseur et je surfe.

Je vois ses yeux bouger sous ses paupières, comme s’il rêvait. Il rêve « Internet ». Cela dure longtemps. Des mimiques très expressives passent sur son visage, comme s’il vivait dans un autre décor. Il semble tour à tour contrarié et satisfait.

— J’ai trouvé où est Angelo, annonce-t-il au bout d’un long moment. Sa balise indique qu’il est à l’ouest dans le bois de Boulogne. J’ai aussi repéré où se trouve Nathalie. Elle est à l’est dans le bois de Vincennes. Ce sont deux forêts en dehors de la ville. Nous pouvons y aller en marchant.

— Qu’est-ce qu’ils font là-bas ?

– Ça, je l’ignore, par contre j’ai une mauvaise nouvelle à t’annoncer.

— La guerre ?

— Pire. La raison pour laquelle la guerre s’est ralentie voire, depuis peu, arrêtée.

— Tiens, c’est vrai qu’on n’entend plus du tout de cris ou de détonations ni d’humains qui se battent.

— C’est normal, ils ont peur.

— Peur de quoi ?

— De la… peste.

— Mais tu m’as dit que c’était une maladie ancienne qui avait disparu !

— Du fait de la prolifération des rats, une peste mutante est apparue, qui résiste aux antibiotiques. Les rats participent à sa large diffusion. Rien ne les arrête car ils circulent par les tunnels du métro et les égouts. Le monde du sous-sol est entièrement sous leur contrôle. Ils répandent la mort dans leur sillage.

— Et cette peste… elle peut aussi nous faire du mal, à nous… les chats ?

— Aucune idée. Les derniers scientifiques humains qui étudient le problème n’évoquent pas l’impact sur les chats. Comme ils n’ont pas su détecter les symptômes de la peste à temps et que les gens voyagent très vite grâce aux avions et aux trains, il y a déjà des milliers de morts un peu partout dans le monde. Le temps qu’ils essayent de mettre en place les procédures de quarantaine ou d’isolation des cas avérés, ceux-ci avaient déjà contaminé un nombre exponentiel de personnes. Si bien qu’il n’y a plus le moindre sanctuaire. La peste est déjà partout, dans toutes les grandes et moyennes villes de la planète.

— Mais je croyais que leurs scientifiques savaient tout soigner…

— Le problème, c’est que la plupart des scientifiques ont déjà été tués par les religieux.

— Quel intérêt pour des humains de tuer des scientifiques, si ce sont ceux qui trouvent des solutions pour guérir leurs maladies ?

— Depuis la condamnation par l’Inquisition de l’astronome Giordano Bruno à l’aube du XVIIe siècle, les deux groupes se livrent à une compétition acharnée pour expliquer le sens de la vie. L’avantage va souvent aux religieux, qui sont plus nombreux et qui peuvent galvaniser des foules. De manière plus globale, les hommes de Dieu n’aiment pas la connaissance. Ils mettent tout sur le dos de la volonté divine.

— Donc les hommes stupides tuent les hommes intelligents ?

— Ceux qui défendent les systèmes simples de type totalitaire ont toujours plus de succès auprès des foules que ceux qui défendent les systèmes compliqués de type démocratique. Souvent parce que leur discours est basé sur la peur. Peur de la nature, peur de la mort, peur d’un Dieu imaginaire omnipotent.

— J’ai vu des gens qui brûlaient des livres dans la rue il y a quelque temps.

— Les religieux sont souvent contre l’art, la sexualité, la science. Ils proposent un monde où les gens ne sont plus responsables de leurs actes et n’ont qu’à obéir pour être tranquilles.

Je commence à en avoir marre de toutes ces histoires compliquées d’humains. Si les religieux veulent condamner les scientifiques, qu’ils le fassent. Tout ce que je leur demande c’est qu’ils nous respectent, nous les chats.

— Je ne suis pas fatiguée, je veux retrouver Angelo, je lui lance. Tu m’as signalé qu’il se trouvait dans une forêt de l’ouest. Partons le rejoindre.

Finalement, j’ai beau me voir comme une mauvaise mère, je ne suis pas si détachée que ça de ma progéniture. Et cela peut sembler surprenant mais à cet instant, alors que nous sommes en pleine crise — peut-être justement parce que j’ai survécu en traversant des épreuves terribles (j’ai vaincu un humain cinq fois plus grand que moi !), peut-être parce que j’ai eu la curiosité d’aller à la rencontre de mon voisin et la patience d’écouter son enseignement —, je me sens bien. Plus que cela : je me sens prête, moi, Bastet, à mon niveau et avec mes moyens, à essayer de changer un peu ce monde pour qu’il s’oriente dans une meilleure direction.

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