20 Le discours de la cascade

Je rêve qu’Esméralda chante comme la Callas.

La puissance de sa voix inspire Pythagore qui chante avec elle. Puis le lion Hannibal se joint à eux et reprend la même mélodie dans une tonalité plus grave. Angelo miaule lui aussi de sa petite voix aiguë. C’est toujours le même thème musical qui est reproduit.

« L’art sublime tout et rend ceux qui le pratiquent immortels, déclare Pythagore dans le rêve. La Callas, même morte, continue de chanter sur Internet et dans nos rêves. Nous devons nous aussi atteindre l’immortalité par l’art. À nous d’inventer notre “art chat”. Esméralda est déjà sur le point de réussir, tu entends ? »

Dans mon rêve, je suis agacée et je me place face à eux :

« Moi je n’ai pas besoin de chanter, je sais dialoguer avec tout le monde directement d’esprit à esprit. C’est mon pouvoir car je suis la réincarnation de l’ancienne déesse d’Égypte : Bastet. »

Je suis réveillée par une fiente qui tombe sur mon crâne.

Je lève la tête et distingue une vingtaine de corbeaux juchés sur la branche supérieure de l’arbre dans lequel je suis lovée. Probablement qu’eux aussi sont progressivement chassés par les rats. Je ne sais pas où ces oiseaux cachent leurs œufs, mais je suis certaine que les rats les trouvent et les dévorent.

Comme j’ai faim, je grimpe pour essayer d’attraper l’un de ces volatiles, mais à peine ai-je levé une patte qu’ils s’envolent tous d’un même mouvement. Ils ont déjà dû avoir des soucis avec mes congénères. Dommage que je ne sache pas voler.

J’entame alors ma toilette pour enlever la fiente de corbeau qui souille mon pelage. Le soleil m’indique qu’il est tard dans l’après-midi.

Je bâille, je m’étire. Angelo est encore en train de dormir dans son coin, mais Pythagore n’est plus là.

D’ailleurs, à bien y regarder, il y a peu de chats aux alentours. Ce n’est pas normal. Je m’aventure hors de notre abri pour voir ce qui se passe. Les traces de pattes récentes convergent dans une direction. Je les suis et me retrouve mêlée à une foule de chats installés sur les berges d’un lac.

Tous semblent regarder un même point, en hauteur, vers un promontoire rocheux surmontant une caverne d’où jaillit une cascade.

L’eau tombe en fracas, produisant une écume blanche en contrebas.

Je distingue Pythagore sur le promontoire au-dessus de la cascade. Il est dressé sur ses pattes arrière et se tient debout comme un humain. Je ne savais pas qu’il tenait si bien et si longtemps en équilibre.

Le capuchon mauve de son Troisième Œil attire l’attention de tous.

Comme je m’approche, je perçois la fin de son discours.

— … une armée de chats afin de débarrasser cette ville de tous les rats, propagateurs de la peste.

Un persan avec des poils très longs demande la parole.

— Les rats sont désormais plus forts que nous, rappelle-t-il. Si nous allons de l’autre côté du périphérique, nous serons vaincus. Pour ma part, j’ai un meilleur projet à proposer à notre communauté. Je crois en effet, comme toi, Pythagore, que nous ne pouvons rester ici indéfiniment, nous finirons par manquer de nourriture, ce qui nous poussera à nous entre-dévorer, à ce sujet tu as raison. Mais… plutôt que d’attaquer la ville ou de rester ici, je propose de partir vers l’ouest. Une fois, avec ma servante, nous sommes allés dans cette direction et je me rappelle avoir trouvé une gigantesque étendue d’eau, de l’eau verte à perte de vue. Et là-bas nous avons mangé beaucoup de poissons. Il n’y avait pas le moindre rat dans cette région.

— J’ai peur de l’eau, dit un chat.

— Moi aussi, lance un autre.

— Moi aussi, entend-on partout en écho.

— Je sais, je sais, tranche le persan, moi aussi jadis j’avais peur de l’eau. Mais à choisir entre les rats et l’eau, je crois que l’eau est un obstacle plus facilement surmontable. Quand nous serons arrivés là-bas, nous pourrons pêcher des poissons frais. Nous aimons tous le poisson frais, n’est-ce pas ? Nous en avons tous marre de manger des lapins maigres et des corbeaux malades… Cela vaut le coup d’essayer.

Pythagore attend que le persan ait achevé son laïus et laisse le silence s’installer.

— Ce que tu appelles « eau sans fin », les humains nomment cela « la mer ». Et la ville que vous avez visitée est probablement Deauville. Là-bas, il y a en effet des plages, beaucoup d’eau salée, beaucoup de poissons mais…

Ces mots produisent leur petit effet, et l’assistance est impressionnée par la précision de ses connaissances.

— … je ne pense pas que ces poissons soient faciles à attraper. Si vous voulez aller à Deauville pêcher les sardines en plongeant dans les vagues glacées, évidemment je ne peux pas vous retenir ni m’opposer à la proposition de mon rival.

— Comment sais-tu tout cela, toi ? demande une chatte.

— J’ai accès à la Connaissance.

— Quelle « Connaissance » ?

— La connaissance du monde des humains, dans le temps et dans l’espace.

— Comment est-ce possible ?

— Cette information m’est apportée par ce que vous voyez sur le haut de mon crâne. Mon Troisième Œil.

Il baisse sa tête, soulève le capuchon mauve et dévoile le trou parfaitement rectangulaire qui mène directement à son cerveau.

— Grâce à cet appendice, je sais ce que vous ne pouvez même pas imaginer.

À nouveau un long silence s’installe dans le public.

— Nous sommes tous en train de mourir de faim, rappelle un chat de gouttière. Ta Connaissance ne sert à rien si elle ne nous nourrit pas.

Pythagore se replace en position plus stable sur ses quatre pattes et s’explique.

— Il nous suffit de décider d’agir pour reprendre la maîtrise de nos destins. Nos seuls vrais adversaires, les rats, sont plus faibles que vous ne le pensez. Surmontez vos peurs, faites-moi confiance, nous devons former une armée de chats, les attaquer, les vaincre.

— Qui es-tu vraiment, toi, le vieux siamois maigre avec ton trou dans la tête ? Ici personne ne te connaît.

— Je n’ai rien à vous cacher. J’ai jadis été chat cobaye dans un laboratoire mais j’ai convaincu une humaine de me sortir de cette prison. Elle m’a ouvert ce Troisième Œil sur le crâne et m’a instruit. Ainsi j’ai découvert l’histoire des humains. J’ai choisi mon nom en référence à l’un d’entre eux, qui me semblait le plus intéressant et le plus sage. Pythagore.

Cette fois les oreilles se dressent un peu plus, il est arrivé à obtenir une attention accrue.

— Tu as choisi toi-même ton nom ? questionne une chatte tigrée, admirative.

— Et c’était qui ton Pytha machin-chouette ? demande une autre.

— Pythagore était un humain d’une grande clairvoyance qui a vécu il y a deux mille cinq cents ans. Alors que la société des humains était en crise, plongée dans la violence, la bêtise et la peur, il a changé les mentalités de ses congénères. Il les a informés de leur propre ignorance. Il leur a fait découvrir un monde au-delà de la simple perception directe de leur sens. Pythagore a inventé le mot « philosophie » et le mot « mathématiques ». Pythagore a créé une école où il a instruit ses élèves pour qu’ils deviennent tous intelligents et qu’ils diffusent eux-mêmes l’intelligence. Pythagore a guidé l’humanité vers la paix et la sagesse, alors j’ai choisi son nom pour guider de la même manière mes congénères les chats.

L’assemblée reste sceptique. Tout comme moi, la plupart des chats ne comprennent même pas le sens de plusieurs des mots qu’il a utilisés. Pythagore ne se laisse pas décontenancer.

— Laissez-moi vous exposer vos choix. Le premier consiste à vivre dans la peur d’événements qui vous dépassent et dont vous ne comprenez ni les causes ni les conséquences. Vivre de la fouille d’ordures et de la traque de lapins faméliques. Vivre dans l’espoir d’un retour à la « normale » où vous aurez votre nourriture dans la gamelle et votre petit fauteuil à vous. La seconde option consiste à prendre votre destin en main, à former une armée et à reconquérir cette ville.

Le persan reprend la parole.

— Moi, je me nomme Nabuchodonosor. Je reconnais que je n’ai pas choisi mon nom et que je ne sais pas ce qu’a accompli l’humain qui l’a porté avant moi, mais ce que je sais, c’est que si nous t’écoutons, Pythagore, nous serons vaincus par les rats. Et plutôt que de mourir de faim en restant ici ou sous les coups de dents en retournant en ville, je vous propose d’aller pêcher des poissons à l’ouest.

— Toi, Nabuchodonosor, tu proposes d’aller dans un endroit qui se trouve si loin que tous ceux qui partiront avec toi mourront de faim avant d’avoir la possibilité de se mouiller les pattes dans la mer. Deauville est à plusieurs dizaines de kilomètres d’ici.

— C’est faux. J’y suis allé, ce n’est pas si loin !

— Tu n’y es pas allé à pattes, tu étais en voiture, n’est-ce pas ? Donc tu ne t’es pas rendu compte des distances.

— Comment le sais-tu, Pythagore ? Grâce à ton Troisième Œil ?

— Exactement. Deauville est à deux cents kilomètres ! Un chat trotte tout au plus à cinq kilomètres par heure. Il faudrait donc deux jours de marche sans interruption.

— Je n’ai peut-être pas de Troisième Œil et je ne connais pas les kilomètres et les heures, mais je sais que les rats sont désormais beaucoup plus nombreux que nous. Tu parles d’une armée de chats ? Moi je dis que cette armée sera forcément défaite.

— Justement, volons la nourriture aux rats là où elle se trouve en quantité et régalons-nous. Je vous propose de tous vous nourrir à satiété ! Sans plonger dans l’eau pour tenter d’attraper des poissons, sans attendre et sans voyager loin.

Cette fois, Pythagore a fait mouche.

— Où veux-tu aller ? demande la chatte tigrée.

— Hier soir, j’ai découvert qu’il existait une grande réserve d’aliments frais, intacts, prêts à être consommés par nous.

— Où ? Parle.

— Ce n’est pas loin. C’est à quelques centaines de mètres d’ici.

— Pas de viande avariée, pas de cadavres pleins de mouches ou de vers ?

— Des croquettes. Du lait. Des boîtes de thon et de saumon. Voilà ce que nous trouverons là-bas si nous y allons.

À nouveau, les oreilles pointues se dressent dans la direction de l’orateur, légèrement frétillantes, preuve que la meilleure motivation est sans aucun doute celle du ventre.

— Vous allez vous régaler, insiste Pythagore.

Nabuchodonosor ne veut pas renoncer, il miaule sur un ton ferme :

— Pour ma part je préfère marcher longtemps et pêcher dans ce que tu appelles la « mer » plutôt que combattre des rats.

— Le plus simple, c’est que tous ceux qui sont là choisissent. Qui est prêt à me suivre pour trouver la réserve de nourriture ?

Comme personne ne réagit, je décide d’intervenir.

– Écoutez-moi ! Je m’appelle Bastet. Moi non plus je n’ai pas choisi mon nom. Moi non plus je n’ai pas de Troisième Œil. Moi aussi j’ai peur des rats. Mais je connais Pythagore, et d’après ce que j’ai vu et vécu avec lui, je peux vous assurer qu’il a toujours dit la vérité et ne s’est jamais trompé.

Toujours pas la moindre réaction positive.

— Pour que nous te suivions, il faut que tu nous donnes plus d’informations sur ta réserve de nourriture ! lance une chatte.

— OK, alors écoutez bien : le chef des humains de ce pays, le président de la République, a une maison qui se nomme « palais de l’Élysée ». Ce lieu est équipé en son sous-sol d’un « abri antiatomique », c’est-à-dire d’une sorte de caverne dans laquelle il y a cette réserve de nourriture en prévision d’une guerre.

Tous sont impressionnés par les précisions de son savoir. Profitant de cet avantage, Pythagore poursuit :

— Quand l’épidémie de peste a été détectée, le Président et ses ministres ne sont pas allés dans cet abri, ils se sont enfuis en avion. Le palais de l’Élysée a depuis été pillé par des bandes armées, mais elles n’ont pas trouvé comment accéder à l’abri antiatomique qui est très bien protégé par un système de serrures électroniques à reconnaissance d’iris. Quand la peste a commencé ses ravages, les rues de Paris ont été désertées par les hommes et les rats ont vaincu les hordes de chiens.

— C’est vrai, confirme un vieux chat recouvert de cicatrices.

— Les rats ont chassé les corbeaux, les chauves-souris, les pigeons, les moineaux, et ils font même peur aux nouveaux cafards géants qui grouillent un peu partout. Du coup, ils ont bien mangé et ont proliféré. Là où il y avait dix rats, il y en a bientôt eu cent, et tous transportaient la peste.

— Je confirme que je les ai vus s’attaquer à des groupes de jeunes humains et les obliger à fuir, lance le vieux chat balafré.

— Continue de nous parler de ta réserve de nourriture ! intime la chatte tigrée.

Pythagore ne se fait pas prier.

— Un jour un rat a trouvé comment entrer dans l’abri anti-atomique : par un tuyau du système d’aération. Il a grignoté les filtres et découvert l’accès à cette réserve.

Tous les chats de l’assistance sont maintenant attentifs.

— Dès lors les rats ont formé une chaîne pour transporter la nourriture. Mais c’était trop lent, alors ils ont décidé de grignoter le mur à côté de la porte métallique. C’est ce qu’ils font actuellement. Ils creusent le béton avec leurs incisives pour atteindre cette énorme réserve de nourriture.

Personne ne réagit, et Nabuchodonosor en profite pour reprendre la parole.

— Et comment as-tu eu l’idée de questionner ton Internet à ce sujet ? demande-t-il, toujours méfiant.

— Ma servante pouvait émettre des messages que je réceptionnais.

— Tu veux dire qu’elle pouvait te parler ? Nous aussi nos serviteurs nous parlaient et nous pouvions les comprendre…

— Mais pas en détail. La mienne pouvait me parler et je recevais un message aussi précis que si elle miaulait en langage chat. Avant de décéder elle m’a révélé que dans cet endroit précis se trouveraient les dernières sources de nourriture de la ville. Elle le savait car son propre frère, un militaire, travaillait avec le Président. Hier soir, je m’en suis souvenu. Alors, pendant que vous dormiez, j’ai utilisé mon Troisième Œil pour aller voir ce qui se passait là-bas.

— Comment est-ce possible ? demande la chatte tigrée, impressionnée.

— Toujours grâce à son frère militaire, ma servante m’avait donné l’accès à un programme de leurs services secrets qui me permettait d’utiliser le réseau de vidéosurveillance. Ainsi j’ai vu, via les caméras de contrôle, les rats sortir la nourriture par les tuyaux d’aération et creuser dans le mur de béton.

— Ton histoire est trop compliquée, répond Nabuchodonosor, tu utilises trop de mots que nous ne comprenons pas : tu tentes de nous impressionner. Nous ne te croyons pas. Je préfère marcher pendant deux jours que lutter contre des multitudes de rats qui transmettent cette maladie probablement mortelle pour nous.

L’assemblée de chats commence à se regrouper autour du persan.

— Pythagore a raison ! déclare une voix forte, surmontant le brouhaha.

Nous nous retournons tous et avisons un chartreux au pelage pratiquement bleu.

— Je me nomme Wolfgang. Moi non plus je n’ai pas choisi mon nom ni ne suis doté d’un Troisième Œil. J’étais le chat personnel du président de la République qu’a évoqué ce siamois.

Maintenant qu’il s’est présenté, l’assistance lui prête attention.

— Quand la guerre a pris de l’ampleur, mon serviteur a préféré fuir que se cacher dans son abri. Dans la panique il a oublié de m’emmener.

Un murmure de réprobation générale se répand dans l’assistance.

— C’était le chef des humains. Il m’a toujours bien traité mais il a toujours eu très peur de mourir.

Certains approuvent car ils ont eu eux aussi des humains peureux comme serviteurs.

– À l’époque où tout allait bien, il m’avait emmené une fois dans cet abri antiatomique rempli de nourriture dont parle Pythagore. Et j’ai donc vu ce qu’il y avait à l’intérieur. C’est en effet de la nourriture de très bonne qualité.

Wolfgang monte au-dessus de la cascade et vient se placer près de Pythagore. Ils sont immédiatement rejoints par Esméralda (celle-là ne perd jamais une occasion de se faire remarquer).

La lune apparaît derrière eux en un grand cercle irisé. Le vent léger souffle dans leurs fourrures. Quelques lucioles ajoutent à la scène une dimension visuelle impressionnante. Je ne peux rester simple spectatrice, alors je monte moi aussi sur ce promontoire, prête à m’engager pour l’expédition à l’Élysée. Je miaule :

— De toute façon, si nous ne prenons pas de risques, comment va-t-on survivre ? Allons-nous rester là, à dormir dans la forêt en mangeant de moins en moins ? Moi je déteste le contact avec l’eau et je déteste attendre passivement, alors je m’engage avec Pythagore !

Un frémissement court dans la petite foule qui nous entoure. Certains nous rejoignent, d’autres se placent près de Nabuchodonosor.

La grande majorité cependant ne s’engage auprès d’aucun des deux et préfère attendre sans rien faire.

— Nous partirons en expédition dans quelques heures, annonce Pythagore, d’ici là je vous conseille à tous de vous reposer. S’il y a des peureux parmi vous, je préfère qu’ils ne viennent pas car je crois qu’il va nous falloir beaucoup de détermination et de combativité.

J’observe Esméralda de biais.

Demain, si la bataille est un peu confuse, j’essayerai de me débarrasser de cette rivale, comme ça le problème sera réglé.

À peine cette idée m’est-elle passée par la tête que je me dis que Pythagore pourrait m’en vouloir après. Il faudrait plutôt que j’accomplisse quelque chose qui suscite son admiration.

Comment l’aider dans son attaque de l’abri présidentiel ?

Je retourne plusieurs fois l’idée dans ma tête et je finis par trouver.

Hannibal.

Si nous pouvions bénéficier du renfort d’un lion, évidemment nous serions beaucoup plus performants.

Je m’éclipse discrètement de cette petite réunion. Et je profite qu’Angelo est toujours endormi dans son arbre pour partir à la recherche de notre sauveur.


Je le retrouve en lisière de forêt, pas loin de là où nous l’avons rencontré la première fois. Il est en pleine digestion. Il sent très fort le fauve. J’hésite à le déranger, mais me rappelant l’urgence de la situation je décide de ronronner tout près de son oreille droite :

— Bonjour, Hannibal. Je souhaiterais dialoguer avec vous. Est-ce possible ?

Je module mon message de différentes manières, et finalement une paupière s’ouvre et le lion pousse un petit grognement d’agacement.

Bon, le dialogue ne va pas être simple. Cependant je ne veux pas renoncer.

— Nous pouvons nous comprendre.

Il se calme enfin puis grogne :

— Pourquoi tu me déranges, chatte ?

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne s’exprime pas en miaulant. Chaque mot m’assourdit mais, au moins, nous communiquons.

— Hannibal, nous avons besoin de vous pour nous aider dans une expédition pour chercher de la nourriture.

— Je n’ai plus faim.

— Oui, mais nous avons faim, nous, les chats.

— Vous n’avez qu’à manger des chiens, il doit en rester encore quelques-uns par là.

— Nous les avons déjà terminés. Il nous faut plus de nourriture et Pythagore a trouvé une réserve d’aliments frais. Dans une caverne sous une maison humaine.

— Eh bien, allez-y.

Je tente le tutoiement.

— Cet endroit est envahi par les rats. Sans toi, nous n’arriverons jamais à les vaincre.

— Dommage.

— Aide-nous, Hannibal, s’il te plaît.

Il dodeline de la tête.

— Ici personne n’aide personne. Chacun agit pour lui-même. Et je ne crois pas qu’avec la crise actuelle les comportements vont changer. Au contraire. Cela risque d’être de pire en pire.

— Parfois, un seul être qui évolue suffit à faire évoluer tous ceux qui vivent autour de lui. Il y a bien, un jour, un poisson qui est sorti de l’eau et qui a rendu possible l’existence de milliers d’espèces terrestres. Nous, entre autres. Maintenant cela semble naturel, un acquis, mais ce fut l’œuvre d’une minorité.

— Quand bien même… Vous aider ? Qu’ai-je à y gagner, petite chatte ?

Je cherche une stratégie : comment convaincre quelqu’un qui n’a pas faim de se donner du mal pour que mangent d’autres que lui ?

Premier levier : la peur.

— Si tu ne nous aides pas à vaincre les rats, un jour ils s’attaqueront à toi, et ils seront si nombreux que tu ne pourras plus en venir à bout.

Hannibal grogne un peu, pas convaincu.

— Je ne crains pas les rats. La seule chose que je redoute ce sont les êtres qui me dérangent quand je veux être tranquille.

Il montre une de ses canines en signe d’exaspération.

Il n’a qu’un geste à faire pour me labourer de ses griffes acérées : je n’aurais pas la moindre chance de survivre.

Nous voyons passer un groupe de chats qui avancent queue dressée.

— Et eux, ils vont où ? questionne le lion.

— C’est Nabuchodonosor et ses partisans qui partent vers l’ouest pour aller pêcher des poissons dans la mer.

— Pourquoi ne viennent-ils pas vous aider à combattre les rats ?

— Ils préfèrent fuir, dis-je. Il y aura toujours ces trois choix : combattre, fuir ou… ne rien faire.

Le lion soupire, puis il me fait signe de le laisser tranquille.

Je suis déçue.

À quoi cela sert d’arriver à instaurer un dialogue si celui-ci ne change rien à la mentalité de la personne avec laquelle vous discutez ?

Au moins j’aurai essayé.

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