26 Diplomatie dans la forêt

Quand j’ouvre les yeux, Pythagore est face à moi. Il m’observe avec attention.

— J’ai réussi ! J’ai trouvé la passerelle et j’ai dialogué avec une humaine. Je lui ai tout raconté.

Il ne semble pas impressionné, et il se lèche la patte.

— Je sais, dit-il. Ils en parlent tous ici.

— Ah, Patricia est venue ?

— En effet.

— Et elle a transmis mes directives ?

— Presque.

— « Presque » ?

— Ta Patricia a peut-être un esprit capable de communiquer avec celui des animaux mais malheureusement elle a un léger handicap pour communiquer avec celui de ses congénères.

Il me guide vers un point d’où je peux apercevoir Patricia. C’est bien elle. Elle porte un vêtement très coloré avec des plumes. Son corps est couvert de bijoux clinquants. Cependant, quand elle ouvre la bouche, aucun son n’en sort.

— Elle est muette, m’explique Pythagore.

— Je ne comprends pas, dis-je. Dans le monde des esprits elle est…

— Elle a développé un talent de communication dans le monde des esprits précisément parce qu’elle ne peut pas communiquer dans celui des humains. On appelle cela « compenser ». Dans leur monde, elle avait une fonction de…

— Chamane.

— Je dirais plutôt « sorcière ». Je suis allé voir sur Internet ce qu’on dit sur elle. De ce que j’ai compris, c’est une sorte de folle New Age qui vit seule dans une maison isolée. Elle est sourde-muette. Les gens viennent la voir pour qu’elle lise leur avenir dans les lignes de leur main. Elle communique avec eux par écrit. Mais on dit aussi qu’elle aurait fait plusieurs séjours dans des centres psychiatriques et aurait déjà eu plusieurs plaintes pour escroquerie déposées contre elle.

— Alors, elle serait folle ?

— En tout cas, il est difficile de la prendre au sérieux.

Moi qui pensais avoir enfin réussi, j’ai communiqué avec une humaine qui ne peut pas communiquer avec ses congénères !

— Et donc c’est un échec ?

Pythagore ne partage pas ma déception.

— Pas vraiment. Patricia connaît le langage des signes. Elle parle avec les mains et une fille le traduit en paroles humaines. Cela va plus vite que l’écriture. Son discours est suffisamment cohérent pour avoir capté l’attention des autres.

— Bon sang, avec tous ces intermédiaires, cela ne va pas être facile de faire passer notre message !

— C’est déjà un miracle que tu aies réussi cette prouesse, reconnaît Pythagore en me faisant un clin d’œil (encore un de ses trucs d’humain).

Il n’a cligné que d’un œil et c’est assez impressionnant. J’essaye de faire pareil mais n’y arrive pas. Je continue d’observer Patricia qui parle avec ses étranges mouvements de mains.

Les jeunes sauvages finissent par se réunir pour discuter en assemblée. Le chef avec son collier de têtes de rat est virulent, il pointe du doigt Nathalie et sa sœur qui répondent sur un ton plus violent encore. Patricia et sa traductrice poursuivent leur dialogue par gestes. Le chef humain me montre du doigt en arborant un rictus hostile.

Finalement, sur un signal, plusieurs humains lèvent la main.

— Qu’est-ce qu’ils font ? je demande à Pythagore.

— Un vote. Pour connaître l’opinion de la majorité sur ce qu’il convient de faire maintenant.

— Et que dit la majorité, alors ?

— Je ne sais pas. Ils semblent encore partagés. J’ai l’impression qu’il y en a autant qui sont prêts à aller sur l’île aux Cygnes que le contraire.

Tout à coup, une cloche résonne. Alerte générale. Pythagore analyse la situation et m’explique que les rats ont fini par être si nombreux qu’ils ont pu se permettre de sacrifier une centaine des leurs pour franchir les fossés remplis de pétrole censés isoler le campement.

Des rats kamikazes !

Passé le premier réflexe de panique, les jeunes humains se reprennent et s’organisent. Ils remettent leurs masques à gaz et leurs combinaisons de protection. Arcs, fusils, grenades, tout est bon pour repousser la colonne des assaillants grouillants, véritable fleuve de fourrure brune.

Le nombre des rats envahisseurs ne semble pas décroître.

Cette attaque sonne le départ précipité de ce refuge qui était le bois de Vincennes. Il est désormais impensable de rester ici.

Un groupe de jeunes humains s’affairent à rassembler des valises et des sacs.

— Tu crois qu’ils ont compris qu’il faut aller sur l’île aux Cygnes ? je demande à mon compagnon d’aventure.

— De toute façon, je ne vois pas où ils pourraient aller sinon.

Plusieurs jeunes humains partent vers une clairière et dégagent des camions, des voitures, des motos et des vélos qui étaient camouflés derrière du feuillage. La plupart de ces véhicules sont en mauvais état et paraissent avoir été customisés avec des pointes ou des lames sur les pare-chocs. Ce doit être des carcasses récupérées sur le périphérique, qu’ils ont réparées et améliorées.


Pythagore et moi sommes installés dans une camionnette avec Nathalie, sa sœur et Patricia. Le chauffeur est très jeune.

Toutes les voitures, les camions, les caravanes progressent en file sur un sentier.

Un pont est rabattu sur le fossé de pétrole et notre procession emprunte ce passage unique.

Nathalie prononce mon nom et celui de Patricia. Je tourne la tête vers elle. Je crois qu’elle a compris ce que j’ai accompli dans le nuage des esprits. Son ton semble admiratif. Alors je prends conscience que j’ai peut-être réalisé quelque chose d’historique.

Mais pour l’instant, il y a des choses plus urgentes à régler : notre camionnette a un problème de moteur et cale. Le jeune chauffeur tente de remettre le contact, en vain. L’engin n’avance pas.

Les rats nous talonnent et l’un d’entre eux réussit à passer par un gros trou dans le plancher. Je saute dessus et le tue. Malheureusement, le trou est tellement gros que je passe à travers ! Et c’est ce moment que choisit la camionnette pour démarrer. Je vois avec effarement le véhicule s’éloigner et un bon millier de rats galoper dans ma direction.

Je cours, poursuivie par cette meute.

Soudain le temps s’arrête et tout se fige autour de moi.

Mon esprit sort de mon crâne et observe la situation.

À nouveau cette Bastet, là en bas, qui est l’enveloppe charnelle de mon esprit, me semble en péril : mon esprit ne ferait-il pas mieux de l’abandonner ?

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