28 Pythagore

Le vent souffle fort mais notre procession avance bien malgré les bourrasques. Le fleuve noir a pris des tonalités grises et les vagues viennent se fracasser sur les berges, nous arrosant parfois au passage.

Nous progressons, bruyants mais suffisamment nombreux et armés pour que nul pour l’instant n’ose tenter de nous stopper.

Sur notre gauche, la tour Eiffel fait tournoyer son faisceau de lumière.

— Au début j’ai pensé que nous aurions dû nous installer là-haut, au sommet de cette tour de métal, dit Pythagore, mais vu notre nombre, cela m’a semblé difficile à mettre en place.

— Et puis si les rats nous attaquent, nous ne pourrons pas sauter d’aussi haut, je lui fais remarquer.

En y réfléchissant, je me dis que j’ai la vie idéale : chaque jour apporte son lot de surprises.

Il est déjà mort celui pour qui demain est un autre hier.

Il est déjà mort celui qui sait le matin ce qui va lui arriver l’après-midi.

Il est déjà mort celui qui n’aspire qu’à l’immobilisme et à la sécurité.

J’ai fait le choix d’exposer mon corps aux épreuves, mais c’est mon esprit qui s’améliore. Façonné par l’inattendu et les déconvenues, il se connaît mieux, il sait ce qu’il veut et ce qu’il peut, il est cohérent et je sais le diriger comme une prolongation de mon corps.

Pythagore avait raison, mon âme a dû choisir cette vie pour faire des expériences : les épreuves servent à m’instruire et à m’élever.

Ma vie n’a pas besoin d’être facile ni parfaite pour être merveilleuse. C’est juste ma manière de la percevoir qui lui donne du sens.

Je ne me sens en compétition avec personne.

J’ai ma propre trajectoire unique et inimitable.

Je…

Zut, je deviens une chatte philosophe. C’est la mauvaise influence de Pythagore. Il faudrait peut-être que je commence par résoudre les problèmes immédiats avant de me poser trop de questions existentielles.

J’observe mieux le décor.

Quelques rats pointent parfois le museau, nous surveillent, mais ils n’osent pas approcher. Pour l’instant.

Il va falloir faire vite.

Enfin Pythagore nous signale que l’île aux Cygnes est en vue. Du peu que j’en distingue, c’est une langue de verdure au milieu du fleuve. Nous rejoignons le pont de Bir-Hakeim d’où part un escalier qui descend jusqu’à l’île proprement dite. Les jeunes humains forment alors une chaîne pour vider les véhicules et transporter les caisses de nourriture, les outils et les armes.

Esméralda s’étend sous un banc. À peine s’est-elle couchée qu’Angelo vient la téter. Celui-là, il n’arrête pas de manger ! Mais je n’ai plus le sentiment qu’elle me vole mon fils. Après tout, est-ce parce qu’on a accouché d’un être qu’il vous appartient ? Au vu de mes aventures récentes, je crois que le sentiment qui génère tous les conflits est l’envie de posséder. Posséder son conjoint, posséder le territoire, posséder nos serviteurs humains, posséder la nourriture, posséder ses propres enfants. Personne n’appartient à personne. Les êtres ne sont pas des objets. Après tout, si Angelo a envie d’avoir deux mères, c’est son choix. En plus cela m’arrange, cela me permet d’avoir des instants à moi sans être tout le temps sollicitée pour fournir du lait. Je vois dans l’abandon de l’envie de posséder un premier intérêt : un peu de répit pour mes tétons.

Je pars visiter l’île aux Cygnes.

À sa pointe orientale se trouve la statue d’un homme brandissant une épée sur un cheval au galop.

— Cette statue s’appelle La France renaissante, commente Pythagore, me rejoignant.

— Il y a déjà eu des guerres, précisément ici, sur cette île aux Cygnes ? je demande.

— Non, c’est une île artificielle qui a été créée en 1820. Elle est bien trop étroite pour avoir jamais fait l’objet de la moindre convoitise. Neuf cents mètres de long, sur onze mètres de large. Jamais personne n’y a habité. Elle sert de soutien aux trois ponts qui la traversent.

Nous trottons sur la longue allée qui traverse l’île de part en part. À la pointe occidentale se trouve une autre statue encore plus majestueuse.

— C’est une copie réduite de la statue de la Liberté qui se trouve à New York, m’informe Pythagore. Mais si la vraie fait quarante-six mètres de haut, celle-ci n’en fait que onze.

— Cela représente quoi ?

— C’est une femme géante. Dans sa main droite elle porte le flambeau de la liberté qui éclaire le monde, et dans sa main gauche les tables de la Loi qui servent de règles aux comportements en groupe.

— C’est une déesse ?

— Non, toutes les statues ne sont pas forcément des déesses. Celle-ci est une simple femelle censée symboliser l’humanité libre.

Notre île a donc un côté mâle et un côté femelle.

Tout autour de nous les jeunes humains s’affairent à installer le campement. Nathalie est nerveuse. Elle commence à s’activer sur le clavier de son smartphone (heureusement équipé d’un système de batterie solaire). Pythagore ferme les yeux et je comprends qu’il plonge dans son Internet.

— Elle fait l’inventaire des réserves de matériel sur les chantiers avoisinants, chuchote-t-il.

— Quel genre de matériel ?

— Parpaings, ciment, camions-citernes, pelles, râteaux, et surtout… explosifs.

Puis ma servante range son smartphone, appelle quelques jeunes individus et leur parle un moment, avant qu’ils ne détalent pour aller accomplir leur mission, qui consiste probablement à récupérer ce matériel dans les environs.

Tout a l’air de se mettre en place.

Pourvu que Patricia ait pu transmettre à ses congénères mon message et mes indications. Je vois justement la chamane assise dans un coin. Elle mange, l’air préoccupée. En fait, elle n’arrête pas d’ingurgiter des aliments et j’ai l’impression qu’elle apaise son corps en le remplissant.

Pendant ce temps les jeunes humains commencent à édifier des murets de protection avec des caisses. Le vent continue de souffler fort et les vagues du fleuve sombre viennent s’écraser sur la berge. Pythagore guette les quais pour tenter d’y percevoir d’éventuels assaillants. Je perçois son inquiétude.

— Raconte-moi la suite de l’histoire des hommes et des chats, dis-je.

— Désolé, je n’en ai plus envie. Maintenant c’est toi qui vas me raconter tes histoires. Comment es-tu arrivée à émettre vers cette Patricia ?

— En fait, j’ai toujours pensé que tous les êtres vivants équipés d’un système nerveux avaient un esprit et que cet esprit pouvait s’affranchir de son enveloppe corporelle. J’ai toujours eu l’intuition que notre esprit était comme de l’air, ou plutôt comme un nuage, ou même encore mieux : un nuage capable de tout traverser et de s’étendre à l’infini.

— D’où t’est venu ce concept ?

— D’un rêve. Un rêve où je voyais mon esprit précisément comme une vapeur qui grandissait hors de mon crâne et devenait de plus en plus large. Une fois cette vapeur au-dessus de moi, je me suis vue de haut. Je voyais ce chat en bas, et qui était censé être moi, mais j’étais davantage. Mon esprit était bien plus grand que mon enveloppe charnelle.

Pythagore m’observe différemment.

— C’est étrange ce que tu racontes, car l’une des expériences accomplies par Sophie sur des animaux conforte ce que tu dis. Elle me l’a racontée, puis elle me l’a montrée. Cette expérience a été effectuée sur un animal particulier, pas un chat mais un ver. Le ver planaire. Il a une tête, des yeux, une bouche, un cerveau et un système nerveux. Sophie en avait pris plusieurs et les avait disposés dans des labyrinthes où se trouvaient par endroits des récompenses, à savoir de la nourriture, et par endroits des punitions, des décharges électriques. Ils rencontraient la nourriture ou les décharges selon leurs pérégrinations dans le labyrinthe.

— Comme un parcours de vie ?

— Exactement. Elle les a laissés un long moment puis elle les a récupérés et… elle leur a coupé la tête. Le ver planaire a une particularité, c’est que sa chair repousse.

— Même la tête ?

— Oui, même la tête. Les vers ont été décapités puis au bout d’un moment leur tête s’est reconstituée. Sophie a alors replacé dans les labyrinthes ces vers avec leur nouvelle tête, donc leur nouveau cerveau. Ils allaient directement là où il y avait de la nourriture et évitaient systématiquement les endroits où ils allaient recevoir des décharges électriques.

Je n’ose en croire mes oreilles.

— Cela confirme mon hypothèse : l’esprit n’est pas qu’à l’intérieur du crâne, je murmure.

Pythagore me fixe de son regard profond.

— Quand j’explore Internet, j’ai aussi cette impression que je suis un esprit circulant dans un monde immatériel infini. C’est en partie pour cela que j’y prends autant de plaisir.

— Toi, tu as Internet pour sortir de ton corps, moi j’ai les rêves. Où il n’y a plus la barrière des espèces, juste des esprits qui rencontrent d’autres esprits.

Pythagore me fixe toujours de ses immenses yeux bleus qui ressortent au milieu de son pelage gris et noir. Je crois qu’à cet instant je l’impressionne autant qu’il m’a impressionnée avec ses récits sur l’histoire.

— Et qu’as-tu vu dans ton « monde des rêves où tous les esprits sont égaux et peuvent communiquer » ?

— J’ai entrevu l’esprit de Nathalie, mais il était fermé. Je crois que je ne pourrai jamais communiquer avec elle.

— Même si tu avais pu lui parler, elle n’aurait pu communiquer, reconnaît-il. Pour elle tu n’es qu’une sorte de peluche qui miaule.

Il a raison.

— Je pensais qu’elle m’avait choisie parce qu’elle avait pressenti qui j’étais vraiment. Et le fait qu’elle m’ait nommée Bastet et que tu m’aies expliqué la signification de ce nom ne faisait que m’encourager dans cette voie.

— Mais tu as trouvé la bonne passerelle — ta « Chamane-Sorcière ».

— Patricia est mon alter ego dans le monde des humains. Elle aussi a intégré que nous ne sommes pas que des esprits enfermés dans un support de chair. Elle aussi a souhaité communiquer avec les animaux, avec les plantes, elle aussi est une pionnière.

Et alors que je dis cela, une idée étrange me traverse l’esprit : est-ce qu’en réalité je ne communique pas mieux avec Patricia d’esprit à esprit en rêve qu’avec Pythagore avec lequel je parle la même langue ?

Cela serait le paradoxe suprême : mieux communiquer sans la parole, même avec des êtres d’une espèce différente !

Pythagore s’approche de moi et me frotte le cou avec son museau. Je crois qu’il a perçu ma pensée et qu’il cherche un autre moyen de se relier à moi, par le contact de notre fourrure.

Nous nous éloignons du groupe.

Pythagore me fait signe de le suivre vers la haute statue de la Liberté. Je monte avec lui sur l’arbre voisin et, de là, nous utilisons la branche la plus proche pour sauter sur le socle de pierre et nous nous retrouvons au pied de la femme de bronze. L’imitation des plis de tissu de sa toge donne prise à nos griffes et nous permet de rejoindre le sommet de sa tête.

Nous nous y installons et observons les alentours.

– Ça, c’est la Maison de la radio, c’est de là que les humains envoient des ondes de communication, télévision, radio.

— Internet ?

— Probablement. Je n’en suis pas sûr. En tout cas, ici je capte bien.

J’inspire l’air profondément.

— Regarde là-haut.

— Les étoiles ?

— Et les planètes. J’ai eu une fois cette idée que… nous, les chats, ne sommes pas originaires de la Terre. Ailleurs, j’ignore où, il y a peut-être une autre planète où sont apparus nos ancêtres. Ils auraient lancé une fusée avec des astronautes chats qui ont atterri ici, il y a très longtemps.

— En fusée comme Félicette ? Pourquoi serions-nous venus ici précisément ?

— Nous sommes peut-être venus pour coloniser cette planète encore primitive habitée par des êtres grossiers au niveau de conscience balbutiant.

— Alors pourquoi avons-nous oublié d’où nous venons ?

— Parce que nous avons développé les outils de l’esprit mais pas ceux de la mémoire. Nous ne savons ni écrire ni lire, du coup nous n’avons pas de moyens solides pour fixer les informations. Nous n’avons pas de mémoire sur le long terme. Peut-être que les premiers pionniers ont narré notre histoire à leurs enfants, qui l’ont eux-mêmes répétée aux leurs. À force d’être racontée, elle a dû être un peu déformée et sans doute remise en question, avant de devenir un simple conte, une légende. Puis oubliée par tous. Comme tout ce qui n’est pas noté sur un support immuable.

L’idée m’intrigue et les mouvements de l’extrémité de ma queue trahissent mon excitation.

— L’histoire n’a pas dû totalement se perdre puisque Bastet et les dieux et déesses à tête ou corps de chat d’Inde, de Chine, et de Scandinavie ont été vénérés.

— Certains humains se souvenaient mieux que nous de la réalité de nos origines. Parce que l’écriture et les livres donnent aux humains le moyen de garder une trace concrète de tout ce qui est arrivé dans le passé. C’est leur grand avantage et c’est notre grande lacune. La mémoire écrite est la clef de l’immortalité des civilisations. Sans livres, toutes les vérités peuvent être remises en cause, tout ce qui a été accompli est progressivement oublié.

Je me lèche. Pythagore remue les oreilles.

— J’essaye d’imaginer une planète avec des chats qui posséderaient une technologie très avancée. Ils auraient peut-être des véhicules plus petits et plus rapides conduits par des chats. Des avions qui voleraient encore plus haut.

— En forme d’oiseau souple aussi, je me permets de préciser.

— J’imagine ces chats avec des vêtements.

— En cuir de rat ?

— Peut-être même des chats bipèdes.

À chaque fois qu’il ajoute une idée, j’ai envie de la compléter.

— Des chats en train de manger du foie gras de… souris, propose-t-il.

— C’est quoi du foie gras ?

— Un mets très prisé par les humains, comme le caviar.

— Je veux goûter à ton foie gras de souris.

Il continue à réfléchir, les yeux fixés vers les étoiles. Le vent nous rabat les moustaches sur les joues.

— Des chats qui auraient… des petits humains comme animaux de compagnie ? je propose pour surenchérir.

— Non, les humains il n’y en a que sur Terre.

— En es-tu sûr, Pythagore ? Moi je vois bien de grands chats en tenue de ville caresser des petits humains nus frétillants de joie. Je vois ces chats leur préparer leurs croquettes, nettoyer leur litière.

Pythagore et moi entrons dans une surenchère d’hypothèses sur une éventuelle civilisation de chats, mais je crains que notre imagination ne soit limitée par ce que nous avons déjà observé chez nos serviteurs humains. Puis nous finissons par nous endormir, blottis l’un contre l’autre.


Je dors.

Je rêve.

Mon esprit quitte mon corps et, fin nuage de pensée chat, il rejoint le grand nuage de la pensée de tous les êtres vivants conscients.

À nouveau je distingue des visages humains endormis, les yeux fermés, et je retrouve le visage de Patricia, les paupières ouvertes, l’esprit réceptif comme la fois précédente.

— Bonjour, Bastet.

— Je ne savais pas, Patricia, que tu étais…

— Avant, j’étais professeur d’histoire à l’université. Je me trouvais un peu grosse, alors j’ai pris un médicament pour maigrir. Mais ce médicament a eu des effets secondaires néfastes. Au début j’avais des migraines, puis ça a été les vertiges et des difficultés à m’exprimer. Quand j’ai fait le lien avec le médicament, il était trop tard. J’ai intenté un procès à la firme pharmaceutique, que j’ai gagné : le médicament a été interdit mais le mal était fait. À chaque jour qui passait, je perdais un peu plus l’émission et la réception. La capacité de parler et d’entendre. Je me suis retrouvée progressivement enfermée dans ma tête, seule avec moi-même. C’est une sensation étrange. Dépourvue de deux de mes sens principaux, j’en ai développé deux autres pour compenser, m’échapper et rester en contact avec le monde extérieur. On dit qu’être aveugle est le pire des handicaps, mais pour moi c’est la surdité. Quand on est sourd on ne perçoit plus le volume de l’espace où l’on se trouve car les oreilles permettent aussi de donner cette information, le savais-tu ?

— C’est parce que tu étais « enfermée dans ta tête » que tu es devenue chamane ?

— C’est parce que j’étais enfermée, comme tu dis, que j’ai cherché une porte de sortie et puis… il n’y a pas beaucoup de métiers « normaux » pour les sourds-muets. Mon esprit a cherché un moyen de subsister. Dans la vie, je crois que tout s’équilibre, tout handicap est contrebalancé par l’émergence d’un talent particulier.

— En tout cas, bravo ! Tu as réussi à transmettre mon message aux autres, dis-je. Félicitations.

— Bravo à toi, Bastet. C’est grâce à ton plan que nous sommes ici.

— Pour tout t’avouer ce n’est pas mon plan, c’est celui de mon compagnon, Pythagore. C’est lui qui sait tout, c’est lui qui organise tout, c’est lui qui a trouvé l’île aux Cygnes. C’est lui qui a le Troisième Œil. Je ne suis que sa… disciple.

— Pythagore ? Sais-tu que ce nom est celui d’un humain très célèbre de l’Antiquité grecque ? Il était très intelligent et très sage. Quand j’étais professeur, je m’étais spécialisée dans cette période de l’histoire et je me suis passionnée pour le personnage qui porte le même nom que ton ami. À mon avis c’est l’humain le plus prodigieux que la terre ait jamais porté.

Décidément, Patricia est surprenante.

— Veux-tu connaître sa vie de manière plus précise ?

— Bien sûr.

— Sa mère pensait être stérile, elle est donc allée consulter la Pythie de Delphes et cette dernière lui a prédit la naissance d’un enfant qui aurait toutes les qualités. Alors elle l’a nommé « Pythagore », ce qui signifie « annoncé par la pythie ». Il est né en 570 avant Jésus-Christ sur l’île grecque de Samos et ses parents étaient bijoutiers.

« Tout jeune, déjà, Pythagore était très beau, très sportif. Et à dix-sept ans il était non seulement un virtuose de la harpe et de la flûte, mais il remporta toutes les compétitions de pugilat, la boxe de l’époque, aux Jeux olympiques. Un jour son père lui demanda de se rendre en Égypte pour livrer aux prêtres du temple de Memphis les bagues ciselées que ces derniers avaient commandées.

— Des prêtres égyptiens qui vénéraient Bastet ?

— Probablement. Toujours est-il qu’il profita de son séjour à Memphis pour s’initier aux mystères de la religion égyptienne.

— Il a dû avoir un chat.

— Alors qu’il recevait l’enseignement des prêtres égyptiens, le pays fut attaqué par l’armée perse du roi…

— Cambyse II ?

— Tu connais déjà cette histoire ?

— Cela fait partie de la culture générale de tout chat…

— Le jeune Pythagore assista impuissant au saccage des temples, au supplice public de l’ancien pharaon, et à la mise à mort des prêtres et des aristocrates.

— Et de leurs chats ?

— En effet, les chats furent aussi massacrés. Pythagore n’eut que le temps de fuir en Judée, l’actuel Israël. Là, il fut accueilli par des prêtres hébreux et initié à la religion juive.

— C’était un grand voyageur.

— Oui, ce qui était assez rare à l’époque, car les voyages étaient très dangereux. Mais la Judée fut à son tour envahie par les guerriers du royaume de Babylone, l’actuel Irak, qui le firent prisonnier et le ramenèrent chez eux comme esclave.

— Il n’avait pas de chance.

— Si, parce que dans sa geôle il rencontra des prêtres du culte d’Orphée, capturés en Thrace, et des prêtres chaldéens. Il fut donc initié à ces religions puis, grâce à l’aide des prêtres, il arriva à s’évader et partit vers l’est, vers l’Inde.

— C’était loin ?

— Très loin. Là, il compléta à nouveau son initiation par l’hindouisme. Une fois formé, il rentra à Delphes où il eut une histoire d’amour avec la nouvelle Pythie et reçut l’enseignement des prêtresses du temple. Puis il fit étape sur son île natale de Samos, mais comme la Grèce était sous la coupe d’un tyran, il préféra continuer sa route vers l’ouest et s’installa à Crotone, dans le sud de l’Italie. Il convainquit les habitants de cette ville de le laisser créer une école. En échange, il proposa de se charger de la gestion politique et économique de la ville. Dans cette école on enseignait aussi bien le sport que la médecine, la géométrie que la poésie, l’astronomie que la géographie, la politique que la musique, et même le végétarisme.

— Je sais que c’est lui qui a inventé les mots « philosophie » et « mathématiques ».

— En effet. Tu as bien retenu ta leçon.

Je laisse Patricia, complètement habitée par la vie de ce personnage, reprendre son récit.

— La sélection des nouveaux élèves était très stricte. Elle ne se faisait que sur l’intelligence et la bravoure. Chaque nouvel élève devait tout abandonner pour entrer dans cet institut. L’école pythagoricienne fut pourtant la première à admettre en son sein des femmes, des étrangers et des esclaves. Ce qui, à l’époque, était inconcevable.

— Combien y avait-il d’élèves ?

— Entre deux et trois cents, pas plus. En dehors des cours, il y avait aussi des ateliers de recherche et d’analyses. Pythagore a passé sa vie à tenter d’établir une passerelle entre la spiritualité et la science. C’est dans les nombres qu’il lui a semblé trouver une voie. La première année, ses élèves apprenaient le pouvoir du chiffre 1 avec l’unité de l’Univers. La deuxième année, ils étaient initiés aux mystères du chiffre 2 avec la dualité homme/femme, jour/nuit, chaud/froid. La troisième année, Pythagore enseignait le pouvoir du chiffre 3. Avec le triptyque : corps-intelligence-esprit. La quatrième année, le pouvoir du chiffre 4 avec les quatre éléments : air, eau, terre, feu.

C’est étrange, tout résonne comme une évidence dans mon esprit. J’ai l’impression que je savais déjà cela depuis longtemps.

— Pythagore considérait qu’il y a deux manières de voir l’Univers : la simple matière qu’on peut toucher et les nombres. Il pensait que la matière est le résultat d’infimes particules dans le vide reliées par les lois mathématiques.

Bon sang. Voilà qui corrobore ce que j’ai toujours pressenti.

— Il découvrit des règles fondamentales qui régissent les mesures, comme le théorème de Pythagore, qui plus tard servira de règle de mesure à tous les architectes, mais aussi le nombre d’or, qui régit l’harmonie des formes. Sa devise était : « Tout est nombre. » Enfin, il établit la première gamme musicale, par le biais d’une corde sur une tablette graduée.

— Un seul humain aurait accompli autant de découvertes dans autant de domaines ?

— En 450, un noble de la ville de Crotone, Cylon, déçu d’avoir échoué aux examens d’entrée de l’école pythagoricienne, convainquit la population de se soulever contre cet établissement. Il accusa les pythagoriciens d’être élitistes et de ne pas diffuser leur savoir à tout le monde. Il prétendit qu’un trésor se trouvait caché à l’intérieur. Les habitants attaquèrent l’école, l’incendièrent, tuèrent les élèves et les professeurs qui tentaient en vain de défendre leur maître.

— L’action d’un seul homme jaloux a suffi à faire s’effondrer tout son système ?

— Pythagore fut assassiné. Il avait quatre-vingt-cinq ans. Tous ses écrits furent brûlés mais sa pensée a continué à vivre à travers ses disciples qui, eux, de mémoire, ont témoigné de ses découvertes et de son enseignement. Parmi les plus célèbres héritiers de la philosophie de Pythagore, on trouve les Grecs Socrate et Platon, ou encore l’architecte romain Vitruve.

— Tu crois que mon Pythagore chat pourrait être la réincarnation du Pythagore humain ?

— Ta question est d’autant plus troublante que Pythagore (peut-être du fait de son séjour en Inde) croyait à la réincarnation et qu’il prétendait avoir la mémoire de toutes ses vies passées, qu’elles soient humaines ou animales. En outre, il possédait plusieurs chats qu’il adorait.

Mon Pythagore prétend en tout cas avoir lui-même choisi son nom.

— J’ai un jour songé que ma passion pour ce philosophe grec pouvait être due au fait que je serais la réincarnation d’un de ses élèves tués avec lui dans l’incendie de l’école. Ce combat entre les barbares non éduqués et les hommes instruits est sans âge.

— Pythagore, mon compagnon chat, pense la même chose. Il prétend que ceux qui ne comprennent pas veulent toujours, par jalousie, tuer ceux qui comprennent.

— Je pense qu’il faut instruire tout le monde, mais pour parvenir à cela, il faut déjà dans un premier temps préparer les esprits. S’ils ne sont pas prêts, ils comprennent tout de travers, utilisent les outils pour détruire au lieu de construire, transforment les informations réelles en mensonges afin de mieux asservir leurs contemporains. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », déclarait Rabelais, un grand humaniste français de la Renaissance.

J’ai l’impression que ce que nous vivons actuellement sur l’île aux Cygnes entre en résonance avec beaucoup de crises du passé. Je comprends que ce combat auquel je participe n’est pas qu’une guerre de territoire ou de subsistance. C’est la guerre de la civilisation contre la barbarie. Il y eut le combat de Cambyse II contre les prêtres de Bastet, celui de Cylon contre les élèves de Pythagore, les terroristes fanatiques contre les écoles laïques. Et maintenant les rats.

— Je redoute la prochaine bataille, dis-je.

— Moi aussi. Si notre civilisation s’effondre, il faudra attendre longtemps avant qu’elle puisse se reconstruire.

— J’ai encore une requête un peu particulière à te soumettre, Patricia. Au moment de la bataille, pourrais-tu demander aux jeunes humains de diffuser un morceau de musique particulier ?

Puis nous décidons de réintégrer nos corps respectifs pour nous préparer à nous réveiller dans le monde de la matière.

Le nuage argenté de mon esprit retrouve sa forme de sphère et revient se lover dans l’étroit habitacle de mon crâne.

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