25 Rencontre dans un nuage

Je rêve.

Je vois encore la fin de l’humanité et le règne sans partage des rats.

Ils sont de plus en plus gros, de plus en plus nombreux, de plus en plus féroces.

Une forme arrive vers moi, c’est Cambyse, le roi des rats, porté par six de ses petits congénères.

Il trône dans un fauteuil comme un humain et arbore un collier de minuscules têtes de chat autour du cou. Tout en se nettoyant les dents avec ses griffes, il me dit : « Moi aussi je suis pour la communication inter-espèces. »

Puis, dans un rictus, il précise : « Je suis prêt à communiquer avec toi, Bastet. Ma première question est la suivante : préfères-tu être mangée tout de suite ou un peu plus tard ? »

Et il éclate d’un rire assez similaire à celui des humains.


Je me réveille en sursaut, me frotte les yeux et me force à me rendormir pour rêver d’autre chose.

Dans mon second rêve, Pythagore me parle : « Si j’ai réussi à réceptionner la pensée humaine c’est parce que j’ai trouvé la bonne émettrice, en l’occurrence Sophie. Il n’y a pas de ponts, mais il existe probablement une passerelle quelque part. Il suffit de trouver celle ou celui parmi les humains qui sera capable de t’écouter. Trouve la bonne personne et cela fonctionnera, Bastet. Tu peux y arriver maintenant que tu sais quoi chercher. »

Je rouvre les yeux. Pythagore dort seul un peu plus loin, mais je suis persuadée que son esprit m’a envoyé cette pensée. Cette fois-ci, j’ai un objectif clair, trouver en rêve l’esprit humain capable de dialoguer avec moi dans cet espace-temps qui échappe aux lois du monde normal.

Je me concentre, ferme les yeux, et dans ce troisième rêve guide mon esprit, petit nuage léger sans limite, pour qu’au lieu de s’élargir il se tasse, décolle de mon crâne et s’envole haut dans le ciel. Il monte au-dessus de la forêt. Il rejoint un vaste nuage d’où il peut distinguer tous les visages des esprits humains.

Je vois celui de Nathalie, mais il a les yeux fermés, comme beaucoup d’autres.

Me voici donc évoluant avec mon esprit sur ces visages humains endormis. Les nez et les lèvres forment des protubérances. Les paupières closes semblent des touffes d’herbes. Soudain un reflet attire mon attention. Ce qui ressemble à des fruits lisses et roses émerge au milieu de longs cils soulignant des paupières qui se mettent à battre.

Les lèvres qui sont placées juste en dessous s’étirent dans un sourire, puis s’ouvrent pour prononcer :

— Bonjour, « esprit chat ».

Je m’approche et réponds instinctivement :

— Bonjour, « esprit humain ».

Pythagore avait raison. La communication avec un esprit humain est possible, il suffit juste de trouver le bon récepteur ! Comment disait-il, déjà ? « Il y a forcément une passerelle quelque part. » Je n’aurais jamais cru pouvoir la trouver par le truchement du monde des rêves.

— Nous pouvons vraiment dialoguer ?

— Bien sûr. Ici nous échappons aux limites physiques du monde de l’éveil. Tu le sais forcément, sinon tu ne serais pas là et tu ne me parlerais pas.

— C’est la première fois que cela m’arrive.

— Pas moi. Je sais parler aux esprits de tous les animaux et aux esprits de toutes les plantes. Dès que j’ai compris que c’était possible, j’ai commencé à l’expérimenter, maintenant je le pratique presque tous les soirs. Si c’est la première fois pour toi, bienvenue dans cette expérience. Tu vas voir, c’est passionnant.

À mieux l’examiner, je remarque que son visage est celui d’une vieille femme, un peu similaire à Sophie, mais plus rond et avec les cheveux courts.

— Comment t’appelles-tu ? demande-t-elle.

— Bastet.

— Très élégant. Cela doit être en référence à la déesse égyptienne.

— Et toi ?

— Je me nomme Patricia.

— Tu n’as pas l’air surprise de me parler, Patricia.

— Je suis une chamane humaine et toi, Bastet, à ta manière, tu es une chamane chatte. Nous sommes des ambassadrices de nos espèces respectives. Nous savons toi et moi voyager hors de nos corps. Nous avons ce talent qui nous rend différentes.

— J’ignorais que cela pouvait être aussi simple.

— Je pense que les chamanes chats existent depuis longtemps, mais contrairement aux humains vous n’en gardez pas la mémoire. Chez nous, quand quelqu’un a des pouvoirs, on raconte son histoire oralement, ou dans des livres, des films… Mais chez vous cela s’oublie car vous n’avez pas de support pour la mémoire. Quand tu mourras, Bastet, la prochaine chatte chamane croira elle aussi qu’elle est unique et qu’elle est la première.

Bon sang, elle a raison.

J’ai depuis ma naissance ce talent particulier, et à ce jour je ne fais que découvrir comment je peux l’utiliser. Mon esprit sait instinctivement communiquer avec tout, mais pas dans le monde normal, il doit rejoindre des univers parallèles comme celui des rêves.

— Patricia, j’aimerais échanger avec toi beaucoup d’autres informations, mais il y a une urgence.

— Je t’écoute, Bastet.

— Où se trouve ton corps physique ?

— Depuis l’alerte à la peste, je vis calfeutrée dans un appartement et je survis grâce aux réserves alimentaires que j’ai pu stocker. Je peux tenir encore quelques jours. Et toi ?

— Je suis dans un campement au bois de Vincennes. Il faudrait que tu me rejoignes et que tu interviennes pour transmettre aux hommes des informations que seuls nous, les chats, possédons.

— Je t’écoute.

— Nous avons créé une armée qui a déjà vaincu les rats dans une bataille sur les Champs-Élysées. Nous avons découvert un trésor, une grande réserve de nourriture dans l’abri antiatomique du palais présidentiel. Maintenant nous voulons bâtir un sanctuaire pour les humains et les chats sur l’île aux Cygnes. Un endroit où les rats ne pourront pas nous déranger et où vous serez sûrs de ne pas risquer d’attraper la peste.

— Attends, attends, raconte-moi tout dans le détail et explique-moi ce que tu attends exactement de mon intervention.

Alors je lui narre mes aventures récentes. Patricia est très intéressée. Notre dialogue est naturel, instinctif, d’esprit ouvert à esprit ouvert. Ce que j’ai toujours espéré échanger avec Nathalie dans la vie réelle, je l’obtiens avec cette chamane en rêve.

Une fois mon récit terminé, je lui demande :

— Tu as déjà eu un chat ?

— Non, quand j’étais petite j’avais un chien que j’adorais, répond-elle.

— Jamais de chats ?

— J’ai toujours trouvé qu’ils étaient trop… hautains.

— Nous, « hautains » ? Au regard de la soumission des chiens on doit vous sembler plus indépendants, et cela vous frustre.

— Désolée, je n’ai jamais compris pourquoi les chats n’étaient pas plus aimables envers les humains.

— « Aimables » ? Imagine que des êtres censés te servir te séquestrent dans un appartement. Imagine que ces mêmes êtres censés t’obéir s’autorisent à te castrer, seulement pour ne pas être dérangés par tes odeurs ou tes cris. Imagine qu’ensuite on t’empêche d’exprimer tout ce qui est ta nature profonde. Quand tu as la bonté d’offrir une souris morte tu n’es même pas remercié. Imagine qu’on te nourrisse avec des croquettes dont tu ignores la composition.

— Ce sont des déchets broyés et mélangés. Des os de vache, des yeux de porc, des cartilages de mouton, du soja, de la farine et même parfois un peu de sciure, reconnaît-elle.

— En plus ! Imagine, Patricia, qu’après t’avoir privé du plaisir de manger de la vraie nourriture et d’avoir une sexualité, on t’impose un maître, un nom, une place. Et vous nous trouvez « hautains » ! Moi je trouve que nous ne sommes pas tellement rancuniers envers ces êtres censés nous servir.

— Qu’est-ce qui vous dit que les humains sont censés vous servir ?

— Eh bien ce sont nos… serviteurs.

— Non.

— Pardon ?

— La plupart des humains se considèrent eux-mêmes comme vos maîtres et vos maîtresses.

Ai-je bien entendu ?

— Mais ils…

— Je pense qu’aucune espèce animale n’a d’ordre à donner à une autre espèce. La terre appartient de manière équitable à toutes les formes de vie, animale ou végétale, qui la recouvrent. Et aucune espèce n’a objectivement le droit de se déclarer « au-dessus des autres ». Ni les humains ni les chats.

— Reconnais quand même, Patricia, que les humains sont moins subtils que les chats. Ils perçoivent si peu de choses. Ils ont tous leurs sens atrophiés. Ils n’y voient pas la nuit.

— C’est vrai. Ils ne perçoivent qu’un spectre réduit de couleurs. Ils n’entendent pas les ultrasons. Ils n’arrivent pas à détecter les champs magnétiques ou les déplacements d’énergie.

— Voilà. C’est exactement ça.

— Cela ne veut pas dire que nous sommes inférieurs, cela signifie juste que nous sommes différents. En fait, dans mon esprit, toutes les espèces animales sont complémentaires, d’où mon émerveillement permanent devant l’extraordinaire biodiversité de cette planète. Ces milliers d’espèces différentes d’insectes, de mammifères, d’oiseaux, de poissons, de plantes sont pour moi ce qui est le plus important à préserver.

— Si nous ne réagissons pas ensemble, humains et chats, la biodiversité va se réduire. Les rats vont détruire les espèces qui pourraient leur sembler concurrentes. Alors s’il te plaît, maintenant que nous avons réussi à communiquer, toi et moi, Patricia, explique la situation actuelle à tes congénères afin que nous réussissions ensemble à sauver ce qui peut être sauvé.

Patricia accepte et me promet d’agir dès son réveil.

Je poursuis le reste de ma nuit avec le délicieux sentiment du devoir accompli.

Enfin.

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