8 Drogue lumineuse

Nathalie ronfle la bouche ouverte, les cheveux ébouriffés, les paupières légèrement frémissantes.

Je me mets à ronronner près de ses oreilles.

Dors, servante humaine, pendant que ton monde est en train de s’effondrer sous le coup du terrorisme et de la guerre. Ne t’inquiète pas, Pythagore et moi, nous sommes là, instruits et prêts à agir.

Alors que l’aube se lève, je décide d’entamer moi-même un petit somme afin de réunir mes idées et mes forces. Je m’installe dans mon panier et plonge lentement dans le sommeil en pensant à Pythagore. Je n’arrive pas à croire qu’il suffit d’avoir un trou dans la tête pour comprendre les hommes.

Non, il y a forcément autre chose. Il a parlé d’un secret. Je veux le découvrir.

Pythagore connaît les noms et les usages des objets humains, les noms des animaux, la signification du comportement des hommes. Moi je ne connais que le nom des personnes qui m’entourent, à force de les entendre répétés.

Je finis par m’endormir complètement.

Dans mon rêve je vois des poissons comme Poséidon sortir de l’eau pour ramper sur le sol dur. Je les touche avec ma patte. Puis je vois ces poissons se transformer en lézards. Je les attrape et je leur coupe la queue, mais celle-ci repousse. Ensuite je vois les lézards grandir pour devenir géants. Je m’enfuis. Puis une étoile filante vient frapper la Terre. Le ciel devient noir et tous les grands lézards meurent. Apparaissent alors, sortant des herbes, des petits et des grands humains et des petits et des grands chats. Les grands humains sont évacués par les petits humains. Les grands chats sont repoussés par les petits chats. Les petits humains nourrissent les petits chats qui les aident en tuant des souris qu’ils offrent aux humains, et ceux-ci les remercient en retour en s’endormant dans des trous sous terre à leur côté.

Puis dans mon rêve apparaît Pythagore poursuivi par un chien, je le sauve et nous faisons l’amour.

Pythagore me mord le cou.


Je suis réveillée par la sonnerie de la porte d’entrée.

Je bâille, m’étire, me sens parfaitement bien.

C’est encore Thomas, le mâle de ma servante. Celui-là je ne l’aime décidément pas. Ils parlent dans leur langage d’humains, puis vont dans la cuisine pour manger des aliments marron qui sentent la viande chaude accompagnés de rubans blancs et mous qui ne sentent rien. Ensuite, ils plongent leurs cuillères dans des pots de crème jaune qu’ils mangent goulûment. Ma servante pense à me nourrir, ainsi que Félix, mais je sens qu’elle vibre différemment du fait de la présence de son mâle. Pour ma part, j’attends la nuit pour retrouver le mien.

Je décide de tourner autour de leurs jambes pour me frotter contre eux et les imprégner de mon odeur. Comme ils continuent de manger sans me prêter attention, je sors mes griffes et racle le bois de la chaise. Thomas consent enfin à s’intéresser à moi. Il prononce mon nom et sort de la poche de sa veste un tube argenté. Il répète mon nom puis soudain fait jaillir de son tube… un rond de lumière rouge qui vient illuminer le sol. Non seulement c’est très beau, mais en plus cela bouge dans tous les sens d’une manière qui est loin de me laisser indifférente. Je bondis, mais à peine l’ai-je approché que le rond rouge est parti sur le mur. Je saute bien haut, le rond rouge est sur le rideau. Je tente d’attraper le rond sur le rideau, sur la chaise, puis sur le divan, puis devant moi, puis loin de moi, puis au plafond, puis… sur ma propre queue. Cette fois-ci je ne veux plus le laisser filer alors je mords très fort ma queue, ce qui me fait hurler de douleur. Le rond rouge a disparu…

Les deux humains me montrent du doigt et font des clappements de bouche très bruyants.

Je suis vexée et en même temps j’ai honte d’avoir eu la faiblesse de m’être prêtée à ce jeu stupide.

Personne n’a le droit de m’humilier ainsi. A fortiori pas des humains qui sont uniquement censés me servir.

Je rumine dans mon coin ma vengeance pendant qu’à nouveau, ayant fini de manger, les deux humains vont s’installer dans le salon pour scruter une fois de plus leur abominable télévision.

J’observe moi aussi la succession d’images. Maintenant, grâce à Pythagore, je sais que ce sont des humains qui s’entretuent très loin, dans d’autres villes. Les scènes de guerre sont entrecoupées par l’intervention d’un présentateur assis, qui parle sur un ton monocorde, épaules carrées, poils laqués sur la tête, comme s’il n’était pas vraiment concerné par les images choquantes qui défilent. Il sourit en permanence.

Cette fois-ci Nathalie se domine et aucun liquide ne coule de ses yeux. En fait je crois qu’elle commence à s’habituer à la violence.

Puis apparaissent à nouveau des images de football et je les sens complètement excités. Thomas parle en direction de la télévision. Il se lève, soupire, semble vivre quelque chose d’émotionnellement bien plus fort que la guerre.

Je profite de cette diversion pour opérer sans plus attendre mes représailles et uriner dans ses chaussures qu’il a déposées dans l’entrée, comme à son habitude, pour ne pas salir.

Ensuite je m’installe dans un endroit hors de portée : le sommet du réfrigérateur, et j’attends. Lorsque Thomas découvre mon petit cadeau, arrive ce que je subodorais : il crie, court, tape du pied, s’énerve, montre les chaussures, prononce mon nom sur un ton franchement hostile. Nathalie lui répond par des phrases où mon nom est à nouveau répété, mais de manière beaucoup plus sympathique. Cela ne le convainc pas. Il me cherche partout et je me recroqueville un peu plus pour qu’il ne me voie pas.

Le ton monte entre les deux humains. Thomas est de plus en plus agressif.

Finalement, il sort de la maison en chaussettes, ses chaussures à la main, et claque la porte.

Après un instant d’hébétude, ma servante tombe dans le fauteuil et se met à pleurer. Je descends du réfrigérateur et, à petits pas, m’approche. Je monte sur ses genoux et frotte mon nez contre le sien, mais elle ne veut pas m’embrasser. Je me mets à ronronner en mode basse fréquence quelque chose qui signifie : Ce mâle est indigne de toi.

Nathalie continue d’émettre une émotion triste alors je lèche ses larmes sur ses joues et ronronne une autre idée : Par contre tu pourras toujours compter sur moi.

Comme elle ne semble toujours pas apaisée, je me dis que le mieux est de lui faire comprendre qu’il faut chercher d’autres mâles. Je pense que dans sa catégorie d’humains elle doit plaire (personnellement, je trouve tous les humains très laids, mais s’ils se livrent à des actes de reproduction, j’en conclus qu’ils doivent bien se trouver mutuellement un charme quelconque).

Je lui explique que pour ramener des mâles, ce n’est pas compliqué. Il suffit de se promener hors de la maison et de marcher en montrant bien son fondement. S’il est rose et un peu boursouflé, cela participe à l’effet attractif. L’émission d’odeurs sexuelles et le message parviennent aux mâles humains en manque, qui accourent pour des saillies. Non seulement elle ne me comprend pas et se refuse à exhiber son fondement en hurlant sur les toits comme je le lui conseille, mais elle continue de dissimuler sa chair sous plusieurs épaisseurs de tissu.

Il y a encore beaucoup de travail pour améliorer notre communication. Et comme si cela ne suffisait pas, Nathalie accomplit à nouveau le pire : elle allume une cigarette.

Je ne la comprendrai jamais. Pourquoi se mettre volontairement de l’air sale dans les poumons ?

Écœurée et refusant que mon poil s’imprègne de cette odeur ignoble, je monte au deuxième étage et profite que la porte-fenêtre du balcon soit ouverte pour me placer à l’endroit où j’ai vu Pythagore hier.

Je miaule pour l’appeler. Je module plusieurs notes.

Enfin sa silhouette apparaît.

D’un signe, nous convenons d’aller au Sacré-Cœur discuter en hauteur.

Lorsque nous nous retrouvons dans la rue, nous nous touchons le front, nous frottons la truffe, puis nous mettons en route.

Arrivés sur place, nous grimpons au sommet de la plus haute tour. Il fait froid et le vent, ce soir, est encore plus fort que la première fois. Je suis tout ébouriffée, mais il est hors de question que nous allions ailleurs.

— Aujourd’hui j’ai été humiliée par une lumière rouge, lui dis-je.

— Un laser ? Moi-même, je me suis déjà fait avoir. Il faut beaucoup de volonté pour y résister, mais avec un peu d’entraînement certains y parviennent.

— Et en plus ils produisaient des clappements avec leur bouche.

– Ça s’appelle « rire ».

Je change de sujet.

— Qu’est-ce qui pousse les humains à s’entretuer avec une telle frénésie ?

— Il y a plusieurs raisons : acquérir des territoires plus larges, voler les richesses de leurs voisins et leurs jeunes femelles fécondes, les convertir à la religion de leur Dieu.

— C’est quoi un « dieu » ?

— Il s’agit d’un personnage imaginaire. Il est représenté le plus souvent sous la forme d’un géant qui vit dans le ciel. Il a une robe blanche et une barbe. C’est lui qui édicte ce qui est bien et ce qui est mal. C’est lui qui juge. C’est lui qui décide de tout ce qui va arriver aux humains.

— Et tu dis que c’est un personnage qu’ils ont inventé ?

— Ils ont suffisamment de goût pour les personnages imaginaires pour être prêts à tuer ou à mourir pour lui. En fait, pour être juste, Dieu est depuis quelque temps la raison principale du terrorisme et des guerres.

— Mais tu m’as dit qu’aucun humain ne l’avait rencontré.

— Pour nous, les chats, cela peut évidemment paraître illogique, mais il semblerait qu’ils aient créé Dieu parce qu’ils ne supportaient pas d’être libres et responsables de leurs propres actes. Grâce à cette notion, les humains peuvent se percevoir eux-mêmes comme des êtres qui ne font qu’obéir à un maître. Tout ce qui arrive est « Sa » volonté. C’est également un moyen pour les religieux qui prétendent parler en son nom d’assujettir les esprits les plus faibles. Nous, les chats, nous sommes capables de nous sentir responsables de nos actes et nous sommes capables de supporter d’être libres. Nous n’avons pas besoin d’imaginer qu’un chat géant dans le ciel nous surveille.

Je réfléchis à ses propos en me léchant. Je ne tiens personne d’autre pour responsable de ce qui m’arrive, je tente toujours seule d’améliorer ma vie. Pythagore semble avoir perçu ma pensée car il enchaîne :

— Pourtant, il reste quand même des raisons de craindre le ciel… Dans le passé, la mort a frappé d’un coup, partout, tout le monde. Il y a eu cinq grandes extinctions. Ce sont des moments où presque tout ce qui vivait a péri. La dernière a frappé il y a soixante-six millions d’années et a vu disparaître soixante-dix pour cent des animaux, dont les dinosaures.

— Et une sixième grande extinction d’espèces pourrait avoir lieu, selon toi ?

— Le terrorisme. La guerre… Les humains ont désormais le pouvoir de détruire massivement et rapidement. Ce qui se passe actuellement révèle qu’ils sont comme toi face à ta première rencontre dans le miroir : ils veulent anéantir ce qui est similaire. N’ayant plus d’adversaires, ils ont retourné leur agressivité contre eux-mêmes.

Je secoue la tête et il développe son idée :

— Je me suis même demandé si le fait d’être trop nombreux sur cette planète ne les poussait pas inconsciemment à réduire leur nombre afin de préserver les autres espèces.

Pythagore se lèche les pattes et les passe l’une après l’autre derrière ses oreilles. Je suis impatiente d’avoir la suite du récit.

— Es-tu prête pour ta deuxième leçon d’histoire, Bastet ?

Je me tasse sur mes pattes et replie ma queue sous mon ventre dans une position confortable.

— Après Chypre, l’Égypte. C’est un pays lointain et chaud, en grande partie désertique. Un pays où, en 2500 avant Jésus-Christ (c’est le nom d’un homme dont la naissance est un repère dans le temps. Il est né il y a deux mille ans. Donc, en 2500 avant Jésus-Christ, c’est il y a quatre mille cinq cents ans), cette civilisation égyptienne a créé une religion fondée sur le culte de Sekhmet, la déesse à tête de lion. Mais les lions avaient tendance à… dévorer les prêtres qui les nourrissaient. Il y eut tellement de morts que les Égyptiens inventèrent une sœur à Sekhmet, une déesse à tête de chat qu’ils nommèrent… Bastet.

— Mais c’est moi ! Je porte le nom d’une déesse égyptienne jadis vénérée par les humains !

— Les Égyptiens s’étaient aperçus que les chats étaient plus intéressants que les lions. D’abord parce qu’ils étaient moins encombrants, moins compliqués à nourrir, et se laissaient plus facilement caresser. Ensuite parce qu’ils chassaient une plus grande quantité de souris et de rats, donc ils protégeaient mieux les réserves de céréales. Enfin parce qu’ils protégeaient aussi les maisons des scorpions, des serpents et des grosses araignées venimeuses.

J’essaye d’imaginer ce monde où les hommes créent des temples pour nous vénérer.

– À l’époque, ils nous appelaient « miou ». D’ailleurs, il est intéressant de noter que, dans la plupart des pays, nous avons été nommés avec des mots à sonorité proche de notre cri.

— Continue sur Bastet, je veux savoir ce qu’elle représente.

— Elle était la déesse de la beauté…

Normal.

— … et de la fécondité.

Évidemment.

— Le culte de Bastet était pratiqué en particulier dans le temple en granit rouge de la ville égyptienne de Bubastis. Ce temple était peuplé de centaines de chats et une fois par an se déroulait une grande fête où des dizaines de milliers d’humains venaient de partout pour glorifier la déesse et lui offrir des cadeaux.

Ça me convient.

— Les humains dansaient, chantaient en psalmodiant sur tous les tons le nom de Bastet. Ils mangeaient, buvaient et étaient heureux dans la vénération de la déesse à tête de chat.

— Finalement, ça ne me déplaît pas tant que ça, la religion.

— Bastet était aussi censée soigner les maladies des enfants et veiller sur le cheminement de l’âme des morts. Les femmes égyptiennes voulaient d’ailleurs ressembler physiquement à des chattes. Elles se faisaient des scarifications sur les joues pour imiter nos moustaches, des incisions sur les bras dans lesquelles elles versaient quelques gouttes de sang de chat dans l’espoir de prendre notre beauté et notre intelligence.

— Quelle époque intéressante !

— Les Égyptiens habillaient aussi nos ancêtres comme eux. Ils leur mettaient des bijoux, des colliers, des boucles d’oreilles. Quand ils mouraient, les chats égyptiens de l’époque avaient droit à leurs propres funérailles.

— Même si leurs serviteurs étaient encore vivants ?

— Les humains, en signe de deuil, se rasaient les poils des sourcils. Les chats morts étaient momifiés, leur corps entouré de bandelettes et leur visage recouvert d’un masque les représentant.

Incidemment, je déduis de ce que me dit Pythagore que nous aussi nous pouvons mourir.

— Si un humain faisait du mal à un chat, il était fouetté. S’il tuait un chat, il était égorgé.

— J’adore ce pays. Existe-t-il toujours ?

— L’Égypte figure bien sur la carte du monde aujourd’hui mais la civilisation qui a porté ces valeurs a disparu précisément à cause de la guerre. En 525 avant Jésus-Christ, le roi des Perses, Cambyse II, assiégea la grande ville de Péluse sans parvenir à la prendre. Quand il apprit que les Égyptiens vénéraient les chats, il ordonna à ses soldats d’attacher sur leurs boucliers des chats vivants.

— Ce n’est pas possible.

— Ainsi, les Égyptiens n’osèrent plus tirer des flèches qui risquaient de blesser leur animal sacré et préférèrent se rendre sans combattre. Cambyse II s’autoproclama nouveau pharaon, fit supplicier l’ancien et mit à mort tous les prêtres et les aristocrates égyptiens. Il détruisit tous les temples, y compris celui de Bubastis dédié à Bastet, et ordonna qu’on sacrifie aux dieux perses les chats honnis qui peuplaient les lieux. Ainsi s’éteignit le culte des chats et de Bastet en Égypte.

Quelle horreur ! Je me lèche et j’ai l’impression d’arracher à ma fourrure la saleté de cette triste histoire.

— Pourquoi les hommes s’autorisent-ils à décider de notre sort ?

— Parce qu’ils sont plus forts que nous.

— Je suis pourtant la maîtresse de ma servante humaine.

— Tu te trompes. Ce sont eux qui ont le pouvoir. Et ce pour plusieurs raisons : la première est qu’ils sont plus grands, la deuxième est qu’ils sont dotés de mains avec des pouces opposables qui leur permettent de fabriquer des objets très compliqués et très puissants, la troisième est qu’ils vivent en moyenne quatre-vingts ans alors que nous mourons au bout de quinze. Cela leur donne plus d’expérience. Enfin la quatrième est qu’ils dorment environ huit heures par jour alors que nous en dormons douze en moyenne.

— C’est-à-dire qu’ils passent un tiers de leur temps à rêver alors que nous y consacrons la moitié du nôtre…

— Encore faudrait-il être sûr que rêver soit un avantage évolutif.

— Nous savons monter aux arbres et courir mieux qu’eux. Ils ont une colonne vertébrale rigide alors que la nôtre est souple. Nous avons une queue pour nous équilibrer. Nous voyons dans l’obscurité. Nous percevons les ondes par nos moustaches. Ils ne savent même pas ronronner !

— Ce sont des avantages mineurs. Tu ne te rends pas compte de l’avantage phénoménal que procurent des mains ! Avec leurs mains ils peuvent…

— Quoi ?

— Ils peuvent, ils peuvent… « travailler » !

— C’est quoi, ça, encore ?

— C’est l’activité à laquelle s’adonne ta servante quand elle quitte la maison le matin. Elle doit directement ou indirectement, par son travail personnel, contribuer à la production, à la création ou à l’entretien de quelque chose.

Dans ma tête toutes ces informations se bousculent et, une fois de plus, je me demande comment ce chat peut avoir une telle connaissance du monde humain.

— Alors je serais moins intelligente que ma servante ?

— Tu as surtout beaucoup à apprendre…

Mais c’est assez pour aujourd’hui. J’ai envie de rentrer à la maison et de réfléchir seule à toutes ces choses étonnantes et merveilleuses. Je retiens surtout que je porte le nom d’une ancienne déesse égyptienne représentée par une femme à tête de chat que tous les humains vénéraient.

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