2 Première tentative

Je laisse lentement retomber mes paupières, j’inspire profondément, je sens mon corps et, dans ma tête, je sens mon esprit.

C’est comme un petit nuage sphérique, cotonneux et argenté, flottant au centre de mon crâne. Il est doté de la capacité de s’agrandir. Élastique, il s’élargit, s’étale, devient un disque. Et plus il s’étend, plus ma conscience perçoit l’espace qui m’entoure. Tout mon esprit n’est qu’un large napperon vaporeux si fin qu’il en forme comme une membrane réceptive.

Je détecte les ondes qui viennent de loin et convergent jusqu’à moi. Des dizaines d’êtres vivants de toutes tailles, de toutes formes frémissent, respirent, pensent, émettent dans leur langage propre, et me font vibrer comme le bourdonnement des mouches fait osciller à distance la surface d’une toile d’araignée.

Je garde les yeux clos, j’écoute avec tous mes sens physiques et psychiques.

Là par exemple, je sens une onde.

Pas de doute, il y a un être qui réfléchit dans ma zone de sensibilité.

Je perçois une pensée inquiète.

J’ouvre les yeux, je cherche la source d’émission, je m’avance dans la direction d’où provient le signal.

Après mon esprit, ce sont mes yeux qui achèvent l’identification de cette source d’intelligence.

Je la vois. Elle est très belle.

Je continue d’avancer, à petits pas.

Mon système olfactif et mon système auditif complètent mon analyse.

Son parfum naturel est subtil.

Ses grands yeux bruns anxieux scrutent les alentours.

Elle déguste du bout des lèvres un gâteau crémeux. Visage fin, dents blanches étincelantes. Ses doigts aux longs ongles noirs sont fébriles, crispés sur la friandise.

Elle est vraiment ravissante.

Jadis j’aurais pu croire, dans une situation similaire, qu’elle faisait exprès de ne pas me regarder et qu’elle me narguait pour tester ma réaction. Mais grâce à mon nouvel état de conscience élargie, je la perçois comme une simple forme de vie remplie d’énergies, avec laquelle je dois pouvoir communiquer.

Il suffit de trouver la bonne longueur d’onde.

Approchons encore.

Je me concentre et j’envoie une pensée bien distincte dans sa direction :

Bonjour, mademoiselle.

Comme elle ne réagit pas, j’accompagne ma pensée d’un pas en avant. Le bois du parquet craque. Elle tourne la tête et sursaute en me voyant. Inquiète, elle s’enfuit, abandonnant son gâteau.

Elle détale de toute la puissance de ses jolies cuisses musclées.

Je la poursuis.

C’est une sportive. Elle file à grandes enjambées.

J’essaye de ne pas me faire distancer. J’arrive même à gagner du terrain. Je vois maintenant un détail qui m’avait échappé jusque-là et qui participe à son indéniable charme : elle a une longue queue fine et rose.

J’envoie une nouvelle pensée en me concentrant :

Bonjour, souris.

Elle accélère.

Hé, attendez ! Je ne veux pas vous faire de mal, je me fiche que vous voliez des gâteaux, je souhaite seulement vous parler.

Elle accélère encore.

Non, ne partez pas !

Sa queue rose virevolte derrière elle. Cette souris est vraiment très gracieuse. J’aime les êtres qui bougent harmonieusement leur corps.

Bon, il va falloir que je la rattrape si je veux arriver à un dialogue satisfaisant. J’accélère moi aussi, bousculant le tabouret dans la cuisine, effleurant un vase dans le salon, égratignant le tapis pour freiner.

Dans mon élan, je parviens de justesse à prendre le virage à gauche, puis à droite, je glisse en dérapage plus ou moins contrôlé sur le parquet ciré, je me récupère en griffant le sol. Déjà elle est loin, mais je la distingue encore, forme furtive disparaissant par la porte entrebâillée de la cave.

Elle dévale l’escalier menant au sous-sol. Je la suis.

Nous voilà au milieu des machines à laver, des poussettes, des valises, des vieux tableaux et des bouteilles de vin. Il n’y a que peu de lumière — un simple rayon issu du soupirail —, j’élargis donc au maximum mes pupilles (de fines fentes elles deviennent larges cercles) et arrive ainsi à me mouvoir dans la quasi-obscurité.

Nous, les chats, nous savons accomplir ce genre de prouesse.

Je peux même distinguer ses empreintes sur le sol poussiéreux. Je les suis un temps, puis elles disparaissent.

Je ferme les yeux, mes oreilles aux aguets pour localiser la souris grâce à mon ouïe ultrafine. Ce sont ensuite les extrémités de mes moustaches qui vibrent et permettent d’affiner l’information.

Elle est par là.

Plus loin, je retrouve en effet des empreintes qui mènent à une fissure dans le mur, tout près du sac de bûches.

J’avance à pas feutrés.

Êtes-vous là, petite souris ?

J’entends son cœur qui bat fort. De l’inquiétude, elle est passée directement au stade de la panique totale.

Je me penche et la vois cachée dans un trou pas plus large que ma patte.

Elle tremble de tout son corps, yeux exorbités, mâchoires entrouvertes, queue enroulée devant ses pattes.

Est-il possible que ce soit moi qui l’effraye à ce point ? Pourtant je ne suis qu’une jeune chatte.

Je pense que des années d’incompréhension entre nos deux espèces ne participent guère à surmonter notre méfiance mutuelle. Je me concentre et envoie un message télépathique suivi par un ronronnement en ondes à fréquences basses.

Je ne souhaite pas vous tuer mais simplement dialoguer d’esprit conscient à esprit conscient.

Elle recule encore pour se plaquer au fond de son trou. Elle tremble si fort que j’entends ses dents qui s’entrechoquent.

Je passe en mode ronronnement, sur une fréquence médiane.

N’ayez pas peur.

Sa respiration devient plus profonde et ses battements de cœur plus rapides, comme si cette pensée, ayant été perçue, produisait l’effet contraire à celui recherché. Mais pourtant je sens que j’y suis presque.

Ne croyez surtout pas que…

C’est à ce moment qu’une détonation me fait sursauter. Cela provient de l’extérieur de ma maison, de la rue. Elle est immédiatement suivie de plusieurs autres claquements secs, puis de cris aigus.

Je remonte jusqu’au premier étage, je sors sur le balcon de la chambre et, depuis ce point de vue élevé, j’essaye de voir ce qui provoque ce trouble.

Je distingue un humain habillé en noir qui brandit une sorte de bâton dont l’extrémité crépite de petites lueurs en direction de jeunes humains qui sortent d’un grand bâtiment dont la porte est surmontée d’un drapeau bleu, blanc, rouge.

Certains d’entre eux tombent et ne bougent plus. Les autres courent dans tous les sens et poussent des hurlements tandis que l’humain vêtu de noir continue de produire des détonations avec son bâton. Lorsque ce dernier semble ne plus fonctionner, il le jette au milieu des jeunes humains qui crient et s’effondrent sur le trottoir, puis il se met à courir.

D’autres humains le poursuivent dans la rue et parviennent à l’attraper, pratiquement devant la porte de ma maison. Ils se battent avec leurs poings et leurs pieds.

Des voitures surgissent maintenant de partout, alors que les cris et les gémissements résonnent de toutes parts.

Puis l’homme habillé en noir est emporté par une voiture très bruyante qui fait tournoyer une lumière bleue sur son toit. Pendant ce temps, la foule s’accumule autour de ma maison et de l’immeuble avec le drapeau. Les cris cessent enfin, mais les humains parlent vite et fort et je perçois une émotion, comme un nuage palpable : la douleur. Certains se disposent deux par deux, l’un parlant avec une boule à la main et l’autre l’éclairant à l’aide d’un objet surmonté d’une lampe. Les hommes à la boule s’expriment dans leur langue, seuls face à l’objet, puis la lampe s’éteint.

Un camion blanc surmonté lui aussi d’une lumière bleue arrive en produisant à son tour un terrible vacarme. Les jeunes humains à terre sont ramassés, puis déposés à l’intérieur de ce véhicule. Instinctivement j’aspire ce que je peux de la noirceur et des mauvaises ondes émises par cet incident. Tout mon corps absorbe l’agressivité, la douleur, le sentiment d’injustice des humains présents. Je ronronne pour nettoyer l’espace face à moi. Je sens toutes les vibrations alentour, et je ne peux m’empêcher d’être profondément perturbée.

Quels étranges comportements. Je ne les ai jamais vus accomplir cela auparavant. Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour qu’ils se comportent ainsi ?

J’aime bien les humains, mais je ne les comprends pas toujours.

Загрузка...