21 La bataille des Champs-Élysées

Le ciel se teinte de reflets orange puis rougeâtres, et enfin mauves. Les nuages s’irisent. La lumière décline. Une étoile scintille.

Pour nous les chats, quand la nuit arrive la journée commence.

C’est le moment d’y aller.

Pythagore réunit une douzaine de chats acquis à sa cause, auxquels je me joins. Nous tournons le dos à la forêt et prenons l’avenue Foch, laissant le bois de Boulogne derrière nous. Au bout de quelques minutes de marche, je me retourne et constate que quelques hésitants ont complété notre colonne. Et bientôt une vingtaine d’autres trottent à nos côtés. C’est évidemment insuffisant pour affronter les hordes de rats de la ville, mais c’est déjà un bon début.

Il faut bien reconnaître que contrairement aux chiens, nous, les chats, nous ne savons pas vivre en meute solidaire. Nous sommes instinctivement individualistes, voire égoïstes. Le fait que nous soyons une vingtaine pour une aventure aussi périlleuse est déjà exceptionnel.

En tête de cortège se trouve Pythagore, avec son étrange attirail accroché à son dos et planté dans son crâne. Esméralda marche à sa droite et moi à sa gauche.

Wolfgang est près de moi, prêt à nous guider lorsque nous serons suffisamment proches du palais de l’Élysée. Nous ne distinguons pour l’instant pas le moindre humain vivant aux alentours.

Quelques chiens qui ne sont pas encore couchés à cette heure tardive grognent mais restent à bonne distance de notre troupe déterminée. Si je pouvais leur parler je leur dirais que nous aurions intérêt à nous allier pour lutter contre les rats, mais quel chien pourrait comprendre une idée aussi innovante ?

Je réfléchis et constate que je suis dans l’erreur totale. Les chiens sont comme tous les animaux, ils font ce qu’ils peuvent, motivés par la peur, par le besoin de manger, l’envie d’être tranquilles.

Et puis il ne faut pas généraliser.

Je suis certaine que même chez les chiens, il y en a des « bien ». Il doit forcément y avoir un ou une « Bastet chien » ou « Pythagore chien ». C’est seulement que je ne les ai pas encore rencontrés.

De même, il faut avouer qu’il y en a des sacrément stupides chez nous, comme ce Nabuchodonosor qui va probablement mener ses compagnons de voyage (plus nombreux que notre troupe) vers l’épuisement et la mort (je ne les vois vraiment pas plonger dans l’eau pour attraper des poissons vivants).

Nous arrivons sur la place de l’Étoile où un bûcher continue de brûler, répandant une petite fumée odorante. Je repense au destin funeste de Félix : ainsi finissent ceux qui ont vécu sans vouloir prendre de risques.

Pythagore, toujours en tête et sûr de lui, mène la petite troupe.

Esméralda est restée à ses côtés et progresse, je dois l’avouer, avec une démarche très gracieuse. Pour ne pas me laisser doubler par cette potentielle voleuse de mâle, je le rattrape progressivement et me place devant lui en dandinant du postérieur.

Il ne peut pas ne pas me voir.

Esméralda comprend ma manœuvre mais, heureusement, ne surenchérit pas.

Lorsque je me retourne un peu plus tard pour parler à Pythagore, je constate que nous sommes maintenant une centaine.

Notre petite cohorte descend les Champs-Élysées, large avenue jonchée de voitures immobilisées. Quelques réverbères clignotent encore, donnant au décor un aspect sinistre. Des bâtiments entiers, aux façades effondrées, dévoilent l’intérieur des appartements humains. L’énergie déployée pour détruire tout ce qui a été construit précédemment surprend plusieurs d’entre nous. Je me souviens de la phrase de Pythagore : « Les humains évoluent par cycle, trois pas en avant, deux pas en arrière, puis à nouveau trois pas en avant. » Cette avenue dévastée montre en tout cas que nous sommes actuellement dans la phase « deux pas en arrière ».


Je ronronne en fréquence moyenne, bientôt imitée par Esméralda, puis par Wolfgang, et enfin par tous les chats de notre troupe.

L’air vibre de nos ondes, et même les insectes et les plantes doivent percevoir que nous formons une nouvelle puissance.

Toujours pas le moindre humain vivant dans notre champ de vision. Pythagore bifurque vers la gauche et après quelques minutes de marche nous arrivons en face du palais de l’Élysée.

Un à un nous franchissons la grille d’entrée. Nous nous rassemblons tous dans la cour du palais présidentiel.

Wolfgang indique un raccourci pour rejoindre l’abri antiatomique. Nous le suivons, descendons un escalier et nous retrouvons devant une masse grouillante et compacte de rats qui se succèdent pour ronger le béton qui s’effrite sous leurs incisives.

Les rongeurs se figent en nous voyant. Puis la panique s’empare de leurs rangs. Certains se placent instinctivement en ligne de défense alors que d’autres filent probablement pour aller chercher des renforts. Nous-mêmes nous disposons en ligne d’attaque.

Comme l’avait annoncé Pythagore, ils ont déjà largement excavé le mur.

— Il ne faut pas nous battre ici car nous serons coincés entre ceux de la porte et ceux qui vont arriver par l’escalier ! crie Pythagore. Il faut remonter et nous battre en surface, là où notre capacité de galoper et de monter dans les arbres nous donnera un avantage !

Il a raison. Je donne les ordres et notre troupe fait demi-tour et remonte dans la rue. Pour y découvrir un foisonnement d’yeux rouges qui scintillent dans la pénombre. Les renforts de rats sont déjà là. Au moins deux mille rongeurs face à une centaine de chats.

Nous nous regroupons et nous mettons en position de combat, gonflant notre fourrure pour paraître plus gros, montrant nos crocs et crachant.

Les rats aussi gonflent leur fourrure et se mettent à produire un bruit étrange avec leur bouche.

— Cela s’appelle la « brycose », m’informe Pythagore. Ils aiguisent leurs incisives en frottant celles du bas contre celles du haut afin de les rendre tranchantes comme des lames de rasoir.

Il me semble discerner, au milieu d’eux, un rat plus volumineux. Il produit un son de brycose plus grave. Ce doit être leur chef. En effet, chaque fois qu’il émet un claquement avec ses incisives, les autres y répondent et bougent de manière synchrone. Dans mon esprit je le baptise « Cambyse », car il me semble l’incarnation moderne de l’ennemi qui souhaite nous détruire.

Je miaule dans les tonalités aiguës.

Il siffle.

Nous nous lançons, lui et moi, des intimidations dans nos langues respectives.

Je note alors que nous communiquons mieux avec une autre espèce quand nous sommes en colère.

Je fais vibrer ma gorge pour produire des sons nouveaux.

Lui aussi.

Ces bruits de bouche servent à nous donner du courage et à nous rassurer. Mais nous sommes à un contre vingt et désormais les rats nous encerclent. Aucune issue pour fuir.

Déjà quelques-uns parmi les nôtres commencent à regretter leur choix. Ils tentent de s’échapper par les arbres.

Wolfgang grogne et je comprends qu’il a très peur.

Mais Esméralda se met en position de combat, prête à bondir.

Chez les rats, pas la moindre défection.

Je me tourne vers Pythagore, qui est quand même le principal responsable de cette situation.

— Il faut que la bataille ait lieu le plus tard possible, déclare-t-il.

Je ne comprends pas la stratégie du siamois.

— Qu’est-ce que ça change ?

Il ferme alors les yeux pour utiliser son Troisième Œil. Puis enfin annonce :

— Je sais, grâce aux caméras vidéo, que nous allons bientôt bénéficier d’une aide précieuse.

Les rats continuent de nous enserrer et je me demande de quoi parle Pythagore. Les petits yeux rouges et les incisives tranchantes se rapprochent. Les milliers de griffes qui grattent le sol se font plus présentes.

Soudain, un rugissement déchire la nuit.

Hannibal.

Ce qui se passe ensuite est très rapide. Le lion se met à galoper crinière au vent. Les rats n’ont pas le temps de trouver une position de défense face à cet adversaire massif. Hannibal, formidable guerrier, plonge sa gueule dans la ligne de boules de fourrure grise. Il en saisit trois ou quatre à la fois, comme un herbivore qui se pencherait pour brouter des fleurs. Les rats glapissent, et après ses crocs, ils font la connaissance de ses griffes. Elles fendent l’air et coupent tout ce qui est à leur portée. Là où les chiens n’ont pu résister, les rats n’ont aucune chance.

– À l’attaque ! je lance alors en direction des miens.

Nous profitons de la diversion offerte par Hannibal pour foncer nous aussi dans le tas, imitant à notre échelle le maître félin. Ce dernier déploie sa puissance face à la multitude de ses adversaires. Quelques rats hardis parviennent à s’accrocher à son dos et à y planter leurs dents, mais de simples secousses suffisent à les faire choir.

Hannibal est un monstre distribuant la mort avec souplesse et élégance. Ses gestes sont lents, précis, désinvoltes, efficaces. Il débarrasse ceux qui le narguent du poids de l’existence.

Il danse.

Même les rats sont impressionnés et certains, hébétés, se laissent tuer sans même se défendre.

Hannibal est couvert du sang de ses victimes. Il écrase ceux qui sont à ses pieds comme il écraserait un parterre de fruits trop mûrs. Il en avale quelques-uns comme des croquettes, pour trouver la force d’en tuer d’autres. Des queues de rats tourbillonnantes dépassent de ses babines rougies comme des tentacules. Les rats restés dans l’abri remontent maintenant en surface pour tenter d’aider leurs congénères, mais ils ne peuvent rien contre un tel adversaire. Pourtant ils ne renoncent pas. Ils s’accrochent à sa crinière. Tentent de grimper sur son dos, mordent l’extrémité de sa queue épaisse.

Hannibal furieux n’est qu’un enfer pour ces rongeurs dérisoires.


La bataille dure un temps qui me semble très long. Je combats au côté d’Esméralda et de Wolfgang. Nous protégeons Pythagore qui surveille régulièrement, grâce à son Troisième Œil branché sur les caméras de vidéosurveillance, les informations concernant d’éventuels renforts de rats.

Le siamois gris aux yeux bleus semble étonnamment tranquille dans ce tumulte, comme s’il se concentrait pour capter tout ce qui l’entoure.

Son détachement face à cette situation est absolument décalé.

Hannibal : la Force.

Pythagore : la Connaissance.

Et moi : la Communication ?

À nous trois nous pouvons vaincre n’importe qui.

Des rats isolés me cherchent querelle. Ils ont tort. Tout être qui veut me nuire court à sa perte à brève ou moyenne échéance. Je ne suis pas un lion mais j’ai des ressources de combattante qui ne font que croître, inspirées par Hannibal. J’ajuste mes frappes, je me bats comme jamais je ne l’ai fait. Je mords, je perce, j’écrase. J’accompagne chacun de mes coups d’un miaulement aigu. Un rat arrive à s’accrocher à mon dos, je me roule par terre, le rattrape et lui croque le museau. Un autre mord ma queue, je l’envoie en direction d’Hannibal qui l’écrase d’un coup de patte appuyé.

Autour de moi, tous les chats sont déchaînés. Les rats morts s’accumulent. Déjà, certains de nos adversaires reculent. Alors leur chef, Cambyse, émet un sifflement, différent des précédents, que tous les rats reprennent en chœur. Les rats survivants cessent aussitôt le combat et s’enfuient en galopant dans la direction inverse.

— Poursuivons-les ! je miaule à tue-tête.

Ma petite troupe m’obéit. Nous massacrons les plus lents à l’arrière et remontons progressivement leur armée en déroute.

Je distingue leur chef au milieu des troupes. Je veux le rattraper, mais il y a trop de monde entre lui et moi. Nous arrivons finalement sur une grande place — dont Pythagore me dira plus tard qu’elle se nomme la place de la Concorde —, et Cambyse n’est plus qu’à quelques mètres de mes griffes.

Je veux cette victoire pour légitimer ma place.

Celle qui vaincra le roi des rats pourra se prétendre reine des chats.

Je galope. Je le veux.

Esméralda, qui a observé la situation, court elle aussi après lui. Il ne manquerait plus qu’elle arrive à l’avoir avant moi !

Alors que je suis sur le point de l’attraper, la troupe de rats bifurque vers un pont. Avant que j’aie pu réagir, les rats survivants se précipitent dans l’eau grise du fleuve.

Je freine. Pas question de me mouiller. C’est la limite de ma pugnacité. C’est aussi la limite de la plupart de mes compagnons. Les quelques chats téméraires qui sautent pour nager à leur poursuite sont facilement mis à mort par nos ennemis amphibies.

Je lâche un soupir de déception, mais je suis soulagée de ne pas avoir perdu cette première bataille. Notre armée de chats a triomphé.


Tout le monde est épuisé.

Hannibal, notre héros, souffre de quelques blessures minimes mais il est entouré de tous les chats, et surtout de toutes les chattes admiratives qui miaulent de plaisir en se frottant contre lui.

Je ronronne et les autres se mettent à ronronner avec moi.

— Nous avons gagné !

Même Hannibal émet une sorte de ronronnement grave qui fait vibrer nos cages thoraciques.

J’aime la victoire.

Une centaine de chats parmi ceux qui étaient indécis et ne nous ont pas suivis arrivent en renfort. Après la bataille…

Je suis tentée de les repousser, mais nos troupes ont besoin d’être les plus nombreuses possible. Me présentant spontanément comme l’autorité de référence, je consens, même s’ils n’ont pas participé à la bataille des Champs-Élysées, à les laisser consommer nos adversaires vaincus. Quant à moi, je n’ai pas l’esprit à manger. Trop d’émotion coupe l’appétit.

Pythagore vient vers moi et m’entraîne un peu à l’écart.

— As-tu des symptômes de la peste ? me demande-t-il. Des vertiges, des bouffées de chaleur, des tremblements ? Nous avons été en contact avec des rats sans savoir si la peste, que la plupart de nos adversaires transportent, est néfaste pour nous.

J’écoute mon corps mais je ne repère aucun signe d’affaiblissement. L’énergie de vie semble circuler dans mon organisme de manière satisfaisante.

— Je me sens parfaitement bien, je réponds.

— Il faut attendre encore, tempère-t-il, mais il existe évidemment un risque non négligeable que nous soyons à notre tour contaminés.

— En tout cas, si je meurs maintenant, ce sera avec l’impression d’avoir vécu un instant extraordinaire.


Guidé par Wolfgang jusqu’à l’abri antiatomique, Hannibal accepte de continuer de creuser le trou commencé par les rats dans le mur proche de la porte blindée.

Le lion laboure de ses griffes le béton déjà bien effrité par les incisives des centaines de rongeurs. Il doit s’y reprendre à plusieurs fois avant que sa patte ne crève finalement la matière grise comme s’il s’agissait de carton-pâte.

L’orifice dévoile une pièce plongée dans l’obscurité. Pas besoin de lumière, notre sens olfactif nous suffit. C’est propre. Pas la moindre odeur de mort, de maladie ou de pourriture. En revanche, il plane une odeur de désinfectant derrière laquelle on devine des relents de nourriture fraîche.

Tout est parfaitement rangé dans des sacs, des caisses, des boîtes, des bouteilles. En dilatant au maximum mes pupilles et en profitant de l’infime lueur des lampes rouges indiquant les emplacements des portes, je distingue des bouteilles de lait, des sacs de farine, des boîtes de pâté. Aussitôt, tous les chats foncent, s’acharnent sur les couvercles, finissent par les faire céder et se régalent.

Pythagore, cependant, ne participe pas à l’allégresse générale.

Nous nous regardons, je miaule.

Il m’a comprise. Alors nous frottons nos joues, nos museaux, nos truffes, et après quelques caresses et ronronnements, il me semble soudain dans de meilleures dispositions à mon égard.

— Pas ici, décrète-t-il.

Nous montons les marches qui mènent dans les étages du palais de l’Élysée. Nous franchissons plusieurs couloirs et larges pièces (comme je l’envie de savoir sauter sur les poignées et utiliser judicieusement son poids pour les actionner). Nous découvrons des espaces remplis de dorures, de tentures, de tableaux, de meubles ouvragés. Le sol est recouvert de tapis chatoyants et moelleux.

Finalement Pythagore me désigne une chambre où trône un lit recouvert d’un tissu doré.

— J’ai repéré cet endroit sur Internet. Je veux te faire l’amour dans le lit à baldaquin du président de la République française, m’annonce-t-il.

Nous jouons un peu sur le matelas et roulons l’un sur l’autre, nous taquinant, nous mordillant comme des chatons. Il m’invite à venir sous le drap qui forme une sorte de hutte. Il tente de m’embrasser comme les humains et met sa langue dans ma bouche. Je surmonte mon dégoût puis finis par trouver cela agréable. Singeant encore les humains, il caresse mes tétons et m’enlace avec ses pattes avant.

Je me laisse faire.

Je lui présente ma croupe, mais au lieu de me prendre en montant sur moi, il me propose de faire l’amour de face. Il n’arrête pas de me caresser et de m’embrasser à la manière des humains.

Seul comportement vraiment chat, il joue avec sa queue, la mêlant à la mienne pour faire une tresse gris, blanc et noir.

Il me lèche et me renifle tout le corps. À chaque contact avec sa bouche, je suis parcourue d’une vague électrique.

Le pire est qu’il prend son temps, transformant ces préliminaires en véritable supplice.

— Viens ! je le supplie.

Mais non, il continue de jouer à me caresser, me lécher, me renifler, me toucher sans entamer l’étreinte. Tout mon corps est à bout de nerfs. Le moindre contact avec sa patte est délicieux.

— Prends-moi là, tout de suite ! je miaule.

Au lieu de m’obéir il semble prendre plaisir à me torturer. Si Félix oubliait les préliminaires et était trop rapide dans l’acte, on peut dire que Pythagore est l’exact opposé. Je suis impatiente.

Tout cela me semble trop progressif.

Mais lui agit par palier.

Il fait lentement s’effondrer un à un mes murs de protection.

Il m’embrasse les paupières, me plaque sur le lit. Je n’en peux plus.

Enfin il entre en moi, et peut-être parce que j’ai trop attendu cet instant ou parce que je suis surprise de cette manière bizarre d’unir nos corps face à face, je sens le plaisir m’envahir très vite.

Ma moelle épinière devient une fontaine de lumière qui monte jusqu’à mon crâne pour exploser en pluie d’étoiles.

Je vibre, tremble, me tétanise.

Je suis encore imprégnée des émotions intenses que je viens de vivre.

Le danger, le combat, Hannibal, la musique de la Callas, la peur et le défoulement que m’a apportés la bataille, la joie d’y avoir survécu, ce lit à baldaquin, ces draps dorés en soie, ces longs préliminaires qui ont mis mes nerfs en ébullition, tout rend cet instant magique. Je sens son sexe dans le mien, et alors qu’il me mord très fort le cou une deuxième vague de jouissance encore plus forte m’envahit. Je n’arrive pas à me retenir et me mets à hurler.

Je n’ai jamais connu une telle sensation.

Extase.

Dans mes yeux tout devient rouge.

J’en oublie qui je suis. J’oublie tout. Je suis en fusion totale avec Pythagore. Je suis Pythagore et il devient moi. Nous ne formons qu’un seul être à huit pattes et deux têtes caché sous un drap.

Il change alors de position et me prend « normalement » en me montant par-derrière. Je ressens un plaisir très différent du premier. Il grogne, me mord plus fermement dans une autre zone du cou, et je miaule encore plus fort. Je prends conscience que Pythagore est le lien entre le monde des humains et le monde des chats, jusque dans sa manière d’aimer physiquement. On s’accouple plusieurs fois, et à chaque fois la montée est plus rapide et m’emporte plus haut dans le ciel.

Le rideau rouge sous mes paupières devient orange, jaune, blanc, puis marron, puis noir.

Et là, j’ai une révélation.

À l’intérieur de moi, tout n’est que grains infimes de matière séparés par du vide. Je suis constituée essentiellement de vide. Et de cette énergie qui relie les grains. C’est cela qui fait que je suis moi, dans cette forme précise, et non un nuage diffus.

Mais ce qui organise la disposition de ces infimes poussières dans l’espace c’est, simplement… eh bien, une idée, l’idée que je me fais de moi-même.

C’est cette pensée qui maintient ma cohérence et me donne cette forme physique visible par les autres. C’est l’idée que j’ai de moi-même qui me permet de ne pas traverser le sol, de ne pas me mélanger aux atomes du reste du monde.

Je suis une idée. Mais j’y crois tellement que je finis par convaincre les autres que j’existe en tant qu’être différencié.

Je me crois une.

Je me crois unique.

Donc je suis unique.

En fait je suis… ce que je crois être.

Oui, la voilà, la révélation de cet instant particulier :

« JE SUIS CE QUE JE CROIS ÊTRE. »

Et je suis prisonnière de l’histoire que je me raconte sur moi-même.

Mais, et c’est là que ça devient troublant, une deuxième idée arrive :

« JE PEUX ÊTRE PLUS. »

Si je remets en question cette croyance, si j’ose imaginer, si j’entrevois la possibilité que je peux être bien plus que « seulement moi », si je crois que je suis deux, une sorte d’union de Pythagore et Bastet, alors je m’agrandis. Et je peux m’agrandir jusqu’à comprendre que mon corps n’est qu’une sorte de point de départ, une individualité limitée capable de s’élargir à l’infini pour tout englober. Je peux être… l’univers dans son ensemble.

Voilà ma troisième idée.

« JE SUIS INFINIE. »

Extase. Cette notion me procure une impression de vertige tellement forte que, à peine l’ai-je laissée surgir, je la repousse et me réfugie dans l’étroite prison rassurante de ma chair. Mon esprit revient dans mon cerveau. Ma pensée se limite à la gestion de mes sens et de mon corps. Je ne suis pas encore prête à devenir « infinie ». Je ne suis qu’une personne, c’est vrai. Une chatte. Une simple chatte qui a eu un instant de prise de conscience bizarre, un instant magique mais éphémère. Je me rappelle que je ne suis que…

— Bastet… Bastet !

Quelqu’un m’appelle. Quelqu’un s’adresse à moi. J’ouvre les yeux.

— J’ai eu peur, j’ai cru que tu étais morte, me dit Pythagore.

— Non… J’ai eu… Enfin j’ai compris quelque chose. Mais cela m’a un peu effrayée. Je ne savais pas que c’était possible. Je ne suis pas encore prête à recevoir une information aussi puissante.

Il me regarde intensément mais sans paraître comprendre à quoi je fais allusion. Épuisés, nous nous allongeons côte à côte, ventre offert, pattes tremblantes.

— Eh bien, toi, la compréhension ça te fait de l’effet ! Tu as compris quoi ?

— Que nous sommes du vide organisé par l’idée que nous nous faisons de nous.

Il inspire profondément.

— Amusant.

— L’idée donne à ce « rien » l’allure d’un corps et la perception d’être un individu. Et nous croyons qu’il « arrive » des choses à cette personne qui n’est en fait… qu’une pensée. Mais il suffit de se percevoir plus grand que l’enveloppe de notre peau pour devenir infinis. En fait, nous ne sommes que ce que nous croyons être.

— Tu m’impressionnes, reconnaît Pythagore.

— D’habitude c’est toi qui m’impressionnes.

— Nous sommes peut-être faits pour nous compléter ?

Dans la chambre voisine, j’entends Wolfgang et Esméralda faire l’amour.

— Nous les avons inspirés, je lui fais remarquer. Ils nous ont suivis.

— L’amour est une maladie contagieuse, dit Pythagore. Plus il y en a qui le font, plus d’autres ont envie de le faire.

Esméralda, à son tour, hurle de plaisir à travers la cloison.


Plus tard, nos deux voisins nous rejoignent. Wolfgang se dirige alors vers une petite armoire : un réfrigérateur. Il en actionne la poignée et nous découvrons plusieurs pots sur les clayettes. Il en choisit un rempli de petits grains noirs.

— C’est quoi ? je lui demande, méfiante.

— Du caviar, répond Pythagore. Ce sont des œufs de poisson.

C’est petit, rond, et noir. Je croyais que les œufs de poisson étaient blancs. Je renifle prudemment : cela sent bon. Je trempe ma patte dans le petit pot et la porte à l’extrémité de ma langue. Je goûte. Les petites boules éclatent sous mes molaires et libèrent un jus délicieusement gras et salé. La sensation gustative provoquée par cet aliment est vraiment nouvelle. C’est même meilleur que les croquettes. J’en reprends. Plus j’en mange, plus j’apprécie ce goût très particulier. Jamais je n’ai avalé quelque chose d’aussi délicieux.

Pythagore aussi a l’air de se régaler de ces œufs noirs, et nous nous goinfrons bientôt tous de cette nourriture humaine de luxe.

Le caviar, j’adore ! Je ne veux plus manger que ça.

Je me lèche les babines.

Je suis fière d’être chatte et d’avoir accompli ce que j’ai accompli.

Je suis fière d’avoir compris ce que j’ai compris : tout est connecté à tout, et les frontières de la matière ne sont que des croyances subjectives.

Alors que le jour se lève, nous nous endormons tous les quatre blottis les uns contre les autres, le goût du caviar persistant dans nos bouches et le souvenir de la fantastique bataille des Champs-Élysées dans nos mémoires.

Je suis heureuse.

J’aime Pythagore.

Je m’aime.

J’aime le caviar.

J’aime l’Univers.

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