27 Sur les bords du fleuve

Qui suis-je ?

Ne suis-je qu’une chatte actuellement en grand danger ?

La prise de conscience du pouvoir de ma pensée tend à me faire fuir de mon corps pour me diluer dans l’Univers.

Est-ce bien ? Est-ce mal ?

Plus j’y pense, plus je comprends que ce serait une erreur.

Si je ne suis plus « confinée », mon esprit risque d’avoir beaucoup de difficulté à agir sur la matière.

Les rats gagnent du terrain mais la camionnette a ralenti pour faire demi-tour, et la portière arrière s’est ouverte en arrivant à ma hauteur.

— Monte ! hurle Pythagore.

La main de Nathalie me soulève, et la portière claque avant que le moindre rat n’ait pu tenter de sauter dans l’habitacle. Mon esprit revient d’un coup dans mon corps. Le véhicule accélère et se dégage sans mal de ses poursuivants.

— Merci de ne pas m’avoir abandonnée.

— J’ai encore besoin de toi et je crois que ta servante tient aussi beaucoup à te garder vivante auprès d’elle.

En effet, cette dernière me caresse et répète mon nom avec affection. Je ronronne presque sans y faire attention.

Après toutes ces émotions, se sentir aimée est un soulagement, même si ce n’est pas de la bonne manière ni par les bonnes personnes.

Je me regarde dans le reflet du rétroviseur et constate encore une fois que mon enveloppe charnelle est plutôt attrayante. Je comprends qu’ils aient fait marche arrière pour me récupérer. Je suis vraiment très belle.

Qu’a dit Pythagore ?

« J’ai encore besoin de toi. »

Je crois que l’Univers a un projet qui me concerne et chaque jour ce projet se révèle plus clairement. Certains êtres sont là pour me le rappeler lorsque je l’oublie.


Notre convoi comprend une vingtaine de véhicules dans lesquels s’entassent une centaine de jeunes humains et du matériel : tentes, armes et outils.

Nous évitons le périphérique et prenons les quais qui longent la Seine. À l’avant, un camion tout-terrain dont le pare-chocs est surmonté d’une grosse pièce de métal triangulaire (Pythagore me dira plus tard qu’il s’agit d’un soc de charrue) ouvre la voie, dégageant les voitures et les gravats pour les faire basculer dans l’eau noire du fleuve.

Je n’aime pas fermer la marche dans une procession. J’ai toujours peur qu’en cas de problème, ceux à l’avant continuent malgré tout d’avancer sans s’apercevoir que je ne suis plus là.

Notre chauffeur doit avoir la même inquiétude car il double toute la file pour se placer juste derrière le camion de tête, qui est bientôt obligé de stopper à cause du surnombre de carcasses qui obstruent la voie. Notre camionnette s’immobilise et je n’aime pas ça. Pythagore actionne le bouton d’ouverture de la vitre, pour mieux examiner la situation.

Alors que nous sommes forcés d’attendre que l’obstacle soit dégagé, il me semble que les rats autour de nous se font de plus en plus nombreux.

— Une histoire médiévale met en scène des rats, me raconte le siamois, Le Joueur de flûte de Hamelin. Elle est inspirée d’une histoire vraie survenue en 1284 dans cette ville de Hamelin, en Allemagne. Dans la légende, cette cité fut brusquement envahie par des milliers de rats qui ravagèrent tout. La population dépérissait et commençait à manquer de nourriture. Les habitants ne trouvaient aucune parade pour lutter contre ces envahisseurs. Un jour, un homme se présenta et proposa de sauver la ville en échange de mille écus d’or. Le maire accepta et l’étranger prit sa flûte, se mit à jouer un air envoûtant, charma les rats qui le suivirent et les amena jusqu’à la rivière où tous se noyèrent. Cependant, bien que la ville ait été sauvée, le maire refusa de lui payer la somme promise et les habitants de Hamelin, oubliant le service rendu, chassèrent le joueur de flûte avec des pierres en se moquant de lui et en minimisant la menace qu’avaient constituée les rats. Le musicien promit de se venger. Il revint quelques jours plus tard et, profitant de la nuit, il joua de la flûte et attira cette fois tous les enfants de la ville qu’il conduisit à la rivière, où ils se noyèrent à la suite des rats.

Je dois avouer qu’après ce qui est arrivé à mes chatons, cette histoire me ravit. Cela me semble une manière intéressante de se venger des ingrats.

— Ces contes que les humains se transmettent leur permettent de garder en mémoire les épisodes du passé où ils ont dû affronter des catastrophes.

— J’aime bien quand tu me racontes des histoires, Pythagore.

— J’aime bien en raconter, avoue-t-il. Peut-être suis-je né pour raconter celles des humains aux chats…

— En commençant par moi ?

— Toi, tu as cet avantage : tu sais écouter et tu sais apprécier. Tous les chats ne sont pas comme toi.

Je repense en effet à Félix qui était blasé, ne s’intéressait à rien, n’avait aucune ambition, et du coup, n’attendant que peu de choses de la vie, n’en a reçu que peu.

Finalement, pour dégager le bouchon, les jeunes humains dégainent des tubes que Pythagore nomme « bazookas ». Le passage est libéré dans une explosion et le convoi reprend son chemin.


Nous rejoignons quelque temps plus tard le reste de nos congénères restés dans le palais de l’Élysée.

Angelo, cette fois-ci, me fait la fête. Je remercie Esméralda de l’avoir gardé. Je remarque que le nombre de chats présents a doublé et je reconnais même Nabuchodonosor dans la foule. Il a dû avoir vent de notre victoire et a préféré faire demi-tour pour nous rejoindre.

Quand les humains du convoi découvrent ce qu’il y a derrière les murs de béton et la porte d’acier de l’abri antiatomique présidentiel, ils n’en reviennent pas.

Ils ouvrent les boîtes de conserve et débouchent les bouteilles dont le contenu nous était jusque-là inaccessible. Ils récupèrent des caisses d’aliments, des armes, des combinaisons et des masques de protection (de meilleure qualité que ceux qu’ils utilisaient), font le plein de munitions, de médicaments et de matériel de chirurgie avec lequel ils commencent à soigner les blessés.

Au bout de deux ou trois heures, tout ce que contenait l’abri est entassé dans les camions et les voitures. Le convoi se reforme et nous reprenons la route pour rejoindre l’île aux Cygnes. Angelo, Wolfgang et Esméralda viennent avec nous dans la camionnette. Les autres chats et le lion suivent en trottant.

J’avertis Hannibal que, pour l’instant, il vaut mieux éviter de dévorer les enfants humains car ils sont nos alliés contre les rats.

J’estime que nous sommes désormais près de trois cents chats en plus de la centaine d’humains. Une belle petite troupe.

Pythagore utilise son Troisième Œil pour guetter, par le truchement des caméras vidéo municipales, les regroupements de rats. Par chance, ces derniers n’ont pas encore eu le temps de reconstituer une armée suffisante pour oser nous attaquer.

Notre procession rejoint bientôt les quais du fleuve. Le camion brise-glace ouvre la voie dans la ferraille et les débris de ciment et de béton.

Pythagore observe lui aussi le décor extérieur.

— Nous avons bien fait de partir, dit-il.

— Ils étaient sur le point de nous attaquer ?

— Ils sont de plus en plus nombreux à se regrouper aux alentours. Un rat plus gros que les autres se tient sur ses pattes arrière pour galvaniser la foule de rats, il me semble l’avoir vu durant la bataille des Champs-Élysées.

— Le roi des rats ? Je l’ai baptisé Cambyse, et j’ai bien failli l’avoir.

— Il tente de rallier encore plus de rats à sa cause. Désormais, des hordes de rongeurs convergent vers la capitale depuis les banlieues. Ils sont déjà cent fois plus nombreux que nous.

— Combien de temps nous reste-t-il selon toi ?

— Avançons et nous verrons bien.

Il a bien dit « cent fois plus nombreux que nous » ?

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